Munich - 1938 © Bundesarchiv-Wikimedia

Munich 1938 : l’occasion manquée

Diplomate et écrivain italien, Maurizio Serra, membre de l’Académie française, vient de publier Munich 1938, un ouvrage passionnant et érudit qui décrit dans le détail les acteurs, ainsi que le contexte, le déroulement et les conséquences de cet accord. Il le fait sans jugement moral et avec une liberté d’esprit devenue rare. Un grand livre ! Entretien.

Tout d’abord qu’appelle-t-on l’« accord de Munich » du 29 septembre 1938 conclu entre Hitler, Chamberlain, Daladier et Mussolini ?
Maurizio Serra – L’accord officialise l’annexion des Sudètes par l’Allemagne. Il s’agit d’un accord bâclé, très mal écrit, d’une petite page avec des annexes. Les annexes sont plus importantes que l’accord à mes yeux, parce que les annexes sont la tentative de freiner ou de retarder ce que l’accord a fait. Pour Hitler, ce devait être la fin de la Tchécoslovaquie indépendante et démocratique issue des traités de paix de la Grande Guerre par la volonté, surtout, de la France. Et pour les autres participants, au contraire, c’était l’occupation des Sudètes qui amputait donc la Tchécoslovaquie de cette région très importante mais ne décrétait pas nécessairement la fin de cette jeune nation.

Pourquoi Hitler voulait-il la fin de la Tchécoslovaquie indépendante et démocratique ? Que cherchait-il réellement ?
Dans cette affaire, Hitler a su déployer avec une rare démagogie une propagande très efficace qui a réussi à convaincre nombre d’esprits que les Sudètes étaient peuplés d’Allemands. Dès lors, son leitmotiv était le retour dans la mère patrie des Allemands des Sudètes. Or, ces derniers étaient des germanophones qui n’avaient jamais été ni citoyens, ni sujets allemands. Ils avaient été des sujets d’ailleurs très disciplinés de l’Empire austro-hongrois. De plus, contrairement à ce qu’affirmait la propagande nazie, il n’y avait pas que des germanophones dans les Sudètes. Les germanophones représentaient environ 70 % de la population des Sudètes. Donc, ce n’était pas du tout une population aussi homogène qu’on le prétendait. En plus, ces germanophones contenaient une minorité socialement importante de Juifs (5 à 8 %). Qui, d’ailleurs, devront fuir avec les non-germanophones après l’accord de Munich en quelques heures, dans des conditions épouvantables. En conséquence, il n’y avait pas du tout un droit de regard de l’Allemagne sur un territoire que les traités de paix avaient attribué à un État indépendant. Mais la propagande et la démagogie ont fait en sorte que même l’Anglais Chamberlain a été convaincu que les Sudètes étaient allemands.
Le véritable but de Hitler, cependant, n’était pas du tout la défense de ces trois millions et demi de germanophones des Sudètes dont peu lui importait le sort. Et qui seront d’ailleurs classés, de même que les Autrichiens et les ressortissants de Danzig, comme des Auslandsdeutsche, des Allemands de seconde zone. Ce qui l’intéressait était le butin militaire qu’offraient les Sudètes qui avaient fourni 70 % de l’armement austro-hongrois dans la Grande Guerre. La Tchécoslovaquie était le pays le plus et le mieux armé d’Europe centrale et un tiers des chars qui déferleraient sur la France quelques mois plus tard provenaient des usines Skoda.

Y avait-il un réel risque de guerre en septembre 1938 ?
Le risque de guerre peut toujours exister, bien sûr, dans des conditions de grande tension internationale. Mais cette affaire est surtout un bluff de Hitler. Son entourage proche (Göring, Goebbels) se demandait si le bluff n’allait pas trop loin. L’Allemagne de 1938 d’avant Munich n’était pas en condition, comme elle le sera plus tard, pour résister à une forte opposition franco-anglo-tchèque. Et c’est là que la défaillance des deux démocraties est, face à l’histoire, vraiment grave.

Voulez-vous dire qu’au moment de Munich, si la résistance franco-anglo-tchèque avait conduit à la guerre, les démocraties auraient pu l’emporter à coup sûr ?
Évidemment, nous sommes dans les hypothèses, parce que cela ne s’est pas produit. Mais alors qu’il y a un grand scepticisme en France, un scepticisme dans les milieux militaires anglais, quoique moins fort qu’en France, les Tchèques, eux, disent : « Nous allons résister. » La vaillante armée tchèque, qui d’ailleurs avait été en grande partie formée par la France au début des années 1920, est en condition de résister si elle est équipée, si elle est aidée. Et ne parlons pas du côté soviétique, parce que cela en aurait aussi ajouté. Car si la France intervenait en soutien à la Tchécoslovaquie, la Russie soviétique, selon les deux accords jumeaux que Laval avait concoctés en 1935, devait également intervenir, au moins avec le soutien de son aviation, à défaut de troupes au sol, car ni la Pologne ni la Roumanie n’auraient permis à l’Armée rouge de traverser leur territoire, l’URSS n’ayant pas de frontière commune avec la Tchécoslovaquie. Donc à ce moment-là, Hitler était coincé. Mussolini n’aurait rien fait pour lui venir en aide : cette vision très anglo-saxonne des deux dictateurs, Hitler et Mussolini, arrivant à Munich la main dans la main, est tout à fait fausse – c’est une des thèses de mon livre. À ce moment-là, Mussolini n’avait pas encore choisi le camp nazi.

