Dieu et la question du mal

La pandémie de Covid-19 (coronavirus) pousse à s’interroger : comment Dieu peut-il permettre de telles calamités ? La présence du mal, en effet, est l’un des arguments le plus souvent avancés pour refuser l’existence de Dieu. Aucune réponse n’est totalement satisfaisante si l’on n’admet pas une part de mystère.

L’animal humain, courageux et loyal entre tous, éprouve quelquefois des difficultés à assumer ses responsabilités. Aussi n’a-t-il pas craint d’attribuer le mal au Destin ou à quelque autre puissance surnaturelle. Jupiter lançait la foudre, Poséidon faisait trembler la Terre, Mars déclenchait les conflits armés, Apollon envoyait la peste, l’Éternel endurcissait le cœur de Pharaon, ou frappait à mort les nouveau-nés… En vain Platon proclamait-il dans sa République que « Dieu n’est pas en cause, n’est pas responsable », il fallait une explication, et le Ciel – coupable idéal – était forcément derrière ces événements fâcheux. Ce réflexe n’est d’ailleurs pas totalement infondé : quand on médite sur les déchaînements de la nature ou de la folie, on peut se dire que tant de haine ou de destruction font entrer en jeu des forces plus qu’humaines.
Avec le temps, les hommes ont voulu exonérer Dieu de toute cruauté. Peut-être ont-ils réalisé qu’ils avaient jusque-là projeté sur Dieu leur propre désir de vengeance ou d’éradication de l’ennemi. Dieu a fini par devenir « le bon Dieu », dernier refuge de toute bonté. Mais alors si Dieu est bon, d’où vient le mal ? Ce qui est sûr, c’est qu’il paraît choquant de dire : Dieu pourrait intervenir, mais il ne le fait pas. Il semble plus approprié de plaider l’impuissance de Dieu. C’est une réponse qu’on entend souvent : Dieu ne peut rien face au mal. C’est une réponse humaine, dotée d’une forte valeur compassionnelle. Mais justement : n’est-elle pas trop humaine ?

LE SCÉNARIO DE L’IMPUISSANCE DIVINE
Dieu fragile, impuissant, désormais incapable d’assurer l’entretien et la réparation de sa création ? L’idée a pu séduire. Après avoir rendu Dieu responsable des pires maux, on a entrepris de l’exonérer de toute responsabilité en la matière. Dieu aurait pris sa retraite : voilà qui pourrait expliquer bien des choses. Par exemple, que la création soit abandonnée à elle-même, que les catastrophes ravagent la planète, que les méchants ne soient plus comme jadis frappés par le châtiment divin, et que des millions d’innocents subissent un sort épouvantable sans que le Ciel intervienne. Dans Le Concept de Dieu après Auschwitz (1984), Hans Jonas affirmait que « Dieu n’est pas intervenu, non pas parce qu’il ne voulait pas, mais parce qu’il ne pouvait pas ». Il ne s’agit pas d’un renoncement temporaire à exercer sa toute-puissance, mais d’un abandon irréversible de prérogative. Cette renonciation est, selon Jonas, le prix à payer pour octroyer la liberté à l’homme : « Dans le simple fait de permettre à la liberté humaine d’exister, il y a un renoncement à la puissance divine. » Bref, il s’agirait d’un départ en retraite inéluctable, rationnellement nécessaire : « Pour que le monde soit, Dieu a dû renoncer à son propre être ; il s’est dévêtu de sa divinité. »

UN PIÈTRE ALIBI
Le départ en retraite anticipée de Dieu, volontaire ou non, voilà qui expliquerait bien des choses. Et pourtant… Première difficulté : supposons que l’univers et l’homme n’existent pas par eux-mêmes. Dieu crée l’univers et l’homme. Puis il se retire. L’univers et l’homme peuvent-ils se mettre à exister par eux-mêmes ? Peuvent-ils cesser de devoir l’existence au créateur ? Question métaphysique : une réalité qui, à l’instant de sa création, n’existait pas par elle-même, peut-elle acquérir une totale indépendance existentielle ? « La créature sans le créateur s’évanouit », rappelle le dernier concile.
Deuxième difficulté, plus considérable. Même si Dieu était contraint de se retirer pour laisser la place à la liberté et au monde, il n’en resterait pas moins que c’est Lui qui a enclenché le processus. Et alors, ou bien Il savait qu’en créant un monde d’hommes libres, Il faisait courir le monde à sa perte. Il était donc responsable des conséquences. Ou bien Il a manqué de visibilité, et alors c’est un apprenti-sorcier qui fait de nous des cobayes d’une expérience qui tourne au jeu de massacre. L’idée d’un Dieu qui prend sa retraite n’est donc pas une si bonne idée. En tout cas, c’est un mauvais alibi.

