Jacques Maritain (1882-1973) vers 1930.

Maritain, le philosophe de la Cité

En tant que philosophe politique, Maritain a cherché la meilleure organisation de la Cité qui intègre une vision chrétienne de la personne humaine dans un univers pluraliste.

Jacques Maritain a été avant tout un immense philosophe catholique, l’un de ceux qui a le plus contribué à faire revivre saint Thomas d’Aquin. Il a été aussi, par la force des choses, un philosophe politique qui laisse une œuvre abondante qui, en notre époque sans repères, demeure plus que jamais actuelle pour réfléchir à frais nouveaux sur l’avenir de la Cité politique.

C’est la condamnation de l’Action Française par Pie XI, en 1926, qui le pousse à la réflexion politique. Alors qu’il en était proche, il ne peut accepter l’insoumission du mouvement royaliste et se retrouve en première ligne pour justifier l’acte pontifical. Ce faisant, il découvre les aspects incompatibles du maurrassisme avec le christianisme (1), et va développer, au fil des ans, une philosophie politique à la fois chrétienne et conciliable avec la réalité du monde tel qu’il est à son époque. Toute la réflexion politique de Maritain tourne donc autour de la façon d’envisager une organisation de la Cité qui intègre une conception chrétienne de l’homme dans un univers pluraliste. Plusieurs livres importants vont baliser cette réflexion qui porte sur une période qui va des années 30 aux années 50, avec deux références incontournables, Humanisme intégral (1936) et L’Homme et l’État (1951), qui clôture en quelque sorte son cycle politique.

Maritain, disciple de saint Thomas et admirateur sans irénisme du Moyen Âge, ne pouvait être indifférent à la grandeur de la chrétienté sacrale à son apogée. « L’idéal historique du Moyen Âge était commandé par deux dominantes, écrit-il ; d’une part, l’idée ou le mythe […] de la force au service de Dieu ; d’autre part, ce fait concret que la civilisation temporelle elle-même était en quelque sorte une fonction du sacré, et impliquait impérieusement l’unité de religion » (HI 150). Ainsi, le temporel avait-il un rôle « ministériel » à l’égard du spirituel (le fameux recours au « bras séculier »). Or, le contexte nouveau d’une société religieusement pluraliste impose d’autres rapports entre le spirituel et le temporel. Ainsi développe-t-il dans Humanisme intégral (1936) l’idée d’une « nouvelle chrétienté » : « Ce ne serait plus l’idée de l’empire sacré que Dieu possède sur toutes choses, ce serait plutôt l’idée de la sainte liberté de la créature que la grâce unit à Dieu » (HI 168-169). Cette « nouvelle chrétienté » aurait donc les caractéristiques suivantes : elle serait communautaire (sa fin propre est le bien commun, essentiellement la droite vie terrestre de la multitude, il est donc à la fois matériel et moral) ; personnaliste (le bien commun temporel n’est pas fin ultime, il est ordonné au bien intemporel de la personne, la conquête de sa perfection et de sa liberté spirituelle, nous y reviendrons) ; et pérégrinale au sens où le bien commun ne serait que le moment terrestre de notre destinée, mais non pas son terme qui est au-delà.

Sur ces bases, l’organisation politique pensée par Maritain s’appuie sur les points suivants :

1) Le pluralisme : Maritain prend en compte cet aspect incontournable des sociétés modernes, ce qui signifie que les non-chrétiens participent au même bien commun temporel et ont forcément les mêmes droits ; c’est donc vers la perfection du droit naturel que serait orientée la structure juridique pluriforme de la cité.

2) L’autonomie du temporel à titre de fin intermédiaire ou infravalente, qui au lieu d’être une fonction instrumentale de l’Église comme au Moyen Âge, se contente de jouer son rôle de fin intermédiaire limitée au temporel.

3) La liberté des personnes ou « exterritorialité de la personne à l’égard des moyens temporels et politiques » (HI 183). La façon dont Maritain l’envisage anticipe la liberté religieuse définie par Vatican II. Cette situation favorise sans doute moins la vie spirituelle des personnes du côté de l’objet de cette vie (environnement moins porteur), mais elle la favorise du côté du sujet, « dont le privilège d’exterritorialité à l’égard du social-terrestre […] est porté à un niveau plus élevé » (HI 186).

4) L’égalité des hommes contre la convention aristocratique héréditaire propre à l’Ancien Régime.

