Mgr André Léonard © Marek Blahuš-Travail personnel-Commons.wikimedia.org

Pour en finir avec  Richard Dawkins

Richard Dawkins, célèbre biologiste et éthologiste britannique, théoricien et vulgarisateur de la théorie de l’évolution, publiait en 2006 un ouvrage qui connut un grand succès de librairie : Pour en finir avec Dieu, que l’on réédite en France. Mgr André Léonard a lu ce livre emblématique pour nous.

Le titre de l’ouvrage, largement diffusé, de Richard Dawkins, Pour en finir avec Dieu (1), est plus prétentieux que celui de l’original anglais The God Delusion, mais il exprime adéquatement l’intention démesurée de l’auteur. Comment peut-on prétendre offrir une solution définitive à la question la plus fondamentale de toute l’histoire humaine ? Cette hubris intempérante est surprenante sous la plume d’un savant doué d’un esprit rigoureux et jouissant d’une très large culture. Car, je dois l’avouer, j’ai rarement lu un ouvrage aussi pénétrant et bien informé que celui de Dawkins. Je salue en lui un authentique ami de la raison, cette faculté qui nous est commune à tous et constitue la base de notre dignité humaine. Si bien que tous, athées ou croyants, nous avons toujours intérêt à être, d’une manière ou d’une autre, des « rationalistes » convaincus.
Mon intention, en écrivant cet article, n’est donc pas d’« en finir avec Richard Dawkins ». Comment prétendre en finir avec une pensée profonde et bien articulée ? Oserait-on en finir avec Platon, Aristote, Kant ou Hegel ? Même si la pensée de l’auteur est probablement moins géniale que celle des philosophes précités (et de beaucoup d’autres encore), je marquerais mon désaccord avec quiconque prétendrait en finir purement et simplement avec les interrogations et les affirmations de Dawkins. Si j’ai donc de nettes réserves par rapport aux thèses de son ouvrage et vais ici exposer les principales d’entre elles, je le ferai avec le respect critique qu’exprime le mot célèbre de Pascal : « Athéisme, marque de force d’esprit, mais jusqu’à un certain degré seulement » (édition Sellier, 189). Ne pouvant commenter tous les chapitres de l’ouvrage dans le cadre d’une brève recension, je me limite à quelques points saillants.

L’ÉVOLUTION DARWINIENNE
Sur le plan scientifique, Dawkins ratifie en bloc la théorie darwinienne de la sélection naturelle, allant même jusqu’à en faire le « Sésame, ouvre-toi ! » de toute l’aventure de la biosphère, au point de sembler minimiser le rôle du hasard. Pourtant, si j’ai bon souvenir, Darwin joue sur un double registre pour expliquer la complexification croissante, en principe improbable, de la vie, celui de mutations aléatoires et celui de la sélection qui retiendra les plus performantes d’entre elles. N’est-ce pas là une atteinte étonnante portée par l’auteur au dogme darwinien ?
D’autres atteintes auraient probablement été beaucoup plus pertinentes. Par exemple, celles de biologistes mathématiciens comme D’Arcy Thompson (2), qui concèdent que les microévolutions à l’intérieur des espèces s’expliquent bien à partir « du hasard et de la nécessité », comme aurait dit Jacques Monod, mais jugent que, pour les macroévolutions d’une espèce à une autre, d’autres facteurs interviennent. Divers indices, en effet, suggèrent, selon eux, que l’évolution ne s’est pas faite uniquement par développement continu, mais aussi, parfois, par sauts brusques d’un type à l’autre sans la médiation de nombreux chaînons intermédiaires. De même qu’on ne passe pas graduellement d’une forme mathématique à une autre, ainsi la transition d’un plan d’organisation à un autre se ferait de manière non graduelle, selon des formes quasi platoniciennes, analogues aux célèbres Gestalte de Goethe, sortes de structures archétypales inscrites dans les lois de la nature et soutenant l’extraordinaire capacité d’auto-organisation de la biosphère.
Ce seul exemple, parmi beaucoup d’autres, me suggère que Dawkins a quelque difficulté à se représenter ce que j’appellerais « une pensée objective » dans la nature. Qu’il rejette toute idée d’un « dessein intelligent », je le comprends et l’approuve s’il rejette par-là simplement l’idée d’un Dieu qui, en direct, insufflerait, du dehors, de l’intelligibilité à chaque étape du développement cosmologique et biologique. Mais il traite par prétérition la question de la présence d’une « pensée objective » au sein même de la nature. Pour le dire familièrement, « il y a de l’idée » dans le fait que l’évolution nous ait finalement dotés de deux oreilles et de deux yeux ou, plus encore, qu’elle ait produit la polarité du masculin et du féminin pour assurer la reproduction de la plupart des espèces vivantes. Cette « idée », cette « pensée objective », cette « information » ne réclament-elles pas une information originelle de la matière ? Et, si oui, quel est le support de cette information ? Sans doute notre auteur se méfie-t-il, non sans raison, des penseurs qui parlent prématurément d’une « finalité » présente dans la nature. Ce qui, par une bienheureuse incohérence, ne l’empêche pas de parler de « pour » et d’« en vue de » quand il évoque les performances de l’évolution de la vie (cf. p. 254, 467-471, par exemple).