La paix était donc possible à ce moment-là, j’entends une paix dans la fermeté, sans céder à Hitler ?
En fait, la paix était devenue impossible, dès lors que Daladier et Chamberlain se rendaient à Munich prêts à signer n’importe quoi.

Vous montrez que l’accord était quasiment décidé à l’avance, seul Mussolini ayant essayé de l’infléchir…
L’accord était pratiquement décidé à l’avance. Mussolini ne s’intéresse pas du tout au sort de la Tchécoslovaquie, n’en faisons pas un défenseur de ce malheureux pays. Ce qu’il cherche, après l’humiliation de l’Anschluss, c’est éviter un nouveau déferlement allemand vers l’Europe centrale. Il est dans cette affaire plutôt du côté franco-anglais. C’est la raison pour laquelle il crée toutes ces sortes d’annexes censées retarder l’inévitable, avec un manque total de soutien de Chamberlain et Daladier. Mussolini est déçu par l’attitude des Anglais et des Français, et cela ne fera que l’orienter vers l’Allemagne.

En quoi Staline, absent, a-t-il été le vainqueur de Munich ?
Je suis d’accord avec les historiens qui considèrent Staline comme le véritable vainqueur de Munich. Parce que présent, il n’aurait fait que de la figuration. Les Russes avaient une position favorable à la Tchécoslovaquie définie par les deux accords de 1935, audacieux et intelligents, élaborés par Laval : l’accord franco-russe et l’accord russo-tchèque. Mais ils ont une faiblesse : l’Union soviétique ne s’engageait en faveur de la Tchécoslovaquie que si la France elle-même intervenait. Or, dès lors que l’on savait que la France n’interviendrait pas, l’Union soviétique ne pouvait rien faire et ne pouvait peser à Munich. Ainsi, c’était l’intérêt de Staline de ne pas y aller ou de n’y être pas représenté. Absent, il a toute latitude pour se mettre dans une posture morale en disant que les signataires de l’accord de Munich ont trahi la Tchécoslovaquie. D’ailleurs, il l’aurait lui-même trahie comme il a trahi la Pologne avec l’accord germano-soviétique d’août 1939.

L’argument de Maurras et d’autres était de dire qu’il fallait être fermes tant que nous étions plus forts (au moment des premiers abandons face à Hitler en 1934-1935), puis conciliants quand le rapport de force s’est inversé, qu’un « sursis » était alors nécessaire ; mais vous nous avez dit qu’en septembre 1938, ce sont les démocraties qui étaient plus fortes que l’Allemagne : comment expliquer cette illusion du « sursis » alors que le temps jouait à l’évidence en faveur du réarmement allemand ?
Pour le comprendre, il faut revenir en arrière à propos de l’opinion française sur la Tchécoslovaquie. La Tchécoslovaquie démocratique qui naît en 1918 est l’enfant chéri de la France. Elle est tenue sur les fonds baptismaux des traités de paix, principalement par la France. Et la diplomatie française fait de la Tchécoslovaquie le pivot de la « triple entente » avec la Roumanie et la Yougoslavie pour peser politiquement en Europe centrale et dans les Balkans. Dans les années 20, l’opinion est donc très favorable à la Tchécoslovaquie, fortement liée à la France. Dans les années 30, la Tchécoslovaquie devient de moins en moins populaire dans l’opinion française : à droite, elle apparaît comme la création d’un radical-socialisme républicain français et franc-maçon ; à gauche, on lui reproche son anti-communisme. Et si les communistes français voteront contre l’accord de Munich, L’Humanité et les journaux de gauche attacheront plus d’importance à la guerre en Espagne qu’au lâchage de la Tchécoslovaquie.
Cela étant, il y a néanmoins un fort embarras pour les gouvernements qui se succèdent. Daladier sait que la France est tenue par l’accord franco-tchécoslovaque de 1924 qui lui impose de défendre ce pays en cas de menace, ce qui n’est pas le cas de l’Angleterre qui n’a aucune obligation envers ce pays. Mais l’opinion française (comme anglaise) aspire à la paix et n’est pas prête de « mourir pour les Sudètes ».
L’illusion du « sursis », cependant, est peut-être plus présente dans les milieux anglais que français. Les Anglais ont la conviction que Hitler veut juste réintégrer les Allemands qui sont en dehors de ses frontières : hier ceux de l’Autriche, aujourd’hui ceux des Sudètes, demain peut-être ceux de Dantzig, mais cela s’arrêtera là. Erreur fatale ! En France, on ne sait pas trop pourquoi il faut gagner du temps, car si l’opinion, euphorique, croit, après Munich, que la guerre s’éloi­gne, Daladier et les plus lucides comme Paul Raynaud se rendent compte que la guerre, au contraire, se rapproche. C’est donc une illusion qu’on veut faire circuler, mais qui n’a aucun sens véritable ; et d’ailleurs, de concession en concession, Hitler, au lieu de devenir plus apaisant, devient toujours plus agressif et exigeant.
Parmi les plus lucides anti-munichois on retrouve des intellectuels catholiques éclairés, tels que Bernanos, Maritain ou Mounier.

