Entretien avec les dominicains de Bordeaux : « la contemplation de la vérité »

Les dominicains de Bordeaux, dépendants de la province de Toulouse, se lancent dans de lourds travaux pour rénover leur couvent, occasion de réaliser un partenariat avec CredoFunding pour les aider à financer ces travaux, et occasion aussi pour découvrir un ordre jeune et dynamique. Entretien avec les pères Romaric Morin, prieur du couvent de Bordeaux, et Jean-Thomas de Beauregard, directeur des études.

La Nef – Quelle est la spécificité de l’ordre dominicain parmi les autres ordres religieux et comment les Dominicains sont-ils organisés en France ?
Fr. Romaric, op – Les Dominicains, fondés au début du XIIIe siècle par saint Dominique, sont un ordre mendiant : nous vivons des dons des fidèles et de notre prédication, et non pas du revenu de terres agricoles et du travail manuel. Parmi les mendiants, les Dominicains se singularisent par leur finalité : la prédication pour le salut des âmes. La vie commune, la vie de prière, la vie d’étude et les trois vœux de religion y sont ordonnés. L’Ordre des Prêcheurs, en sa branche masculine, compte quelque 6000 religieux dans le monde. Il est organisé en provinces. En France, il y a actuellement deux provinces : la province de Toulouse et la province de France.

Quelles sont vos modalités de gouvernement et quelles en sont les vertus ?
Fr. Romaric, op – Notre gouvernement est admiré pour son équilibre. Le chapitre en est l’instance principale, où les frères discutent les sujets et votent en recherchant l’unanimité : ce qui concerne tous doit être discuté et approuvé par tous. Le prieur du couvent préside le chapitre. Il est assisté d’un conseil dont les membres sont élus par le chapitre. La même structure se retrouve à l’échelon de la province puis de l’Ordre entier avec à sa tête le Maître de l’Ordre.
Face aux difficultés de gouvernance rencontrées dans l’Église ces derniers temps, notre gouvernement est intéressant. Il ne garantit pas contre les défaillances individuelles, mais il rend moins probable qu’elles puissent durer et contaminer tout un couvent ou une province jusqu’à faire système.
Ainsi les mandats des supérieurs élus sont courts et ne peuvent être renouvelés qu’une fois, d’où un certain dynamisme. Cela évite l’identification d’une personne à sa charge ainsi que la mainmise d’un individu sur une communauté. Ensuite, le supérieur n’est que premier parmi des égaux, chargé d’exécuter les décisions du chapitre auquel il rend des comptes. Chaque frère est donc responsable du gouvernement de sa communauté et incité à la prise d’initiative. Un ancien Maître de l’Ordre écrivait : « Je suis libre de ne pas être d’accord avec le résultat d’un vote mais j’exprime mon identité de membre de la communauté en mettant en œuvre la décision. » La connaissance et la discussion des normes par tous permettent d’ailleurs une obéissance dont la norme est objective, fondée sur la vérité et non pas sur la seule volonté.
Même nos constitutions peuvent être révisées lors du chapitre général – à l’échelle de l’Ordre – avec un système progressif où toute proposition de révision est soumise au crible du réel pendant un temps avant d’être inscrite définitivement dans notre droit. Cela garantit la stabilité tout en ménageant une capacité d’adaptation.

Les Dominicains accordent beaucoup d’importance à l’intelligence. Pourquoi ? Comment cela se traduit-il concrètement ?
Fr. Jean-Thomas, op –
L’étude est au cœur de notre vie parce que la contemplation de la vérité vaut pour elle-même et parce que la prédication ne porte un fruit durable que lorsqu’elle touche, en plus de l’affectivité, l’intelligence de l’auditeur. Face à l’hérésie, saint Dominique perçoit combien la séduction de l’erreur redouble lorsque la foi est soumise aux atermoiements du cœur. Dans le climat d’anti-intellectualisme récurrent dans l’Église, les Dominicains tranchent ! Dès le début, Dominique envoie les frères dans les universités. Ainsi surviennent Albert le Grand puis Thomas d’Aquin, qui acclimatent Aristote en contexte chrétien tout en le corrigeant, parce qu’ils y trouvent beaucoup de vrai mêlé de faux. Contre la majorité de ses prédécesseurs qui voyait en Aristote un danger mortel pour la foi, Thomas cite souvent cet adage : « Toute vérité, quel que soit celui qui la dit, vient de l’Esprit-Saint. » Notre tradition s’efforce d’y rester fidèle en confrontant toute pensée humaine pour y discerner le vrai, à l’aune de l’Écriture Sainte et de la Tradition de l’Église.
Parce que les Dominicains en ont le goût et qu’ils se donnent les moyens d’en avoir la compétence, l’Église nous a très tôt confié une mission d’enseignement et de prédication doctrinale. Cela se traduit par le fait que le théologien de la Maison pontificale, qui assiste le pape dans la rédaction de ses textes pour en assurer la qualité doctrinale, est toujours un dominicain. Ou encore par la présence continue de dominicains à la Commission théologique internationale. Enfin, lorsque Jean-Paul II a confié à J. Ratzinger l’élaboration du Catéchisme de l’Église catholique, beaucoup de nos frères dominicains en ont été parmi les rédacteurs.

