Mathieu Bock-Côté en 2025 © Presses de la Cité

Mathieu Bock-Côté : le cycle de 1989 est derrière nous

Le nouveau livre de Mathieu Bock-Côté appréhende, de façon magistrale, le bouleversement historique qui s’opère depuis quarante ans. Il nous en donne ici un aperçu saisissant.

Il nous faut apprendre à raconter de nouvelle manière l’histoire des quatre dernières décennies – d’autant que la réalité nous y oblige. Rappelons le récit officiel : la chute du mur de Berlin, en 1989, aurait représenté non seulement la fin du communisme, la dislocation de l’URSS, et la libération des nations dominées par ce vaste empire totalitaire, mais une nouvelle étape dans l’histoire de l’humanité, vers son unification morale, économique, juridique, et même politique. La mondialisation se présentait comme un mouvement d’homogénéisation du monde, la diversité des peuples faisant place à l’interchangeabilité des populations, le politique consentant à sa neutralisation administrative, les grandes orientations collectives étant par ailleurs désormais fixées par les cours suprêmes, meilleurs interprètes de la révélation droit-de-l’hommiste à partir de laquelle il fallait reconstruire la société.

Que restait-il, alors, de la vie politique, dans la mesure où il n’y avait plus d’alternative imaginable ? Le triomphe du social-libéralisme, ou du libéralisme social, comme en parlaient le centre gauche et le centre droit, transformait la vie publique en instance technocratique, gestionnaire, sous le signe de ce qu’on nommera la troisième voie. Y avait-il encore une place pour le désaccord de fond, à l’heure de la fin de l’histoire, selon la formule de Fukuyama ? Pour le contredire, on citait souvent Huntington, qui parlait de choc des civilisations. Mais les deux ne se contredisaient pas autant qu’on le disait, car Huntington reportait le conflit existentiel aux frontières civilisationnelles, mais ne semblaient plus trop le voir au sein même du monde occidental, appelé à communier dans un même modèle de société.

Certes, dès le début des années 1990, il fallut aussi reconnaître qu’il y avait des opposants, mais on les traitait à la manière d’une humanité résiduelle, sans pertinence, traînant de la patte dans la grande marche suivant le sens de l’histoire – et traînant de la patte parce que surchargée de préjugés venant du monde d’hier. Ils portèrent, au fil des ans, plusieurs noms. On les assimila à l’extrême droite, au populisme, au national-populisme, au national-conservatisme, à la réaction – tous ces termes visaient, directement ou indirectement, à les renvoyer à la figure de la bête immonde. La théorie progressiste du changement social était encore la grille de lecture dominante : l’homme ordinaire était un progressiste, on le disait alors centriste, et s’il devenait un progressiste pressé, il était alors classé à gauche, c’était le pari des romantiques, qui n’avait pas nécessairement la cote à ce moment.

L’homme de droite retardataire

Le retardataire était un homme de droite – pour peu qu’il se contente de maugréer, d’afficher son désaccord avec le monde qui venait, sans vraiment s’y opposer frontalement. S’il se le permettait, il était renvoyé au fascisme, au retour des démons autrefois chassés de la vie publique, qui chercheraient à s’y réintroduire, à travers l’indifférence, ou différentes phobies. Le conservatisme serait un fascisme rentré, le fascisme, un conservatisme décomplexé. Le mouvement naturel du progrès allait finir par éradiquer ces catégories réactionnaires, en les condamnant à ne peser plus rien dans l’ordre du monde – on y retrouverait seulement le lot de personnalités fantasques, de ratés et de tordus qu’on retrouve dans les marges de chaque société.

Je dirais, histoire de faire une nuance utile, que l’époque tolérait et célébrait même un Philippe Muray, ou un Milan Kundera. Le premier, vitupérateur de génie, disait à l’époque ses quatre vérités, mais proposait une pensée intégralement dépolitisée. C’était une résignation magistrale, absolument individualiste, où le style faisait office de dissidence – c’était un style magnifique, d’ailleurs, mais qui ne fondait rien d’autre qu’une dérision désespérée. Kundera était d’une autre sensibilité – il cultivait l’ironie, on sentait que la nouvelle époque ne le bluffait pas, il osait même quelques comparaisons avec le monde communiste d’où il venait, mais lui non plus n’était pas politiquement prescripteur. Nul n’aurait voulu leur demander de jouer aux intellectuels engagés en rejoignant l’insupportable clique des pétitionnaires progressistes. Dans les époques de grands enthousiasmes obligés, où chacun doit applaudir l’idéologie dominante à temps plein, le simple fait de rester chez soi, et de parler d’autre chose que du sujet du jour sera perçu comme un acte de dissidence.

