Mariage civil : en 1793, le bref apostolique méconnu du Saint-Siège à l’évêque de Vendée

Le 28 mai 1793, alors que la Terreur bat son plein et que la première Guerre de Vendée est entamée, le Saint-Siège publie le bref apostolique Perlatae Sunt, adressé à l’évêque de Luçon. En effet, sollicité par écrit par son clergé, Mgr de Mercy, évêque réfractaire réfugié à l’étranger, avait demandé au Saint-Siège de se positionner sur les consignes à donner à son diocèse concernant le mariage civil. Celui-ci avait été instauré en 1792, et était à l’époque une simple déclaration des mariés à effectuer devant la municipalité indépendamment du mariage catholique. Par ailleurs, notamment à cause des troubles liés à la Constitution civile du clergé, les curés légitimes étaient absents pour la majeure partie des fidèles. Il est intéressant d’étudier la ligne de Rome sur le mariage civil durant cette époque si troublée de l’Histoire de France.

Le bref Perlatae Sunt est rédigé par une congrégation de cardinaux choisis par Pie VI pour assister « au plus vite » les fidèles « zélés » du diocèse de Luçon « en ces temps si douloureux ». Approuvé par Pie VI et signé du Cardinal de Zelada (Secrétaire d’État et Grand pénitencier), il décrit les consignes à donner à ces fidèles.

Tout d’abord, il est affirmé dans le bref que, même si le décret tridentin Tametsi sur le mariage n’a pas été formellement publié en France, il est « absolument certain » que ces règles de forme de contraction du mariage (imposées par Tametsi) étaient admises.[1] L’inverse sera ensuite affirmé en 1802 par Portalis et les nouveaux gallicans. Pourtant, les défenseurs du XVIIe siècle des « libertés de l’Église gallicane » reconnaissaient « sans difficulté » à l’Église sa juridiction sur le « lien de mariage ».

Le bref affirme ensuite qu’en l’absence de curés légitimes, les fidèles peuvent contacter validement mariage devant des témoins et si possible des témoins catholiques. Cependant, ils « doivent s’abstenir absolument de contracter mariage devant la municipalité », étant donné que les membres de la municipalité sont le plus probablement jureurs donc « schismatiques ». Néanmoins, après avoir ainsi contracté validement mariage, ils peuvent, « pour jouir des effets civils », faire la déclaration devant la municipalité « tout en gardant à l’esprit qu’ils ne contractent pas de mariage à ce moment-là et ne participent seulement qu’à un acte purement civil ».

Cette interprétation de Perlatae Sunt comme demandant que l’acte civil ait lieu après le mariage catholique est unanimement reprise par les commentateurs successifs.[2]

En 1830, le Mémorial catholique publiait un rescrit du 24 décembre 1829 de la Sacrée Pénitencerie. Elle avait été sollicitée par un curé français anonyme, demandant ce qu’il fallait appliquer entre la demande de postériorité de l’acte civil par Perlatae Sunt, et l’obligation d’antériorité du mariage civil. Cette dernière avait été imposée à l’Église en 1802 par les articles organiques du Concordat, et était sanctionnée depuis 1810 d’amende voire de prison ou même de déportation en cas de récidives. « La question ayant été examinée, la Sacrée Pénitencerie répond au curé demandeur : qu’il admette la célébration du mariage même après un contrat civil ; cependant, il doit enseigner aux époux la doctrine catholique concernant le sacrement de mariage. » [3]

Le Saint-Siège s’était pourtant opposé dès le début à l’obligation d’antériorité du mariage civil de 1802. Il argumentait qu’elle pouvait faire croire (i) aux futurs mariés que le mariage civil seul suffisait pour être unis devant Dieu et l’Église, ou (ii) légitime aux mariés civils de forcer les prêtres à les marier ensuite religieusement. Et il affirmait que ces velléités potentielles s’opposent à l’autorité confiée à l’Église par le Christ.[4] Après l’échec du Concordat de 1817, et au vu des sanctions risquées par les prêtres mariant religieusement avant l’acte civil, le Saint-Siège considérait ainsi en 1830 que le respect de l’obligation d’antériorité était un moindre mal. Il continuera par la suite à s’opposer à l’extension de cette obligation à d’autres pays. Il affirmait par exemple en 1893 qu’elle « punirait le mariage religieux en le déclarant implicitement illicite, lorsqu’il n’est pas précédé du rite civil ». [5]

En 1880, l’encyclique Arcanum Divinae de Léon XIII, consacrée au sujet du mariage, cite expressément Perlatae Sunt comme l’une des protestations de l’Église contre les « lois civiles si défectueuses ».