Quel est le rôle de Thomas d’Aquin dans votre tradition intellectuelle et où en est le « thomisme » ? Quels sont aujourd’hui vos grands chantiers intellectuels ?
Fr. Jean-Thomas, op –
La tradition intellectuelle dominicaine est diverse : Albert le Grand, Thomas d’Aquin, Jean Tauler, Henri Suso, Catherine de Sienne, etc. Au XXe siècle : M.-J. Lagrange, Congar, Chenu, J.-H. Nicolas, Labourdette, Schillebeeckx. Et aujourd’hui encore de nombreux auteurs autour de la Revue thomiste, de Nova & Vetera et des institutions académiques dominicaines.
Thomas d’Aquin tient chez nous un rôle particulier : il est docteur de l’Église et le magistère n’a cessé d’en recommander l’étude en demandant aux Dominicains d’en faire fructifier l’héritage, d’où la tradition des commentateurs aux XVIe-XVIIe siècles – Cajetan, Bañez, Jean de Saint-Thomas. En raison de l’autorité hors-norme que lui reconnaissent l’Église et l’Ordre, Thomas a été lu, prolongé, parfois déformé et même fossilisé dans une scolastique de manuels coupée de ses sources. Il a aussi été parfois combattu et rejeté, même chez les Dominicains.
Au XXe siècle, trois personnalités extérieures à l’Ordre, mais en lien d’amitié étroit avec lui, nous ont permis de vivifier notre propre tradition : Maritain, Gilson et Journet. Maritain nous a incités à prolonger l’œuvre de Thomas d’Aquin en nous confrontant à la modernité. Gilson nous a aidés à retrouver Thomas dans sa vérité historique, en faisant mieux la différence avec les surcouches déposées par la tradition des commentateurs. En s’inspirant de Thomas, Journet a produit une des plus grandes œuvres de théologie de son temps, L’Église du Verbe incarné.
Aujourd’hui, la province de Toulouse et les autres centres d’études thomistes dans le monde remettent en valeur les commentaires thomasiens de l’Écriture Sainte, redécouvrent ses liens avec les Pères de l’Église, le confrontent à la philosophie contemporaine, tout en s’efforçant de mieux connaître le contexte historique de rédaction de son œuvre. Nos frères s’attachent à mieux en faire connaître la pensée, tant en philosophie qu’en théologie. Thomas est un maître inégalé pour les traités classiques (création, providence, christologie, Trinité, péché, grâce, etc.) qu’il faut sans cesse enseigner et approfondir.
Mais les débats les plus vifs et les chantiers les plus actuels ont plutôt trait à l’ecclésiologie, la sacramentaire, l’anthropologie, l’œcuménisme, la théologie des religions et tout le déploiement du dessein divin de salut pour tous les hommes. Il y a du travail car les problématiques et le contexte sont radicalement différents de ceux qu’a connus Thomas : la cohabitation avec d’autres religions, l’émergence massive des nones (les sans religion), l’idéologie du genre, le transhumanisme et l’IA, la sécularisation, la crise de la famille et la crise écologique, les spiritualités alternatives, etc.

