« Je n’aime point céans tous vos gens à latin,
Et principalement ce monsieur Trissotin. »
Molière, Les Femmes savantes, II, 7, 609-610.
Tout est dit avec la diatribe adressée par Chrysale à sa sœur, « femme savante » : associations d’idées et ressentiment perdurent envers le latin, moins envers le grec. Mais voilà, Chrysale dénonce le latin sans savoir qu’il … parle latin (gens retient la polysémie de gens) : que nous le voulions ou non, le latin nous précède.
On peut déplorer l’effondrement des études classiques (à part les classes préparatoires aux grandes écoles littéraires), mais dans un autre effondrement, affectant la connaissance de la langue française, selon les enquêtes du ministère de l’Éducation nationale. D’où vient ce déclin ? Les raisons sont diverses, engageant l’histoire culturelle, celle des institutions scolaires et des rapports particulièrement entre langue française et latin. Refus d’héritage : retirer à l’enseignement du français et de sa littérature sa respiration latine. Car le latin est « signe de » comme le développa Françoise Waquet dans Le latin ou l’empire d’un signe, XVI e-XXe siècle : « La ‘question du latin’ dans l’Occident moderne fut-elle une pure question linguistique ? […] Ne relevait-elle pas d’un ordre de choses plus complexe qui se cristalliserait autour du statut que les hommes du temps reconnurent à cette langue ? », selon « les usages que l’on fit du latin et les discours que l’on tint à son sujet. » (1). Existe-t-il une autre discipline assignée à être « signe » de collusion avec un passé et des pouvoirs honnis ?
« Langue morte », « langue vivante », « langue de culture ».
On devrait graver sur les murs de l’Éducation nationale cette phrase irréfutable : « Nous avons avec les textes anciens le cas le plus extrême d’un éloignement au cœur même de ce qui est familier. » (2) Sortis de l’usage parlé, latin et grec sont-ils pour autant « langues mortes » ? Appliqués étourdiment aux langues, mort et vie sont-ils symétriques ? La question exigerait de remonter à l’émergence de cette opposition, en France vers la seconde moitié du XVIe siècle et le XVIIe siècle : ce qui est stable, le latin appris par une grammaire close, étalon du français pour mettre à l’abri des mutations, et ce qui est appris par l’usage qui évolue. Le premier dictionnaire de l’Académie (1694) énonce : « On appelle langue morte et grammaticale, celle qu’un peuple a parlée, mais qui n’est plus en usage que dans les livres ». Latin surtout et grec furent et sont langues de savoir dans toute l’Europe, et à ce titre en usage (comme dans la transmission des Écritures).
Clichés tenaces et refus d’héritage.
Un héritage s’accepte ou se refuse. Tout dépend de la volonté du légataire. Le romain Boèce au début du VIème siècle, auteur de l’admirable Consolation de la philosophie, se proposa de traduire en latin Platon et Aristote en entier : il pressentait que la connaissance séculaire du grec par l’élite romaine allait dépérissant. « L’héritage antique », longue histoire non d’une transmission quiète d’un bien assuré, plutôt inquiétude devant la précarité, le péril de mort d’un objet perçu comme étranger : geste que l’on appelle une « renaissance ».
Et chez les « acteurs » de l’éducation ? Un retour en arrière serait nécessaire, à rebours du « présentisme » dont souffrent les langues anciennes, présent selon François Hartog « omniprésent (comme on dit omnivore), s’imposant comme seul horizon possible et valorisant la seule immédiateté » (3). La marginalisation du latin, il faut aller la chercher autour de la réforme de 1902, un baccalauréat sans latin, avec Gustave Lanson promoteur des « humanités modernes » au nom de « l’adaptation à la société nouvelle ».
L’enseignement du latin a pu être rébarbatif : hypertrophie grammaticale, ignorance de sa vitalité du Moyen Âge à la fin du XIXème siècle dans tous les domaines. Mais ses adversaires entretiennent des clichés de vétusté pédagogique, quand tant de professeurs sont parmi les plus inventifs pour former des élèves de tous milieux, contrairement à l’image, colportée par un propos naïvement sociologisant, d’une langue complice de ségrégation sociale. Le latin, langue de l’impérialisme romain comme de la domination de l’Église.
Marginalisation par l’institution : les langues anciennes dérangent.
