Jacques Rivière vers 1914 © Wikimédia Domaine public

Jacques Rivière ou « l’effroyable plasticité » critique

« Vous êtes ce lecteur idéal auquel pense involontairement tout auteur quand il écrit » : le compliment de Claudel à Jacques Rivière offre un parfait exergue au travail de celui qui fut secrétaire, puis directeur de la NRF naissante. Si l’on considère que le véritable écrivain doit forcément être poète, dramaturge, romancier ou, à la rigueur, essayiste engagé, on jugera peut-être que l’œuvre de Rivière n’avait nul besoin d’être exhumée.

Le titre choisi par les éditions Bouquins, Critique et création, suggère une juste réponse à cette opinion. Chez Jacques Rivière, on admire autant la finesse de l’hommage rendu aux œuvres des autres que la justesse et l’élégance de l’écriture personnelle. Rivière craignait, certes, de perdre sa pensée et sa plume à force de s’imprégner des univers de ceux qu’il lisait : « Il faut que je subisse, que je me fasse d’abord la chair et l’âme de celui que j’accueille, afin de le comprendre, afin de le posséder. » Qu’il parle de littérature (Gide, Claudel, Rimbaud, Proust…), de peinture (Rouault, Matisse, Poussin…) ou de musique (Bach, Wagner, Debussy…), c’est bien cette impression d’une possession accueillante qui domine, mais cette plasticité n’éclipse jamais le créateur critique. Parmi toutes les clartés qu’apporte Rivière aux œuvres, notons par exemple cette remarque sur son beau-frère Alain-Fournier, à propos du Grand Meaulnes : « Il considérait comme une des sublimités de l’Évangile le voisinage étroit où y demeurent les événements divins avec les détails les plus humbles de la vie ordinaire ; il voyait dans ce jaillissement du miracle au sein même de la réalité quotidienne la source d’émotion la plus forte qui puisse être trouvée. »

Devant la richesse de ces articles et de ces conférences, on se dit qu’on n’est pas obligé d’appliquer aux critiques littéraires devant les grands auteurs la formule de Jean-Baptiste devant le Christ. Il n’est pas nécessaire que Rivière diminue pour que Claudel et Proust grandissent.

Jacques Rivière écrivain ? Même sans parler d’Aimée, l’émouvant roman d’une passion et d’un renoncement amoureux qui clôt le volume, il est difficile d’en douter, comme le montrent d’emblée la belle préface de Jean-Yves Tadié et l’introduction rigoureuse d’Ariane Charton.

Henri Quantin

Jacques Rivière, Critique et création, Bouquins, 2025, 1152 pages, 32 €.

© LA NEF n° 378 Mars 2025