Votre couvent accueille un studium. Qu’est-ce donc ? Quels sont les défis et les finalités qui en découlent ?
Fr. Jean-Thomas, op –
Dans notre province, la formation initiale, dont deux ans à dominante philosophique ici à Bordeaux, a ceci de particulier que la plupart des cours sont assurés par des frères. Dès lors, les frères étudiants vivent, prient et prêchent avec les frères professeurs qui leur font cours et les notent pour les examens, ce qui donne à l’étude une couleur très particulière.
L’avantage ? Cela assure la transmission d’un patrimoine intellectuel et spirituel, un esprit dominicain, et garantit une formation solide et doctrinalement fondée. Mais c’est un investissement humain coûteux : il faut un nombre conséquent de frères diplômés, accaparés par les tâches d’enseignement et de recherche. D’où des choix cornéliens quand on connaît par ailleurs la pénurie de prêtres et les besoins apostoliques criants. Mais c’est un choix payant : l’unité de la province s’en trouve renforcée, et nos frères sont mieux qualifiés pour prêcher, enseigner, ou accompagner spirituellement.

Quelle est votre tradition liturgique ? Et notamment, quel rapport entretenez-vous avec le grégorien ?
Fr. Jean-Thomas, op –
Au départ, il y a le chant grégorien, avec un répertoire dominicain propre. Certaines hymnes ou antiennes communes à toute l’Église connaissent donc une variante dominicaine (ainsi du Salve Regina).
Dans la province de Toulouse, depuis 1973, nous avons adopté pour la liturgie des heures et la messe un répertoire composé par un groupe de frères autour d’André Gouzes. En puisant dans le grégorien qu’ils ont transformé en l’harmonisant pour le rendre polyphonique, mais aussi dans des mélodies byzantines, des chorals de Bach, des mélodies traditionnelles de différentes régions, ces frères ont produit ce qui reste à ce jour l’unique répertoire liturgique complet en français, à même de servir au mieux le novus Ordo.
Comme toute création liturgique, celle-ci peut être contestée. Mais elle fait ses preuves depuis maintenant un demi-siècle, et présente deux immenses mérites : la musique est au service du texte, qui puise dans l’Écriture Sainte et les Pères de l’Église, de telle sorte qu’elle nourrit vraiment notre contemplation ; les partitions constituent un développement homogène avec la tradition antérieure, sans rupture ni sclérose, de sorte qu’un familier du grégorien n’est pas perdu chez nous, et nous ne sommes pas perdus lorsque nous prêchons dans un lieu où la liturgie grégorienne est en vigueur.

Dans un contexte de recul, il y a chez vous un flux constant de vocations : comment l’expliquez-vous ?
Fr. Romaric, op – En matière de vocations, il vaut mieux éviter de donner des leçons. Il n’y a pas de recettes. Cela dit, il faut bien constater un flux constant de vocations depuis longtemps, avec une légère augmentation ces dernières années : entre quatre et dix novices par an. Comment l’expliquer ?
D’abord la prédication des frères auprès des jeunes (étudiants et lycéens). Ensuite l’attrait pour une forme de vie religieuse à l’identité bien définie : on nous aime ou pas, mais on sait qui nous sommes. Également la conviction qu’en entrant dans un Ordre ancien, on s’inscrit dans une famille de saints et dans une tradition solide à même de soutenir des tempêtes. Il y a encore chez beaucoup le sentiment vif de la nécessité d’un apostolat de l’intelligence. Enfin, un jeune sait en entrant chez nous qu’il sera formé et vivra dans la fidélité au magistère vivant de l’Église.

Vous entreprenez d’importants travaux dans votre couvent de Bordeaux. Quelles en sont les orientations et comment vous aider ?
Fr. Romaric, op –
Bien que présente à Bordeaux depuis le XIIIe siècle, notre communauté occupe ses bâtiments actuels depuis une trentaine d’années : trois maisons qui jouxtent une église (la première à avoir été dédiée à saint François-Xavier). En trente ans, les bâtiments ont vieilli et la communauté a évolué. Avec l’afflux de vocations et les nouveaux besoins apostoliques, il faut s’adapter pour mener à bien notre vie de contemplation et de prédication. Les travaux visent donc à remettre les bâtiments en état et aux normes de sécurité, mais surtout à transformer ces trois maisons en un couvent à proprement parler. Pour cela, nous avons besoin d’aide, parce que l’opération a un coût élevé et que nous sommes des mendiants qui vivons exclusivement des dons.

Propos recueillis par Christophe et Élisabeth Geffroy

Opération CredoFunding en partenariat avec La Nef : aidez les dominicains de Bordeaux !

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    Couvent des Dominicains – Opération CredoFunding
    20 rue des Ayres – 33000 Bordeaux
  • Pour joindre les dominicains : https://bordeaux.dominicains.com/ ou prieur.bordeaux@gmail.com / 05 57 85 59 59.

© LA NEF n° 378 Mars 2025