Pour mieux comprendre la généalogie et les enjeux du conflit en Ukraine, Georges-Henri Soutou a publié un ouvrage passionnant qui analyse en détail la période 1989-2024. Analyse de ce livre.
Georges-Henri Soutou a achevé La grande Rupture 1989-2024 début septembre 2024. C’est un ouvrage majeur, non seulement pour comprendre les racines profondes de la guerre d’Ukraine (et non russo-ukrainienne), mais aussi pour saisir les lignes de faille de la tectonique géopolitique contemporaine. Toutefois, s’il reste pleinement pertinent pour comprendre sur le long terme les relations occidentalo-russes, il est déjà en partie dépassé si l’on souhaite comprendre les perspectives du conflit sur le court terme. La réélection de Trump en novembre 2024 a depuis contribué à débloquer une situation apparemment figée. S’agit-il d’un nouveau Munich, avec une entente des « grands » sur le dos du petit Poucet ukrainien ? Ou plutôt d’un nouveau Yalta, avec une réécriture plus large des relations internationales qui viendrait contredire certaines tendances esquissées dans ce livre ? Il est sans doute encore trop tôt pour le dire, mais un certain nombre de clés de compréhension de la situation actuelle y sont données.
Des retrouvailles manquées après l’effondrement de l’URSS (1991-2014)
Soutou met en évidence une première période qui, de 1990 à 1994, est le « temps des illusions ». Durant ses premières années de pouvoir, Eltsine essaie de réformer selon le modèle occidental, tout en considérant que les frontières post-soviétiques ne sont pas déterminantes pour le droit international. La volonté d’établir des relations cordiales entre l’Ouest et la Russie semble véritable. Soutou rectifie au passage certaines idées reçues ; par exemple, le « mémorandum de Budapest » de décembre 1994 qui garantirait à l’Ukraine l’inviolabilité de ses frontières par la Russie, n’est en réalité « que » la garantie par la Russie de ne pas employer d’armes nucléaires contre l’Ukraine en échange de celles qui y sont stationnées.
La période suivante est celle du « rejet de la greffe libérale » par la Russie (1994-2000) du fait de nombreux facteurs. La crise économique et financière de 1997-1998 frappe le pays de plein fouet. En parallèle, le messianisme géopolitique américain de l’ère Clinton inaugure un droit d’ingérence pour faire respecter l’inscription des droits de l’homme dans les relations internationales. L’extension de l’OTAN sur l’ancien glacis soviétique de l’Europe centrale et son intervention en Serbie dans l’affaire du Kosovo scellent la fin de l’engouement occidental pour la majorité des élites russes. Au passage, Soutou fait des Occidentaux des fossoyeurs du sacro-saint principe des souverainetés nationales, créant un précédent.
Les années 2000-2007 sont pour l’auteur marquées par une « hubris occidentale » et un unilatéralisme américain qui préparent le revirement russe de la période ultérieure. La doctrine de l’administration Bush passe de la défense des droits de l’homme à celle de l’imposition du « changement de régime », qui a donné les échecs américains en Afghanistan et en Irak. En outre, la continuation du processus d’extension de l’OTAN commence à rafraîchir les relations occidentalo-russes, tandis que l’UE n’est jamais parvenue à se hisser au niveau d’une « Euro-puissance » qui lui permettrait d’avoir sa propre politique de sécurité.
Un des défis de la transition post-soviétique en Russie avait été son passage vers une structure occidentale d’État-nation ; or, à la lecture de Soutou, les permanences de la vision russe comme puissance impériale l’ont emporté sur les fractures idéologiques de 1990-1991. La période de 2007 à 2014 est en effet celle d’un empire qui contre-attaque. À la différence de l’URSS, Poutine joue à la fois la carte de l’eurasisme et celle du panslavisme orthodoxe. À partir de son célèbre discours critiquant à Munich les États-Unis et l’OTAN en 2007, Poutine intervient alors, pour la première fois depuis 1990, hors des frontières russes, en Géorgie, en 2008. Par la suite, il renforce définitivement son autoritarisme avec son retour partiellement frauduleux au pouvoir après 2011.
La géopolitique du déclenchement d’un conflit hors-norme (2014-2024)
Avec le conflit en Ukraine tel qu’il se dessine à partir de 2013-2014, la Russie abandonne définitivement la vision occidentale des relations internationales pour ne faire primer que la vision poutinienne de la raison d’État russe. Dans le même temps, les Occidentaux comme la Russie refusent la transformation de l’Ukraine en un pont entre Europe et Russie. Cela mènera en 2014 à la tragédie de l’Euromaïdan, à la chute de Ianoukovitch, à la sécession de la Crimée puis celle du Donbass, qui porte les germes de la guerre actuelle. Les accords de Minsk I et de Minsk II ne règlent rien, et ne sont respectés ni par la partie ukrainienne, ni par les séparatistes.