5) Le bien commun serait une communauté fraternelle à réaliser : « L’œuvre commune n’apparaîtrait plus comme une œuvre divine à réaliser sur terre par l’homme, mais plutôt comme une œuvre humaine à réaliser sur terre par le passage de quelque chose de divin, qui est l’amour, dans les moyens humains et dans le travail humain lui-même. […] Disons que ce serait l’idée – non pas stoïcienne ni kantienne, mais évangélique – de la dignité de la personne humaine et de sa vocation spirituelle, et de l’amour fraternel qui lui est dû » (HI 207-208).

Ces différents points devaient être approfondis et explicités par des analyses ultérieures que Maritain fournit notamment à l’occasion de conférences et qu’il formalise dans nombre d’autres ouvrages qui constituent un ensemble cohérent de sa philosophie politique.

Du bien commun à la loi naturelle

Le premier de ces points à signaler est sa conception classique de la liberté qui s’oppose radicalement à celle des modernes. Au départ de la liberté, dit-il, il y a le libre arbitre qui « est la racine même du monde de la liberté, c’est une donnée métaphysique, nous le recevons avec notre nature raisonnable, nous n’avons pas à le conquérir : il apparaît comme la liberté initiale. Mais cette racine métaphysique doit fructifier dans l’ordre psychologique et moral ; il nous est demandé de devenir dans notre agir ce que nous sommes déjà métaphysiquement, une personne ; nous devons nous rendre par notre propre effort une personne maîtresse d’elle-même et qui soit à elle-même un tout. Voilà donc une autre liberté, une liberté que nous devons chèrement gagner : liberté terminale. […] Nous prétendons donc que la liberté de choix, la liberté au sens de libre arbitre n’est pas sa fin à elle-même. Elle est ordonnée à la conquête de la liberté d’autonomie et d’exultation » (RTL 35-36).

Les modernes – libéraux et socialistes – n’ont de la personne qu’une conception réduite à l’individu, c’est-à-dire qu’ils ne prennent en compte politiquement que sa dimension essentiellement matérielle, ignorant celle, spirituelle, qui ne relève pour eux, au mieux, que de la sphère privée : c’est ainsi qu’ils conçoivent la laïcité. Ils ne connaissent ainsi que la liberté de choix, laquelle est donc déconnectée de toute ascèse, de toute recherche de la vertu et finalement de la notion même de bien. Ainsi, cette erreur anthropologique a des conséquences politiques dramatiques, notamment pour la compréhension du bien commun qui « n’est ni la simple collection des biens privés, ni le bien propre d’un tout […]. C’est la bonne vie humaine de la multitude, d’une multitude de personnes ; c’est leur communion dans le bien-vivre ; il est donc commun au tout et aux parties, sur lesquelles il se reverse et qui doivent bénéficier de lui » (PBC 44-45). C’est seulement en prenant l’homme dans toute son ampleur que l’on comprend la subordination réciproque de la personne et du bien commun, doctrine explicitée par le philosophe dès 1933 et qui sera aussi celle de Pie XI dans Divini Redemptoris (1937), le pape rappelant que « la société est faite pour l’homme et non l’homme pour la société » (n. 29, cf. aussi n. 30). D’où, pour Maritain, « il suit à la fois que le bien commun de la cité temporelle est essentiellement subordonné […] au bien intemporel de la personne humaine prise en tant même que personne, c’est-à-dire en tant que tout doué d’une subsistance spirituelle et appelé à une destinée supérieure au temps, et que cependant le bien temporel de la personne humaine prise en tant qu’individu ou partie de la cité, est subordonné au bien du tout, qui comme tel est supérieur : il est ainsi de la nature des choses que l’homme expose son bien temporel et au besoin sa vie même pour le bien de la communauté, et que la vie sociale impose à sa vie d’individu, partie du tout, bien des contraintes et des sacrifices » (RTL 60-61).

Le souci constant de Maritain pour le respect de la dignité de la personne humaine l’a conduit à réfléchir tout particulièrement aux droits de l’homme, dont il était conscient qu’aucune déclaration ne pourrait jamais être ni « exhaustive » ni « définitive », étant « toujours fonction de l’état de la conscience morale et de la civilisation à une époque donnée de l’histoire » (DH 120). Il comprenait également qu’il était impossible de développer, entre des hommes de traditions culturelles, philosophiques et religieuses différentes, une commune justification rationnelle des droits de l’homme. En revanche, pensait-il, « des hommes mutuellement opposés dans leurs conceptions théoriques peuvent arriver à un accord purement pratique sur une énumération de droits humains » (HE 97). L’expérience a montré que même ce consensus minimum n’était pas évident. Maritain n’a pas connu l’invraisemblable inflation des « droits » nouveaux qui ont vidé les droits de l’homme de leur substance, lui qui insistait aussi sur la prise en compte des devoirs !

