J. D. Vance © Gage Skidmore Flickr

J. D. Vance à Munich : ingérence en pays non gérés

« Je n’ai que trente-deux ans et n’ai encore rien accompli d’exceptionnel dans ma vie, je suis le premier à le reconnaître ; rien en tout cas qui justifie qu’un lecteur paie pour lire ce que j’ai à dire. (…) Je ne suis ni sénateur ni gouverneur, je ne travaille pas à la Maison-Blanche. » Ces lignes de J.D. Vance datent de 2016. Elles ouvraient son autobiographie, Hillbilly Élégie. Neuf ans plus tard, elles ont une saveur singulière. Neuf ans plus tard, nous n’avons pas eu à payer pour entendre ce que le même J. D. Vance avait à nous dire. Le 14 février dernier, J. D. Vance a regardé les Européens droit dans les yeux, et leur a parlé durement. Depuis, ses mots flottent dans l’air, et ne se dissiperont pas de sitôt. Ils sont appelés à rester. À coller à la peau de notre continent.

“Les pauvres ne portent pas de pyjamas.”

Avouons-le d’emblée, l’homme a quelque chose d’éminemment sympathique. Et pas simplement parce que lui et moi avons en partage d’espérer voir un jour les Bengals de Cincinnati gagner le Super Bowl. Pas simplement, même si c’est quantité moins négligeable, parce que nous mettons genou à terre devant le même Dieu et Seigneur. Son parcours de petit garçon né dans une famille pauvre de la Rust Belt, issu de la classe ouvrière américaine et d’un milieu où chômage, divorce, drogue et alcool se disputent le premier rôle, “promis à un avenir sombre”, ayant “failli succomber à la profonde colère et au ressentiment qui rongeaient tout le monde autour” de lui, finalement diplômé de Yale et devenu vice-président des Etats-Unis d’Amérique, a de quoi attirer sur lui nos élans les plus récalcitrants. D’autant qu’il reste profondément attaché aux siens, à ses racines, et que la fréquentation du beau monde ne semble pas l’avoir transformé. Ainsi réagit-il quand, sur une liste d’affaires à distribuer à des enfants défavorisés, il voit figurer des pyjamas : « Des pyjamas ? Les pauvres ne portent pas de pyjamas. Nous nous couchons en slip ou en jean. Aujourd’hui encore, l’idée même de porter un pyjama me fait l’effet d’enfiler une chose luxueuse et vaine, oui, parfaitement vaine, comme le caviar ou les machines à glaçons. » (1) Le tableau est séduisant, et, même si nous nous gardons d’idéaliser un homme que nous connaissons trop peu, nous aimerions beaucoup pouvoir dresser pareil portrait d’un dirigeant français. 

Froissés, ou reconnaissants ?

Mais venons-en au discours de tous les litiges. Beaucoup ont récriminé contre l’ingérence manifeste que constituait cette leçon donnée sans circonvolutions ni finesses diplomatiques par le deuxième homme de la nation américaine. À cela, il serait facile d’objecter d’une part que certaines de ses âmes offusquées ont l’indignation assez instable, et que les mêmes ingérences leur semblaient beaucoup plus digestes quand elles venaient d’un Barack Obama sermonnant les lois de restriction du port du voile ; d’autre part que l’Europe s’est hissée au sommet du classement mondial en matière d’ingérence, et qu’il ne se passe pas une séance plénière du Parlement européen sans que soit votée une liste de résolutions dont les thèmes varient du « rétrécissement de l’espace dévolu à la société civile au Cambodge » au « cas de maires turcs démis de leurs fonctions et arrêtés », en passant par « la répression constante exercée contre la société civile et les médias indépendants en Azerbaïdjan ». On peut regretter d’être mêlé à ce cirque, mais le fait est qu’il existe, qu’il est le nôtre, et il nous permet difficilement de monter sur nos grands chevaux quand un pays ami vient à son tour nous livrer ses remontrances. 
Mais je comprends que cette licence prise par J. D. Vance à notre encontre puisse cabrer, froisser ou déplaire – je partage ce réflexe premier. Ce que je comprends moins, c’est qu’on puisse s’arrêter à cette irritation au point de lui laisser le dernier mot. Que disait J. D. Vance en substance ? Que les dangers qui nous menacent le plus viennent de l’intérieur plus encore que de l’extérieur ; que nos démocraties sont en plein délitement, que la pierre de fondation qu’est la liberté d’expression est bien triste état, que les élites se sont coupées du peuple et ostracisent certaines voix qui le représentent pourtant ; que nous ne savons plus clairement ce que nous voulons défendre et la vision que nous voulons porter ; que l’immigration de masse est le défi le plus urgent que nous ayons à affronter, et qu’à ce sujet les politiques ne peuvent continuer à prendre des décisions allant contre l’avis fondamental des peuples. Chacune de ses alarmes est vraie, grave, et urgente. Tellement urgente qu’il n’est plus temps de s’émouvoir outre-mesure des circonstances, de l’émissaire, de l’art et la manière. Tellement urgente qu’on ne peut plus se payer le luxe de faire la moue en marmonnant sur la nationalité du messager pour mieux ignorer le message. Quand quelqu’un vient vous arracher au sommeil en criant au feu et que la fumée envahit déjà vos narines, le premier réflexe sain est de vous réjouir que quelqu’un vous ait sorti de la torpeur, de vous concentrer sur l’incendie en cours, et non de regretter que le lanceur d’alerte soit le voisin bruyant du premier étage. Pour ma part, j’étais infiniment reconnaissante à J. D. Vance d’avoir amicalement secoué nos pays endormis. 