UN MONDE SANS MAL ?
L’énigme reste entière. Si l’alibi de l’impuissance de Dieu n’est pas recevable, pourquoi Dieu ne supprime-t-il pas d’un coup de baguette magique maladies, violences, cruauté, guerres, catastrophes ? C’est peut-être un préjugé humain. Si nous avions le pouvoir d’éradiquer toute forme de mal ou de malheur, nous ferions disparaître toute douleur physique… Problème : ma main, posée sur une plaque de cuisson incandescente, pourrait être brûlée sans que je m’en rende compte. Ah non ! car nous supprimerions également toute destruction des tissus organiques et toute maladie. Très bien : on me pousse dans l’escalier ? Même pas mal ! On me tire dessus : je suis indemne ! Pas mal, en effet, mais que reste-t-il de la valeur de nos vies ? Où sera la joie de soigner et de guérir, quel sera le bonheur de jouir de la santé ? Si, dès cette vie, je suis physiquement et psychologiquement invulnérable, plus rien ne peut m’atteindre. Songeons même à l’inconvénient d’une existence terrestre immortelle. Un rendez-vous manqué, une dispute, une crise ? Aucune importance : nous avons tout le temps de faire connaissance ou de nous raccommoder.
Imaginons maintenant que nous fassions disparaître toute méchanceté et toute cruauté. Quel soulagement ! Sans doute, mais que reste-t-il de la liberté et de la responsabilité humaines ? Nous voilà tous automatiquement empêchés de faire autre chose que le bien. Ne devenons-nous pas des marionnettes irresponsables ? On me verse du cyanure : ça me fait l’effet d’une aspirine. Certes, dans notre monde où la malveillance n’est que rarement neutralisée, l’ampleur des crimes et des génocides est inacceptable. Le prix à payer paraît décidément trop lourd. C’est vrai, mais alors à partir de quel seuil faudrait-il mettre un frein à l’agressivité égoïste des hommes inhumains ?
Bref, en réfléchissant un peu, on s’aperçoit qu’un monde de personnes vraiment libres et responsables a un coût : c’est de permettre une certaine dose de mal. Ce qui est certain, c’est que Dieu, s’il existe, n’exerce pas sa toute-puissance comme nous serions tentés de le faire, en cassant la gueule à nos ennemis et en pulvérisant tout obstacle à notre sacro-saint confort.

L’ULTIME MYSTÈRE
Il reste, à l’évidence, un mystère : celui du mal naturel. Dieu a non seulement donné l’existence au monde, mais il maintient ce monde en vie. Il le conserve en garantissant le fonctionnement de ses lois. Dès lors, Dieu n’est-il pas en définitive le seul et unique responsable de tous les événements qui surviennent ? En principe, tout est sous son contrôle : depuis la moindre bactérie jusqu’au plus terrible séisme. Certes, la présence de certains maux dans la création est salutaire : il s’agit des maux prophylactiques, qui nous préviennent d’un danger (comme la sensation de brûlure citée plus haut nous avertit de la combustion possible). Mais pour une douleur qui joue le rôle de signal, combien de souffrances interminables, d’épreuves insensées, de calvaires indéfiniment prolongés…
Alors pourquoi Dieu ne modifie-t-il pas les principes de la physique du globe pour éviter les tsunamis ou les lois de la biologie pour enrayer les pandémies ? Qui oserait affirmer que les catastrophes naturelles constituent des avertissements salutaires pour les habitants de notre planète ? Par exemple que la Grande Peste ou le VIH sont des incitations pédagogiques à l’hygiène alimentaire ou sexuelle ? C’est pourquoi certains théologiens estiment que la création tout entière est le lieu d’un combat entre Dieu et des anges déchus (des démons). Le livre de la Sagesse dit dans ce sens : « Dieu n’a pas fait la mort, c’est par la jalousie du démon que la mort est entrée dans le monde. » L’idée serait que la liberté de ces anges désobéissants a été jugée préférable à un contrôle totalitaire de la création, et que certaines catastrophes inacceptables résultent d’un désordre semé dans la création par un esprit jaloux ! De même que le mal commis par les humains est la rançon amère de la liberté qui leur est octroyée, les catastrophes naturelles pourront être les symptômes d’une révolte dans la création. Cette proposition théologique ne supprime pas notre responsabilité (la complicité avec les forces du mal). Au moins nous encourage-t-elle à chercher le secours ailleurs que dans nos seules ressources humaines. L’orgueil humain face au mal consiste principalement dans la prétention de l’éradiquer par nos seuls moyens.

Paul Clavier

Paul Clavier, responsable du département de Philosophie de l’Université de Lorraine (paul.clavier@univ-lorraine.fr), a notamment publié Dieu sans barbe (La Table Ronde, 2002), L’énigme du mal (Desclée de Brouwer, 2010) et 100 questions sur Dieu (La Boétie, 2013).

© LA NEF n°300 Février 2018, mis en ligne le 27 mars 2020