Pour Maritain cependant, « le fondement philosophique des Droits de l’Homme est la loi naturelle » (HE 102), et, plus qu’aux droits de l’homme eux-mêmes, c’est vers la loi naturelle que sa réflexion a principalement porté. On sait l’insistance des papes Jean-Paul II et Benoît XVI à réintroduire la loi naturelle dans le champ de la philosophie politique, tant elle est plus que jamais le fondement qui manque à nos démocraties relativistes. Pour ce nécessaire travail intellectuel, Maritain a apporté une matière originale et importante. Il a notamment développé l’idée que le mode de connaissance de la loi naturelle n’était pas celui de la compréhension rationnelle mais celui de la « connaissance par inclination » ou « par connaturalité » (LN 28 et 30). Il a aussi parfaitement montré qu’il y avait, au cours de l’histoire, au fur et à mesure que se développe la conscience morale de l’homme, une perception plus profonde du contenu de la loi naturelle, comme le montre le fait que l’esclavage ou la polygamie, par exemple, étaient jadis admis dans l’Ancien Testament alors que leur rejet relève bien de la loi naturelle. Ainsi, Maritain en arrive-t-il à la définition suivante : « La loi naturelle est une participation à la loi éternelle, participation qui est un privilège de la créature raisonnable et grâce à laquelle cette créature qui pourvoit librement à son propre bien, a une inclination naturelle vers les fins et les actes convenables » (LN 108).

On le voit, Maritain n’envisage pas la loi naturelle comme indépendante ou déconnectée de la loi divine, et il reproche à Grotius (1583-1645) d’avoir commencé à la corrompre en posant l’hypothèse de l’inexistence de Dieu, comme si l’ordre naturel pouvait subsister seul, indépendamment de l’ordre surnaturel. Cela a entraîné une déformation rationaliste de la conception de la loi naturelle, « Dieu n’est plus devenu que le garant de cet ordre, la loi naturelle a cessé d’être une participation à la loi éternelle. […] En réalité, si Dieu n’existe pas, il n’y a pas de pouvoir obligatoire de la loi naturelle » (LN 46). Grotius inaugure le processus de sécularisation de la loi naturelle avant son abandon pur et simple : pour lui, « la raison et la nature humaine ont suffisamment de cohérence et de consistance pour établir la loi ; c’est là le germe de l’absolutisation de la nature et de la raison » (LN 113), qui caractérise la modernité.

De la démocratie

Les conceptions politiques et philosophiques de Maritain ici survolées expliquent son attachement à la démocratie, qui apparaît naturellement comme le meilleur système pour de telles conceptions. Néanmoins, que l’on ne s’y trompe pas, Maritain ne communiait pas à l’idolâtrie actuelle pour la démocratie qui est devenue une coquille vide, il ne l’assimilait nullement au seul jeu électoral et moins encore au mythe du « peuple souverain » uni au dogme de la « volonté générale » cher à Rousseau, il en avait une conception plus substantielle : « Le mot démocratie […] désigne d’abord et avant tout une philosophie générale de la vie humaine et de la vie politique, et un état d’esprit. Cette philosophie et cet état d’esprit n’excluent a priori aucun des “régimes” ou des “formes de gouvernement” que la tradition classique a reconnus pour légitimes, c’est-à-dire pour compatibles avec la dignité humaine » (CD 41). Cependant, écrivait-il ailleurs, « un état de civilisation où les hommes, en tant même que personnes individuelles, désignent par un libre choix les détenteurs de l’autorité, et où la nation contrôle l’État, est de soi un état plus parfait. […] C’est pourquoi le suffrage universel… a une valeur politique et humaine tout à fait fondamentale, et est un de ces droits auxquels une communauté d’hommes libres ne saurait en aucun cas renoncer » (DHLN 86-87).