De la vraie politique

J. D. Vance « n’est pas parvenu à articuler une seule idée » (2) : voici une autre critique qu’on aura beaucoup entendue.On sourirait presque devant l’ironie de la situation, car il faut voir de qui émanaient ces avis… On peut ne pas partager les vues de J. D. Vance, mais le moins qu’on puisse lui reconnaître est – en général – d’avoir une vision anthropologique et politique bien élaborée, et – ici en particulier – d’avoir hissé son discours à une hauteur de vue qu’on ne rencontre plus guère chez ceux qui nous dirigent, qui ont le nez collé à leur feuille, qui ont même oublié qu’un au-delà de leur feuille existait. On attendait J. D. Vance sur des considérations sécuritaires tactiques, sur des mesures techniques, et justement l’événement a consisté à ce qu’il choisisse plutôt de parler de politique. Tel est le fait de ce discours : l’irruption de la politique. Qui voulons-nous être collectivement, « qui peut faire partie de notre société commune » (3), que défendons-nous, quels sont nos principes fondamentaux : y a-t-il questions plus politiques que celles-ci ? Ce sont précisément celles auxquelles il nous a invités à donner des réponses pressantes. 
Voilà quelqu’un qui sait qui nous sommes et quel est le danger – ce qu’aucun de nos dirigeants ou presque ne sait plus discerner. Et voilà quelqu’un qui peut avancer, car nul n’avance qui regarde à cinq centimètres de ses pieds. Chez un homme d’État, la hauteur de vue précède l’action. Nos politiques, confus sur notre identité et hésitants sur la hiérarchie des menaces, sont condamnés à s’agiter ou à communiquer sans jamais agir véritablement. Il nous reste à souhaiter que l’un parmi eux ait le courage d’écouter, de s’en inspirer, de regarder au loin et d’agir vite. 

Un aristotélicien courtois

Cerise sur le gâteau : J. D. Vance s’est montré très aristotélicien. Trois détails l’attestent. Il entre dans la politique par l’angle du bien commun, de la vision surplombante, de la finalité de la cité. De plus, sa défense ardente de la liberté d’expression est une façon contemporaine de réinvestir l’idée grecque qui voulait que, pour atteindre la vérité sur le monde et se donner du réel l’image la plus exacte, il fallait compléter son point de vue propre par celui des autres, multiplier les vues sur un même objet, combler ses lacunes et partialités par ce que les autres pourraient avoir saisi : pour cela, chacun doit pouvoir s’exprimer. Enfin, la confiance qu’il place dans l’opinion des peuples fait écho à l’une des raisons qu’invoque Aristote en faveur du régime démocratique, à savoir : il y a plus de sagesse dans la multitude réunie que dans un seul homme. Le peuple peut bien sûr se tromper, mais le bon sens de tous, l’intelligence et la sagesse collectives sont des garde-fous contre l’erreur et la tyrannie plus sûrs que les talents d’un seul homme ou d’un petit nombre. Aristote ajoutait : à condition que le peuple ne soit pas trop servile. Précision utile. À croire que J. D. Vance a somme toute fait preuve d’une courtoisie certaine envers nous : il n’a pas voulu souligner ce dernier point. 

Elisabeth Geffroy

(1) Les citations de ce paragraphe sont toutes extraites de Hillbilly Élégie, l’autobiographie de J. D. Vance. 
(2) Propos d’un « officiel européen assis dans les premiers rangs », rapporté par Le Grand Continent
(3) Extrait du discours de J. D. Vance à Munich le 14 février 2025.

© LA NEF n° 378 Mars 2025