Centrale à charbon de Lünen en Allemagne © AdobeStock

Quelle transition écologique ?

Pollution des océans, effondrement des populations animales, changement climatique, crises géopolitiques… Devant cette situation complexe, différentes voix se font entendre. Celles qui pilotent les politiques publiques avec l’espoir qu’une transition technique et sociétale est possible. Celles qui dénient l’urgence du changement et celles qui, au contraire, l’exagèrent.

Charles C. Mann, un journaliste américain, propose de comprendre la crise environnementale à travers une double dialectique : celle du « prophète » et celle du « magicien » (1). Prenant l’exemple de deux savants du XXe siècle, un agronome et un écologue, Norman Borlaug et William Vogt, le journaliste oppose deux visions contradictoires de la société industrielle.
Le premier, partisan de la révolution verte (lancée dans les années 1940), est le père de nouveaux croisements de variétés de blé. Son innovation, non sans externalités négatives (pollution, baisse de la biodiversité, augmentation des intrants, dépendance à des semences « étrangères »), a sauvé néanmoins de la famine et de la disette des pays émergents en surpopulation, affaiblis par des bouleversements socio-politiques.
Le second, constatant l’impact désastreux des révolutions industrielles successives, prédisait la crise de l’environnement que nous vivons aujourd’hui. Le premier a les yeux rivés sur l’urgence des besoins de la population humaine. Le second en mesure toutes les externalités négatives. Aujourd’hui, il semblerait que c’est cette seconde vision qui domine les discours publics. Et pour cause : n’assistons-nous pas à la sixième extinction massive des espèces, avec 60 % des populations animales sauvages disparues depuis 1970 ?

La société du pétrole n’est pas soutenable
Le monde animal sauvage n’est plus la seule victime. La viabilité de la société industrielle est aussi mise en cause, puisque notre mode de production n’est pas soutenable au regard de la diminution des ressources, de la démographie et de la fragilisation de notre écosystème. Pourtant les prédictions les plus catastrophistes n’ont pas été réalisées. Le « pic du pétrole » n’a pas été atteint (les États-Unis, avec les sources non-conventionnelles, sont même redevenus les premiers producteurs mondiaux). Mais pour combien de décennies encore ? La Chine, elle-même très grande consommatrice d’hydrocarbures, se prépare déjà à mettre en place « une société de l’hydrogène » (Wan Gang, dignitaire du régime, à l’agence Bloomberg).
Par ailleurs, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), créé en 1988, enjoint tous les pays membres de l’ONU de réduire drastiquement la production de dioxyde de carbone. Même s’ils admettaient l’incertitude inhérente à tout scénario climatique d’envergure, les rapporteurs s’estimaient cependant « certain à 95 % », en 2014, que l’homme « est la première cause du réchauffement planétaire actuel ».
Passant de 0,02 % à 0,04 %, la présence du CO2 dans l’atmosphère a augmenté de 46 % depuis 1750 (WMO, 2018) et représente des milliards de tonnes qui accentuent l’effet de serre. Dès lors, « afin de stabiliser l’augmentation de la température sous le seuil de 2° par rapport aux niveaux préindustriels », une transition technologique doit être réalisée à l’horizon de l’année 2050 (2).

Une grande disparité géopolitique
Même dans le scénario d’une augmentation de la température de 2°, les conséquences sur l’environnement ne seraient pas négligeables. Mort des coraux d’eau chaude, impact sur les cultures agricoles et la pêche artisanale, fonte des régions arctique et antarctique, inondations côtières et fluviales… Et ce scénario semble déjà compromis. De récentes estimations jugent nécessaire une réduction de 80 % des gaz à effet de serre (GES) pour la France. Notre pays compte pour 1 % des émissions dans le monde, l’UE, pour 10 %, ce qui la place en troisième position après les États-Unis (15 %) et la Chine (30 %). L’Inde et la Russie comptent pour 12 %.
Aucune politique « climatique » ne pourra donc se faire sans coordination mondiale. Et si l’accent est mis trop facilement sur les citoyens, c’est en oubliant que ce sont, en amont, cent multinationales qui sont responsables de 70 % des émissions dans le monde. Ainsi, 300 millions de tonnes d’équivalent CO2 étaient émises par Total en 2017 contre 457 millions pour l’ensemble des Français (3).