Si on en vient maintenant à la guerre d’Ukraine, plusieurs points importants ressortent de l’étude de Soutou. Pour ce dernier, la construction du pont de Crimée en 2019 semble indiquer qu’à cette date encore, Poutine semble ne pas avoir pris la décision d’assurer un continuum territorial avec la Crimée. S’agissant du confit en lui-même, Soutou préfère l’appellation de « guerre d’Ukraine » à celle de « guerre russo-ukrainienne », car pour lui, l’enjeu de cette guerre n’est pas tant l’opposition entre deux pays que le statut à venir de l’Ukraine.
Faute d’accès aux archives et du recul historique nécessaire, Soutou explique par la carte des opérations les objectifs de guerre : longtemps, Poutine aurait été indécis sur le sort qu’il réserverait à l’Ukraine, ce qui expliquerait le caractère hybride de « l’opération militaire spéciale ». Le raid mené sur Kiev, sans doute planifié par les services secrets, était une tentative pour faire tomber Zelensky et transformer l’Ukraine en une nouvelle Biélorussie. L’attaque massive lancée en soutien des républiques séparatistes du Donbass, mise sur pied par l’armée, avait pour but non plus le contrôle indirect de l’Ukraine, mais l’annexion d’au moins une partie de ses provinces russophones. Tenu en échec devant Kiev, Poutine semble s’être rabattu sur ce second objectif.
Prospective : fin du paradigme occidental dans les relations internationales ?
La guerre semble actuellement à un nouveau tournant : après une escalade alimentée par l’administration Biden et les inconditionnels de l’OTAN au sein de l’UE, la politique des sanctions occidentales paraît avoir davantage tourné en défaveur des Européens que des Russes. Ce soutien inconditionnel des Occidentaux aux Ukrainiens a tendance à isoler l’Occident du Sud global, et à jeter la Russie dans les bras de la Chine. En outre, la guerre est un révélateur des faiblesses occidentales ; les aides matérielles et financières à l’Ukraine affaiblissent les comptes publics des pays, et l’industrie militaire européenne, largement démantelée après 1990, peine à produire les matériels et munitions promis.
La dernière partie du livre est celle qui a le plus prématurément vieilli. L’auteur, ne sachant pas lors de sa rédaction que Trump allait revenir au pouvoir, a sans doute sous-estimé le potentiel de changement occasionné par son retour. Il distingue six scénarios possibles de sortie de guerre, parmi lesquels le plus probable semble être pour lui un échec tactique de l’Ukraine, avec une perte de territoire et un gel du conflit à la coréenne. Toutefois, sans le formuler ainsi, la défaite semble être stratégique pour Poutine : si la Russie semble en mesure d’étendre ses frontières, elle a été rejetée d’Europe par la transformation de la mer Baltique en lac otanien et par le renforcement de la présence occidentale en Europe centrale. L’Europe, elle, est marginalisée par des États-Unis qui n’entendent plus assurer prioritairement la défense du continent, et encore moins payer pour cette dernière, malgré un retour en force de l’OTAN. Se pose alors la question de la possibilité d’une défense européenne, réactivée par Trump, mais sans doute peu probable à court terme du fait des divergences sur le sujet et de la parcimonie de la plupart des budgets militaires nationaux. L’Ukraine a préservé l’essentiel mais a été saignée à blanc et devrait se préparer à perdre de nombreux territoires. La seule grande gagnante, pour Soutou, est la Chine, qui a renforcé son ascendant sur son allié russe. L’avenir nous dira si la nouvelle orientation américaine prise par Trump fera des États-Unis d’autres gagnants.
Au-delà de la tragédie du conflit fratricide, Soutou essaie de trouver le positif. Le tournant russe vers une stratégie de l’annexion et non de l’influence marquerait l’avènement d’un État-nation russe, et non plus d’un État impérialiste tendant à reconstituer l’URSS. L’auteur en revient donc à la solution, frustrante pour tout le monde, mais sans doute la seule viable, d’une Ukraine État tampon entre Russie et Occident. Cette évolution aurait le mérite, dans cette partie de l’Europe du moins, de régler une bonne fois pour toutes la non-correspondance fréquente entre les frontières politiques et linguistiques. Cependant, le droit international issu de la Seconde Guerre mondiale qui fait prévaloir une vision juridique des relations interétatiques sur le droit des peuples à l’autodétermination, deviendrait une autre victime collatérale de ce conflit.
Witold Griot
- Georges-Henri Soutou, La grande rupture 1989-2024. De la chute du mur à la guerre d’Ukraine, Tallandier, 2024, 368 pages, 22,90 €.
Witold Griot est ancien auditeur de l’École normale supérieure, agrégé d’histoire et docteur en histoire contemporaine, enseignant en lycée.
© La Nef n° 379 Avril 2025