La Peste de Louis Duveau (1849) © Wikipedia

Réflexion pour temps de confinement

Nous avions voulu croire la fin du monde derrière nous, façon de nous rassurer et d’aménager notre survie. C’était compter sans ce qui nous arrive aujourd’hui : une peste en Chine nous expose, du fait de l’interférence de nos économies, à une pandémie d’autant plus meurtrière qu’elle paralyse nos moyens de défense. Cette propagation du fléau à l’univers entier démystifie la mondialisation en laquelle on aurait voulu voir la promesse d’un nouvel âge d’or. Ne voilà-t-il pas que celui qui croyait pouvoir embrasser l’univers n’est plus, confinement oblige, qu’« un homme dans un cachot qui, ne sachant si son arrêt est donné, emploie cette heure, peut-être la dernière, à jouer au piquet ». (Pascal, Pensées, 163). Ce n’est pas sans conséquences que l’on passe du monde clos à l’univers infini. La propagation des épidémies était jadis circonscrite par la limitation des échanges : la peste noire du quatorzième siècle, pour citer celle qui marqua le plus notre mémoire collective, s’étendit de Venise en 1348 à Gênes en 1349, ravageant la Lombardie pour passer en Provence et remonter le couloir rhodanien, encore jalonné de nos jours par les « croix de peste » qui mémorisent en espace et en temps les limites du fléau, ainsi, à proximité de chez moi en Ardèche, Satillieu 1351. Aujourd’hui la perméabilité de nos sociétés à l’épidémie fait des mesures barrière, conçues par les pouvoirs publics, de simples gestes de conjuration incapables de contenir l’inquiétude. La peur devient alors un facteur décisif dans le gouvernement des peuples, avec un degré d’intensité que le Moyen Âge en ses heures les plus sombres n’avait jamais atteint.

On avait voulu faire de nous des nomades, en perpétuel déplacement, sans patrie, sans racines, citoyens du monde, cosmopolites. C’était la nouvelle éthique universaliste. C’était surtout la nouvelle gouvernance : rendre le troupeau humain plus docile, plus moutonnier en le vouant à une perpétuelle transhumance par les drailles incertaines de quelque Larzac ou autre Margeride : « En marche, hommes de la terre ! Circulez, il n’y a rien à voir. » On avait déjà connu cela au Siècle des Lumières, où l’on recommandait le mouvement des hommes la circulation des marchandises, la fluctuation des capitaux, la fluidité des idées ; on rêvait de sociétés liquides, dissolvant les habitudes, emportant jusqu’à la loi naturelle. Tout passe, tout coule, tout s’efface. C’était la loi de la monnaie érigée au quinzième siècle en principe universel d’équivalence, avec l’institution bancaire, les Fugger à Augsbourg et les Médicis à Florence, l’invention du billet à ordre et la croyance que la circulation des biens leur confère une valeur ajoutée. Fascination d’un espace qui va s’élargissant, Christophe Colomb, Marco Polo, Vasco de Gama, Ibn Batouta nous font passer d’un monde clos à un univers infini.

L’illimitation ne pouvait s’en prendre à l’espace sans se saisir aussi du temps. Alors qu’il ne dispose que du présent, l’homme allait toujours davantage spéculer sur l’avenir. Espérance messianique, foi révolutionnaire, progrès technologique, les sociétés cherchaient de plus en plus dans « l’en avant » une solution imaginaire aux problèmes actuels laissés sans réponse : on déplaçait vers un futur hypothétique ce que l’on ne voulait plus demander à une expérience plurimillénaire qui avait pourtant su franchir tant d’obstacles et résoudre tant de difficultés.

Faute de pouvoir assumer le passé, on se projette dans un futur qu’on pare des prestiges de l’éternité. Or la vie éternelle n’est pas une « outre-vie », elle est la plénitude de la vie, une présence totale sans la moindre esquive vers l’inchoatif ni vers le révolu. Ainsi Kierkegaard voulait que l’on réalisât l’éternité dans l’instant. Tel est la condition d’une vie spirituelle accomplie. « Rêver d’un autre monde que le nôtre n’a aucun sens », disait Nietzsche, homme pieux s’il en fût, qui savait que la vie éternelle se réalise ici-bas. Ayons le courage d’en assumer la charge ici et maintenant et d’en porter les exigences, mais on doit convenir que seul le Christ l’aura su faire.

Marchands d’illusions s’il en est, les hommes politiques prônent le changement, trompeuse esquive de leur obligation d’œuvrer au présent. Le mal viendrait de loin ; à en croire les paléontologues, il remonterait au néolithique, il y a quelque huit mille ans, quand l’homme se fut hissé au sommet de l’échelle des vivants : « Emplissez la terre et soumettez-la », lit-on en Genèse, I, 28. Est-ce une justification à l’expansion disproportionnée d’une espèce qui, de quelques milliers de têtes au néolithique, s’élève aujourd’hui à huit milliards d’individus, tandis que les autres espèces vont en décroissant jusqu’à disparaître pour 90 % d’entre elles ? Trêve alors de consumérisme, de mondialisme, de trans humanisme. L’homme rêvait de coloniser les planètes les plus lointaines pour y installer son surplus de population. N’aurait-il pas donné dans la plus folle des démesures ? Ne lisait-on pas cependant, dans les années 50, sous la plume de Pierre Teilhard de Chardin : « l’homme est l’axe et la flèche de l’évolution », téméraire affirmation qui met l’humanité en charge d’une avancée qui précipite son anéantissement.

On avait marché sur la lune, on est astreint aujourd’hui à « demeurer en repos dans une chambre, tandis que la durée de ce confinement est prolongée de jour en jour. Nous voici dépossédés des deux dimensions de notre pensée et de notre action, l’espace et le temps. Il est une manière symbolique de les redéployer, le jeu. C’est Pascal longtemps familier des tapis verts, non pour l’argent mais pour le jeu lui-même, qui nous le dit : le jeu par les chances qu’il nous donne à courir, rouvre tout grand le champ des possibles, quand on l’aurait cru fermé, que ce soit pour perdre ou pour gagner. L’éventualité quelle qu’elle soit est préférable à la réclusion. L’auteur de la « règle des partis » en témoigne. Un jour les surréalistes présenteront la vie comme un grand jeu, seule manière d’échapper à l’enfermement d’une condition humaine jugée insupportable. Le pari de Pascal avait-il été autre chose ? Dans son « joueur d’échecs », Stefan Zweig fera du jeu la seule issue à une condition humaine vécue comme carcérale. Que l’on doive perdre ou gagner, le jeu aura ouvert des éventualités, suscité une attente, permis une projection dans un avenir que l’on aurait cru interdit. Et c’est ainsi que le joueur se change en guetteur, tout entier tendu dans l’attente de ce qui advient. Le chasseur à l’affût d’un dix cors, en lequel il se métamorphose pour mourir dévoré par ses chiens, figure, chez Giordano Bruno, cette chasse spirituelle, terminée en sacrifice, qui nous ouvre au divin. La tension héroïquement soutenue s’approfondit en attente de Dieu, cette prière naturelle qui fait du guetteur un veilleur. Celui-ci n’attend plus rien mais il sait que ce rien est l’incognito d’un Dieu qui se cache pour ne se révéler qu’à la plus patiente des longanimités. Alors il prie. C’est ce qu’on peut faire de mieux dans le confinement.

Pierre Magnard

Pierre Magnard, philosophe spécialiste notamment de Pascal, est professeur émérite à l’université Paris-Sorbonne, il a été lauréat du grand prix de philosophie de l’Académie française.

© LA NEF le 30 mars 2020, exclusivité internet