Plus généralement, l’enseignement constant de l’Église sur le mariage défend ainsi une saine distinction des pouvoirs civils et religieux. Saint Thomas d’Aquin affirmait que la génération des enfants doit être soumise à la réglementation du droit civil et au gouvernement ecclésiastique.[6] Urbain VIII, malgré les fortes pressions françaises, refuse de reconnaître nul le mariage clandestin de 1632 de Gaston d’Orléans, mais laisse le droit français libre d’en « empêcher les effets civils ». Pie VI demande en 1788 que le clergé ne soit pas chargé du mariage civil des protestants instauré en 1787. Pie VII demande aux évêques français en 1809 d’enseigner la véritable doctrine sur le mariage, pour rendre à Dieu ce qui est à Dieu, sans négliger César. Pie IX demande en 1852 au roi d’Italie « que le pouvoir civil dispose des effets civils qui dérivent du mariage, mais qu’il laisse l’Église régler la validité du mariage même entre chrétiens. » Arcanum Divinae de Léon XIII en 1880 approfondit la doctrine des effets purement civils du mariage chrétien : « le droit civil ne peut régler et administrer que les choses qui, dans l’ordre civil, sont des conséquences du mariage ». Les effets purement civils sont essentiellement les rapports matériels entre les époux et les régimes matrimoniaux : dot, succession, administration des biens, nationalité des époux, … etc.

Ces éléments, bien que rappelés avec moins de vigueur de nos jours, sont toujours d’actualité. Jean-Paul II affirmait en 1981 dans l’encyclique Familiaris consortio, que si un unique mariage civil pour des catholiques était un « certain engagement dans un état de vie précis », « l’Église ne peut pas non plus accepter cette situation ». Le canon 1059 du code de droit canonique affirme toujours la compétence du « pouvoir civil » uniquement pour les « effets purement civils » du mariage chrétien. En 2005, Benoît XVI saluait pour l’Italie (dont le concordat permet une reconnaissance civile du mariage catholique) une « saine laïcité » d’un État en « harmonie intime avec les exigences supérieures » dérivant du « destin éternel » de l’homme.

Edouard Castellan

[1] Entre autres documents et déclarations des monarques au fil des siècles allant en ce sens, l’article 44 de l’Ordonnance de Blois (1579) interdit formellement aux notaires de marier « par paroles de présent », appliquant ce point précis du concile de Trente.
[2] Dont Gérard Mathon, Le mariage des chrétiens : Du concile de Trente à nos jours, t. II, Desclée, 1994, pp. 338-339, proposant une traduction en langue française de l’essentiel de Perlatae Sunt.
[3] Le Mémorial catholique, 1830, t. I, pp. 109-113.
[4] Le Concordat de 1801 et les articles organiques […] avec les protestations du pape Pie VII contre les articles organiques, par un agent de contentieux administratif, Marseille, 1894, p. 86-88.
[5] Léon XIII, lettre apostolique Il divisamiento adressée aux évêques de Vénétie, 1893.
[6] Somme contre les Gentils, t.IV, c.78, n.2.


Sur le même sujet, Edouard Castellan a déjà publié :
– « Obligation de l’antériorité du mariage civil sur le mariage religieux : sortir de l’impasse ? » : https://lanef.net/2024/02/16/obligation-de-lanteriorite-du-mariage-civil-sur-le-mariage-religieux-sortir-de-limpasse/
– « Mariage civil et mariage religieux : quelle prééminence ? », La Nef n°379,‎ avril 2025, p. 44-45.

© LA NEF le 14 novembre 2025, exclusivité internet