Comment peut-on pratiquer une telle politique de l’autruche dans un contexte aussi dramatique ? Ces gens-là savaient bien que Hitler allait exiger toujours plus, et que la guerre était donc inévitable…
Daladier durcit le ton après Munich, parce que, tout ondoyant qu’il ait été avant, il se rend compte vraiment à son retour, non seulement de la diminution de la France, mais du fait que le risque de guerre est certes retardé, mais pas du tout écarté. C’est le moment où, en récupérant aussi le portefeuille de la Défense et de la Guerre, avec Paul Reynaud qui devient ministre des Finances, il commence quelque peu à réarmer et moderniser l’armée, nécessités qui avaient été retardées par les précédents gouvernements – on a reproché à Pétain quand il était ministre de la Guerre en 1934 et au général Gamelin, chef d’État-Major des Armées, leur inaction. Mais cet effort ne sera pas suffisant quand la guerre éclatera en 1939.
Du côté des Munichois, le principal responsable est Georges Bonnet, ministre des Affaires étrangères, pour lequel la Tchécoslovaquie ne compte plus. Ce qu’il veut, c’est construire autour de la Pologne la résistance française à Hitler à l’Est. Il sera cependant très déçu par l’attitude des Polonais qui essaient de jouer sur les deux tableaux…

Comment résumeriez-vous la position de Roosevelt et des États-Unis dans cette affaire de Munich ?
Roosevelt a essayé de contourner l’isolationnisme de son pays pour faire comprendre qu’il fallait se remettre dans le chemin de l’aide aux démocraties européennes. Mais il devait le faire avec les moyens que lui consentait le Congrès, c’est-à-dire fort peu. Lui-même avait été élu sur un programme isolationniste et le Congrès était sur cette ligne, sa marge de manœuvre était donc très faible. De toute façon, les États-Unis, à ce moment, ne pouvaient intervenir dans les affaires européennes, ce qui laissait la voie libre à Hitler.

Munich est devenu synonyme de capitulation : qu’est-ce que cela vous inspire, quelles leçons en tirez-vous ?
Certes, c’est de la capitulation, mais le problème, à mon avis, est un autre. Le problème de l’historien n’est pas de juger, mais de présenter les faits de la façon intellectuellement la plus honnête possible. Avec Munich, il y a un vrai sujet de réflexion qui concerne nos démocraties. Parce que critiquer des personnages historiques comme Chamberlain ou Daladier nous fait oublier que c’étaient des dirigeants – peut-être de trop modeste envergure pour les enjeux qu’ils devaient affronter – élus démocratiquement et soutenus alors par la grande majorité de leurs opinions publiques. Si ces deux chefs d’État avaient dit : « Nous allons en guerre contre l’Allemagne pour la Tchécoslovaquie », les opinions publiques française et anglaise les auraient-elles suivis ? Pour les dictatures, c’est facile de décider, mais en démocratie on ne peut faire l’économie de l’analyse de ce qui est possible et de ce qui ne l’est pas.

« Les conférences de Yalta et de Postdam répliqueront la logique d’airain de Munich sur le partage du continent : les “grands” décident pour les “petits”, qui n’ont toujours qu’à courber le dos », écrivez-vous : comment expliquer cette arrogance des « grands » ?
Le système onuséen instauré après les conférences de Yalta et Potsdam, malgré toute la faiblesse qu’il manifeste, demeure néanmoins, même dans les crises auxquelles nous assistons de nos jours, le seul élément de multilatéralisme et de démocratie dans les relations internationales que nous ayons à disposition. On ne supprimera jamais la logique des rapports de force.

Propos recueillis par Christophe Geffroy

  • Maurizio Serra, Munich 1938. La paix impossible, Perrin, 2024, 400 pages, 24 €.

© LA NEF n° 376 Janvier 2025