La guerre des sceptiques et des catastrophistes
À rebours du consensus sur l’origine anthropique du réchauffement (« l’anthropocène »), un ancien expert relecteur du GIEC (qui fait appel chaque année à des centaines de chercheurs : beaucoup peuvent donc se prévaloir de ce titre), le physicien François Gervais, publiait récemment un essai « sceptique » sur la question (4). Relativisant l’impact des émissions de GES d’origine humaine (sur la base d’arguments difficilement accessibles pour le profane), le chercheur remet en cause le consensus « alarmiste » du GIEC, arguant qu’un spécialiste sur trois (totalisant « 3000 publications ») nuance ou réfute les scénarios proposés par le groupe d’experts, pourtant appuyés par des milliers d’articles de recherche et de nombreuses relectures.
La position de F. Gervais semble répondre à une outrance (l’effondrisme) par une autre outrance (relativisme de l’impact du carbone), et par conséquent, son argumentaire (en plus d’être abscons pour le profane) n’est pas convaincant. En revanche sa position sur la transition énergétique semble plus pertinente. S’il reconnaît que cette transition est inéluctable, « ne serait-ce que parce que les ressources fossiles ne sont pas inépuisables », l’auteur estime que « rien n’oblige à la précipiter, surtout si cela devait entraîner coûts faramineux et désastres écologiques ».
De fait, une politique prétendument « verte », si elle s’affranchissait par exemple du nucléaire, serait insoutenable (comme l’Allemagne l’a constaté à ses dépens). Elle est aussi souvent prétexte à reformuler des idéologies anticapitalistes abstraites et « antipolitiques », poussant les citoyens à désespérer de leurs politiques publiques.
Ainsi du courant « collapsologue », porté au sein de l’institut Momentum, par des chercheurs issus des milieux « activistes » ou anarchistes, Pablo Servigne, Raphael Stevens et Gauthier Chapelle (5). Ces derniers estiment ainsi que « l’effondrement » de notre « société thermo-industrielle » est inéluctable. Selon eux, l’effondrement ne sera pas un événement, mais une série de catastrophes systémiques et consécutives au changement climatique et aux bouleversements sociopolitiques. Imprédictible, il serait pourtant certain, et peut-être même aurait-il déjà eu lieu.

La civilisation du bull-shit
Déniant à nos sociétés la capacité de prendre des décisions pertinentes, ils invitent leurs lecteurs à accepter sereinement, et avec un imaginaire renouvelé, la catastrophe (c’est la « collapsosophie », la sagesse de l’effondrement). Sorte d’épicurisme (pour son côté désengagé du « système », son goût de la coopération et de la sobriété), naïf, millénariste et paganisant, cette philosophie, qui se prévaut autant de la « raison que de l’intuition », peine à convaincre un lecteur chrétien autant sur le plan de la science que de la foi. On leur préférera un de leur proche, l’ingénieur et essayiste Philippe Bihouix, plus nuancé et plus au fait de la résilience de nos sociétés, qui propose de son côté une « désescalade » vers une civilisation des « low-tech » (6).
La rhétorique de l’effondrement, autant que celle des climato-sceptiques, a finalement l’avantage d’être invérifiable et de provoquer une telle stupeur chez les lecteurs, que l’invalidité (et parfois le burlesque) des « solutions » proposées se passe aisément de rigueur démonstrative, au profit d’un discours pseudo-religieux (mâtiné d’ailleurs de défiance pour les religions institutionnelles). L’effondrement est finalement bien derrière nous, mais peut-être a-t-il eu lieu d’abord dans les classes de philosophie. On peut espérer et même se réjouir d’une transition vers une nouvelle société plus « écologique » et plus « conviviale ». Mais craignons autant les faux prophètes que les prétendus magiciens.

Yrieix Denis

(1) Charles C. Mann, The Wizard and the Prophet : Two Groundbreaking Scientists and Their Conflicting Visions of the Future of Our Planet, 2018 (cité par Thomas Mahler, site Le Point du 13 juin 2019).
(2) GIEC, Rapport de synthèse, 2014.
(3) Anthony Cortes, Marianne, « Petits gestes, sans grands effets », juin 2019.
(4) François Gervais, L’urgence climatique est un leurre, prévenir un gâchis économique gigantesque, L’Artilleur, 2018, 304 pages, 20 €.
(5) Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Gauthier Chapelle, Une autre fin du monde est possible, Seuil, 2018, 336 pages, 19 €.
(6) Voir Philippe Bihouix, L’Âge des low tech. Vers une civilisation techniquement soutenable, Seuil, 2014 ; et Le bonheur était pour demain, Seuil, 2019, 384 pages, 19 €.

© LA NEF n°316 Juillet-Août 2019