François Bayrou © Jacques Paquier Flickr

Crise de la représentation : un peuple introuvable ?

«Un long discours sans légitimité démocratique » : c’est en ces termes que le député de la France insoumise Manuel Bompard commentait le discours de politique générale de Michel Barnier le 1er octobre dernier. À l’heure où nous écrivons, François Bayrou n’a pas encore pu se prêter à l’exercice, mais parions ensemble qu’un accueil semblable lui sera réservé par un nombre important des élus qui sévissent sous les ors du palais Bourbon. Le gouvernement n’est pas légitime, assènent nombre de ceux que « le peuple » a envoyé siéger en son nom. Eux en revanche, représentants de la nation, détiendraient les attributs de la légitimité démocratique, car c’est la main des électeurs tenant le bulletin de vote qui a elle-même ceint l’écharpe tricolore autour de leur cou. Ils le chantent sur tous les tons. Et cette petite musique qui monte, monte, monte, constitue désormais bien plus qu’un discret bourdonnement de fond : c’est la mélodie dominante, et la période actuelle ne cesse de grossir les rangs de l’orchestre qui la joue.
Ces députés ouvrent donc de grands yeux horrifiés face au fossé qu’ils voient se creuser entre les gouvernants et les citoyens. Et si c’était là une lamentation de pleureurs qui se dé­solent sur la paille qui encombre l’œil de l’exécutif au lieu de s’atteler à dégager la poutre qui aveugle le personnel politique plus largement, à commencer par le législatif ? C’est en tout cas ce que semble indiquer un récent sondage IPSOS : les Français sont légion à penser que nos politiques sont corrompus (83 %), non représentatifs (78 %), et qu’ils agissent pour leurs intérêts personnels (83 %). Seuls 14 % ont désormais confiance dans les partis, et 22 % dans les députés. Le fossé qui devrait concentrer sur lui l’essentiel de notre inquiétude et de nos soins est donc celui qui sépare la classe politique du corps politique.

Un peuple porté disparu

Il faut dire que notre régime politique est fondé sur le mécanisme de la représentation, et que cet outil est sérieusement abîmé, risquant d’entraîner dans sa chute tout l’édifice démocratique. Deux causes notamment travaillent à détruire le grand artifice de la représentation. La première réside dans la fin de l’alternance de partis majoritaires qui puissent se succéder aux affaires ; les partis dits de gouvernement se sont concentrés en un bloc central capable de s’entendre sur un programme européen et libéral (à quelques nuances près) et, surtout, capable de gouverner ou légiférer sans avoir besoin d’être « représentatif », et désormais incapable de rassembler une majorité de Français – d’où la paralysie actuelle.
La seconde, plus souterraine, plus fondamentale, plus grave encore, tient à la sape de la base même de la représentation : un peuple désormais introuvable, un peuple porté disparu. « À travers la colère d’être mal représenté se fait jour l’angoisse de ne plus être représentable – de ne plus être un peuple, ou de moins en moins, que l’on entende ce beau mot de “peuple” en son sens social ou en son sens national », écrivait Pierre Manent dès 2006 (1). Des institutions représentatives supposent un peuple à représenter. Un peuple, une nation, avec sa consistance propre, son principe d’unité, ses caractères spécifiques, formant un tout constitué, et non une simple population, une foule, un agrégat d’individus. Hélas, notre démocratie a suivi l’itinéraire que Tocqueville avait prédit avec deux siècles d’avance : l’individualisme, le jugement par lequel chacun affirme son autosuffisance, a engendré une dynamique d’isolement du reste de la société, une attitude de retranchement de chacun sur sa sphère privée, sur ses intérêts économiques, sur ses proches, sur la « petite société à son usage », et une indifférence presque invincible à la chose publique. Se détournant peu à peu de tout souci du bien commun, le corps politique s’est disloqué. L’archipélisation que décrit J. Fourquet n’est pas qu’une réalité sociale : elle est devenue une réalité politique, et, arrivés au bout de cette décomposition, le peuple peine à exister autrement que dans nos discours. Comment s’étonner alors que la représentation soit si mal en point ?

La victoire des intérêts particuliers

Un engrenage délétère s’enclenche alors : si le corps politique se désagrège, si plus aucun projet commun, si plus aucune finalité n’a assez d’autorité ou d’attraction pour réunir autour de soi les membres de la nation, la nature ayant horreur du vide, les intérêts particuliers deviennent rois et peuvent diriger tyranniquement les esprits, sans craindre d’être contrariés par une force concurrente. Chacun pour soi. Chaque parti pour lui-même. De sorte que l’avenir des premiers ministres qui défilent sur le perron de Matignon n’est déterminé en rien par le courage, la justice ou la pertinence de leur action politique, et en totalité par l’intérêt que pensent avoir tel et tel groupes politiques à le maintenir à ce poste ou non. Ce que perçoivent très bien les citoyens, et ce qui rend fort intelligibles les résultats alarmants du sondage. 
L’urgence n’est pas à décortiquer chaque détour et chaque recoin de la crise actuelle, ce serait en rester à l’écume des choses. La situation nous requiert, et exige que nous fassions porter nos efforts sur la cause profonde : la dissolution du peuple. Seul serait à la hauteur des événements l’homme politique qui mettrait tout en œuvre pour rebâtir une nation, pour retrouver le sens de l’action, le goût d’exister et d’agir ensemble, pour redonner force et vie aux pierres d’angle de notre civilisation (rapport au temps fléché vecteur d’espérance, importance accordée à l’idée de vérité, à la liberté personnelle, à la place de la personne comme distincte du groupe, à la conscience morale et à la responsabilité, pratique du doute…) (2) et aux traits particuliers de notre nation française, notamment son empreinte chrétienne.

Élisabeth Geffroy

  • (1) Pierre Manent, La raison des nations, Gallimard, 2006, p. 54.
  • (2) Cf. Chantal Delsol, Les pierres d’angle, Cerf, 2014.

© LA NEF n°376 Janvier 2025