Dépourvues de visée utilitaire, les langues anciennes sont des liberales artes, « activités propres à l’homme libre », statut fossile dans un contexte consumériste. Les rares proclamations ministérielles reconnaissant le lien essentiel au latin sont suivies de décrets qui en fragilisent de diverses manières la place dans les programmes, à quoi s’ajoute de toute façon l’autonomie des établissements, libres de leur offre d’options, l’emploi du temps dissuasif – pour éviter des « classes d’élite », les latinistes sont dispersés, le créneau horaire commun reporté à 17h… Dispersion catastrophique : comment coordonner français et latin ? « Latin » ? Les programmes donnent à la civilisation romaine une place importante au collège, pas exclusive de la langue et des textes, mais pour ne pas faire peur, on exige fort peu de connaissances grammaticales : un élève persévérant jusqu’au baccalauréat reste d’une ignorance crasse.
Trois genres grammaticaux, cinq déclinaisons : apprendre du latin, c’est placer un adolescent en situation d’insécurité insupportable. Car le cours de français, lui, est devenu un dressage sécurisant pour élèves et parents consommateurs : sous le mot flatteur de « méthode » un formalisme effréné désamorce l’étrangeté foncière du texte littéraire à coups de besogneux relevés dont la littérature ne se relève pas. Il est urgent de redonner son plein de savoir et de saveur à un enseignement du français couplé à celui du latin. Ainsi du colloque de ALLE, « Association pour le Latin dans les Littératures Européennes » au Sénat en juin dernier, « Le latin, un bien commun, pour un latin obligatoire » au collège, désencombré de tout ce qui l’a alourdi inutilement. Oralité incontrôlée, verbosité déstructurée font rage, ruineuses pour l’écrit, qui peuvent être soignées par ce latin où les liens sont signifiés non par l’ordre des mots mais par leurs indicateurs de fonction, obligeant à attendre ce qui est différé, relier ce qui n’est pas en contact immédiat, discipline hors pair.
Le « sous-entendu latin ».
Le latin n’est pas n’est pas une « option », il nous précède. Écoutons George Steiner : « Il serait difficile d’interpréter avec cohérence la rhétorique des littératures européennes, les notions fondamentales du sublime, de la satire, du rire qu’elles incarnent sans avoir nettement conscience du ‘sous-entendu latin’ […], soit d’intimité soit de distance, entre l’écrivain de langue vulgaire et son monde latin. » (4) Sa présence dans les dessous de notre langue permet de ressaisir le français que l’on a pu définir comme « latin des modernes », non langue maternelle, mais langue mère.
Et pour le peuple de Dieu ?
Qu’un prédicateur cite un terme grec ou latin, c’est en s’excusant ! Le grec des Évangiles réactive sa charge concrète : le Verbe a pris chair, les mots pour le dire prennent racine. Cette concrétude désamorcée par la traduction liturgique, la frilosité des clercs en prive le peuple de Dieu. On finira avec Benoît XVI sur les « gentils » (gentes, « les nations »). Lors d’une visite justement « pastorale » dans une paroisse romaine, le 18 décembre 2005, il commentait « Je te salue, Marie » en citant le texte originel. Celui-ci en effet dit « Réjouis-toi », façon grecque de saluer, au lieu de la formule attendue en milieu juif, Shalom, « paix ». Pour Benoît XVI, le choix du grec portait un message tout nouveau de joie aux Grecs, qui dans le paganisme vivaient assujettis à la peur permanente de ne pas avoir honoré dans les formes une de leurs nombreuses « divinités en opposition l’une avec l’autre, sans jamais savoir comment se sauver de ces forces.» (5)
Patrice Soler
(1) Françoise Waquet, Le latin ou l’empire d’un signe, XVI e-XXe siècle, Paris, Albin Michel, 1998, p.10 et 11.
(2) Pierre Judet de La Combe et Heinz Wismann, L’avenir des langues. Repenser les Humanités, Paris, Éditions du Cerf, 2004, p. 20.
(3) François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Éditions du Seuil, 2003 et 2012, p. 17.
(4) George Steiner, Passions impunies, Paris, Gallimard, 1997 pour la traduction, p. 138.
(5) Benoît XVI, Méditations sur Noël, Paris, Salvator, 2006, p.30 et 32.
Nous vous recommandons :
Patrice Soler, L’invention de l’Orateur, Cicéron, Quintilien, saint Augustin, Gallimard, collection « Tel », 2021.
Cécilia Suzzoni et Hubert Aupetit dir., Sans le latin…, Mille et une nuits, 2012.
© LA NEF, le 28 janvier 2025, exclusivité internet – cet article vient compléter le dossier du n° de février 2025 sur la Grèce antique.