Sa conception substantielle de la démocratie, qui dépasse la question du régime politique, s’éclaire par son approche classique de la société aujourd’hui largement oubliée. Il distingue la nation, qui est une communauté généralement œuvre de la nature, du corps politique ou de la société politique, réalité humaine fruit de la raison et dont l’État n’est qu’une partie, un instrument au service du tout. L’apparition de l’État a été en elle-même un progrès ; il s’est malheureusement développé en même temps que la conception absolutiste moderne, ce qui a abouti à la notion de souveraineté absolue, du roi d’abord, de la nation ensuite, notion que Maritain rejette vigoureusement dans un chapitre lumineux de L’Homme et l’État (1951). En effet, le concept de souveraineté implique le pouvoir suprême comme séparé des sujets et au-dessus d’eux. La Révolution a transféré la souveraineté du roi à la nation, identifiée à tort avec le corps politique et finalement avec l’État (les trois ne faisant plus qu’un), lequel se retrouve ainsi aujourd’hui tout puissant et seul détenteur de la « souveraineté nationale », ouvrant ainsi un boulevard à l’État despotique, voire totalitaire. « Aux yeux d’une saine philosophie politique, écrit Maritain, il n’y a pas de souveraineté, c’est-à-dire de droit naturel et inaliénable à un pouvoir suprême transcendant ou séparé, dans la société politique. Ni le Prince, ni le Roi, ni l’Empereur n’étaient réellement souverains, bien qu’ils portassent le glaive et les attributs de la souveraineté. L’État non plus n’est pas souverain ; ni même le peuple. Dieu seul est souverain. […] Du peuple comme corps politique nous devons dire, non point qu’il est souverain, mais qu’il a un droit naturel à la pleine autonomie, ou à se gouverner lui-même » (HE 43). Et pour ce faire, Maritain emploie la notion de vicariance développée par saint Thomas d’Aquin, le chef étant vicaire de la multitude : c’est le fait d’investir un autre d’un droit dont il a l’exercice et dont je ne perds pas pour autant la possession.

Pour Maritain, le christianisme et la foi chrétienne ne pouvaient être inféodés à une quelconque forme politique, y compris à la démocratie, il s’en est toujours expliqué clairement. Néanmoins, comme il aimait reprendre l’expression de Bergson affirmant que « le sentiment et la philosophie démocratiques ont leurs plus profondes racines dans l’Évangile » (2), on a parfois reproché à Maritain d’avoir trop identifié démocratie et christianisme. C’est une critique tout à fait recevable sur une question ouverte. Maritain avait une conception très élevée de la politique, héritée d’Aristote et saint Thomas pour lesquels l’éducation à la vertu était centrale. Or, la poursuite du bien commun dans nos sociétés pluralistes est une tâche d’une telle envergure, alors même que la nature humaine est marquée par le péché, que « sa réussite est inconcevable – une fois que la bonne nouvelle de l’Évangile a été annoncée aux hommes – sans l’influence du christianisme sur la vie politique de l’humanité, et la pénétration de l’inspiration évangélique dans la substance du corps politique » (HE 74). C’est pourquoi, pour Maritain, la démocratie ne peut subsister sans l’esprit évangélique (cf. CD 36).

Dernier point que nous ne pouvons qu’évoquer : la proposition de Maritain d’une « autorité mondiale » (cf. HE 225s.) qu’il jugeait nécessaire avec l’interdépendance grandissante des nations (on dirait aujourd’hui la « mondialisation ») mais qu’il voyait assez peu probable ou du moins très lointaine, et dont l’idée est finalement proche de celle développée par Jean XXIII puis Benoît XVI.

Maritain développe une pensée politique riche et cohérente qui reste largement opérationnelle pour notre époque, même si certains aspects mineurs ont vieilli ou sont dépassés. Très peu de catholiques de l’envergure intellectuelle de Maritain ont vraiment réfléchi en notre temps à la chose politique d’un point de vue chrétien. Alors que la « démocratie » – qui l’est de moins en moins – sombre dans le relativisme et le nihilisme, Maritain nous fournit les éléments pour rebâtir une démocratie organique substantielle : ses ouvrages forment un corpus qu’il convient de reprendre à frais nouveaux, en tenant compte d’un contexte différent qui n’est plus celui de la modernité de Maritain, monde encore imprégné de christianisme et de raison, mais celui de notre postmodernité qui a fait de la volonté humaine une idole et qui s’éloigne de plus en plus du christianisme.

Christophe Geffroy

(1) Analyse exprimée dans deux ouvrages collectifs qu’il dirigea : Pourquoi Rome a parlé (1927) et Clairvoyance de Rome (1929).
(2) Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, Alcan, 1932, p. 304. Cité dans HE 81.

Livres de Maritain cités dans l’article :

– Du régime temporel et de la liberté, Desclée De Brouwer, 1933 (RTL).

– Humanisme intégral, Aubier, 1936, rééd. 2000 (HI).

– Christianisme et démocratie (1943), Desclée De Brouwer, 1989 (CD).

– Les droits de l’homme et la loi naturelle, Paul Hartmann, 1943 (DHLN), rééd. complétée sous le titre Les droits de l’homme (1943 et 1947-1948), Desclée De Brouwer, 1989 (DH).

– Principes d’une politique humaniste, Paul Hartmann, 1944 (PPH).

– La personne et le bien commun, Desclée De Brouwer, 1947 (PBC).

– La loi naturelle ou loi non écrite (1950), Éditions Universitaires de Fribourg, 1986 (LN).

– L’Homme et l’État (1951), Desclée De Brouwer, 2009 (HE).

© LA NEF n°248 Mai 2013