Je m’égare, toutefois, et je reviens à mon sujet : le régime mis en place après 1989 n’imaginait pas qu’on le conteste sérieusement. Il pouvait donc tolérer qu’on s’agite politiquement dans ses marges, il ne s’en souciait guère. Mais s’il avait pris la peine de prendre au sérieux les oppositions, il aurait pu constater que le désaccord avec l’époque était croissant, que ceux qui militaient contre le nouveau régime ne se voyaient pas seulement comme des restes poussiéreux du monde d’hier, et qu’ils espéraient gagner.

On rappellera certaines dates qui aujourd’hui, rétrospectivement, deviennent significatives. En 1992, les Français passaient à deux doigts de rejeter le traité de Maastricht. En 1992, toujours, aux États-Unis, Pat Buchanan déstabilisait la primaire républicaine d’un président sortant, George Bush, en imposant le thème de la guerre culturelle – quatre ans plus tard, en 1996, il introduisait au cœur du discours républicain la critique de l’immigration massive, du multiculturalisme, du libre-échange, de l’impérialisme démocratique. En 2000, le FPO, en Autriche, que le régime assimilait à l’extrême droite, s’imposait, avant d’en être chassé, comme un élément du gouvernement fédéral. En 2002, Jean-Marie Le Pen s’imposait au second tour de la présidentielle. En 2005, la constitution européenne était rejetée. On pourrait égrener de nombreux autres événements, mais ceux-là suffisent pour dire qu’il y avait dans chaque société, ou presque, une opposition bien vivante mais qui n’était pas considérée ainsi.

Dix ans plus tard, ces courants qui avaient travaillé en profondeur nos sociétés, soumises à des contradictions objectives nombreuses, conduisaient au Brexit, puis à la première élection de Donald Trump. Le régime de 1989 s’est alors mis à paniquer. La démocratie n’était plus censée mettre en scène de vraies oppositions, mais des désaccords techniques au sein d’une même élite dominante, issue de la même technostructure. Elle rendait possible l’accession au pouvoir de partis moralement interdits, ou le renversement de choix, comme le Brexit, devant s’affranchir des préférences populaires. On a alors vu nos sociétés se braquer peu à peu, et se demander comment éviter de nouveaux accidents électoraux ou référendaires. Fallait-il contrôler les réseaux sociaux ? On pénalisait déjà les « discours haineux » et cela n’avait pas suffi pour mater les insurgés. Le progressisme, entre-temps, était devenu fou, avec la révolution woke.

La victoire de Donald Trump, en 2024, a fait passer ces élites, surtout en Europe de l’Ouest, à la crise de panique grave. Le régime s’est alors mobilisé pour mater les populistes – il n’était plus nécessaire de faire semblant de les respecter, la démocratie était un décor à balayer, car elle était dévorée par le démon du populisme –, apparemment pour sauver l’État de droit. Telle était la mission que s’est alors donné l’extrême centre. On a ainsi vu le système annuler des élections en Roumanie, chercher à faire interdire le principal parti d’opposition en Allemagne, décapiter juridiquement la candidate principale de l’opposition nationale en France, en plus de chercher à ruiner financièrement le parti auquel elle est associée.

Nous n’oublierons pas dans cette liste la persécution bancaire des militants identitaires, la légitimation des milices antifas, la remobilisation du cordon sanitaire quand les circonstances l’exigeaient. Autrement dit, pour contenir, et mater l’insurrection populiste, ou national-conservatrice, qui ne triomphait plus seulement à l’est de l’Europe, mais au cœur de l’empire, à Washington, il fallait prendre les grands moyens, décréter une forme d’état d’exception progressiste, pour empêcher la victoire des forces régressives. Deux mondes s’affrontent, et il y a désormais deux Occidents comme il y a eu autrefois deux Allemagnes. L’Europe occidentale cherche à construire une forme de nouveau mur de Berlin numérique et juridique pour empêcher le populisme de renverser la caste au pouvoir – aux États-Unis, par ailleurs, ne nous mentons pas, le trumpisme montre aussi de nombreux signes inquiétants, liés à la fois à la personnalité du président américain mais aussi au revanchisme qui accompagne sa coalition.

C’est ce moment historique très particulier que je cherche à décrire dans mon livre Les deux Occidents.

Mathieu Bock-Côté

  • Mathieu Bock-Côté, Les deux Occidents, La Cité, 2025, 288 pages, 22 €.

© La Nef n° 385 Novembre 2025, mis en ligne le 17 novembre 2025