AUCUNE PENSÉE DE L’ÊTRE
Plus fondamentalement, ce qui me laisse perplexe, c’est l’absence chez Dawkins de toute pensée de l’être. Jamais, il ne s’interroge sur l’existence même des choses, seulement sur leur évolution et leur organisation. Or il faut bien admettre que quelque chose doit toujours avoir « existé ». La thèse métaphysique est imparable : Ex nihilo nihil fit : « De rien, rien ne peut devenir ». Nécessairement, « quelque chose » existe de toute éternité, sans « commencement » pensable. Mais quoi ? Dirons-nous avec Lemaître et Hubble que c’est « l’atome primitif », celui qui a connu le fameux « big-bang », mais que les astrophysiciens contemporains se représentent plutôt comme un ensemble de « champs » fondamentaux décrits par des équations, qui ont des propriétés bien particulières de symétrie. Très bien. Mais d’où vient cette « information » originelle ? Comme pas mal d’autres athées, Dawkins risque de me répondre : « Éternité pour éternité ! Vous croyez en un Dieu éternel qui n’a ni origine ni pourquoi. Eh bien, moi je pense que l’atome primitif existe de toute éternité avec l’information qu’il contient. » Le problème est qu’une Pensée éternelle, pénétrée de sens et source de sens, est parfaitement pensable, tandis qu’une information en soi, un logiciel sans logicien, un programme sans programmeur, sont difficiles, voire impossibles à penser. Quoi de plus raisonnable que d’explorer la possibilité que, si l’évolution cosmique et biologique finit par produire un animal pensant, l’homme, c’est parce que l’Univers a lui-même sa source ultime dans une Pensée ?
Mais peut-être Dawkins est-il incapable de penser une Pensée éternelle parce que, comme saint Augustin avant sa conversion, quand il était encore manichéen, il est incapable de penser autre chose qu’une réalité matérielle. Un indice de cette difficulté est qu’il croit pouvoir réfuter Dieu en arguant que cet Être omniscient et tout-puissant devrait présupposer un autre Concepteur qui l’aurait programmé et construit à la manière dont, selon lui, Dieu serait pour nous un Supervivant matériel ayant programmé les lois de l’Univers. Mais ce n’est pas du tout de cette manière-là que nous pensons Dieu !
Par contre, je trouve excellente la thèse de l’auteur affirmant qu’il est vain de chercher Dieu dans les lacunes provisoires ou définitives de la science. La foi en Dieu ne se fonde pas en raison sur les vides de notre savoir, mais plutôt sur l’émerveillement devant une plénitude (ultimement, celle de l’existence même) dont aucun existant ni la somme de tous les existants du monde ne détiennent la source.
Semblablement, je juge tout à fait pertinente la thèse de Dawkins refusant, en tout cas dans un premier temps, de requérir Dieu comme fondement premier de l’obligation morale. Car cela supposerait une obligation préalable, celle de devoir obéir à Dieu. De plus, comment pourrions-nous savoir ce que Dieu nous commande si nous n’avions pas déjà déterminé par notre raison les lieux où la volonté divine peut se révéler à nous. Notre auteur rejoint en un sens saint Thomas quand il tient que seule notre raison peut être le fondement premier et immédiat de nos devoirs moraux, Dieu ne pouvant en être que le fondement ultime par le biais de la création de notre nature humaine.

PRÉSUPPOSÉS MATÉRIALISTES
En sens contraire, je ne puis que regretter la lecture réductrice qu’il fait de certains phénomènes en vertu de ses présupposés matérialistes. Ce qui l’amène à interpréter a priori les apparitions de Lourdes, par exemple, comme des hallucinations, ce qui ne tient pas du tout la route quand on étudie de près l’expérience de Bernadette Soubirous. Même chose à propos des miracles que l’Église, à l’époque contemporaine, ne reconnaît qu’après des constats médicaux rigoureux, confirmant leur caractère scientifiquement inexplicable, mais que Dawkins tient a priori comme impossibles. La raison est un bien infiniment précieux, mais qui se dénature quand, renonçant à l’universalité qui la caractérise, elle rétrécit a priori la richesse du réel au nom d’un dogme rationaliste et matérialiste indigne de la raison elle-même.
Quand il aborde les questions d’exégèse de l’Ancien et du Nouveau Testament, Dawkins est particulièrement décevant. Sa culture philosophique et historique est considérable et largement au-dessus de la moyenne de ce qu’on peut trouver chez la plupart des scientifiques. Mais, quant à l’interprétation des données textuelles, il est d’un fondamentalisme étonnant. Il semble ignorer que l’inspiration de l’Écriture n’est pas à comprendre comme un parachutage d’information tombant verticalement et divinement du ciel. Or la Parole de Dieu retentit forcément dans la caisse de résonance de la culture humaine. On dirait que l’auteur veut délibérément l’ignorer, comme si, par exemple, les appels à massacrer les nations étrangères, les tribus païennes environnantes, dans le livre de Josué, étaient l’expression directe de la volonté divine et non pas le retentissement, dans la culture violente du temps, de l’invitation pressante à ne pas laisser le culte des idoles contaminer la foi au Dieu unique.
Même l’interprétation du Nouveau Testament fournie par Dawkins est d’un simplisme étonnant, jusqu’à penser qu’il n’y a pratiquement rien d’historique dans la vie de Jésus. Il pourrait donc lire avantageusement les quatre premiers volumes (3500 pages environ) de l’ouvrage monumental de John P. Meier : Jesus, A Marginal Jew. Rethinking the Historical Jesus (3). Cela le rendrait plus modeste. Car, en dépit de sa large culture, l’auteur ne peut prétendre être un nouveau Pic de la Mirandole. Celui-ci n’aurait pas confondu l’Immaculée Conception de Marie avec la conception virginale de Jésus, comme le fait Dawkins…
Ceci dit, la lecture de son Pour en finir avec Dieu est tonique et bienfaisante, car elle oblige les croyants et les théologiens à développer systématiquement une nouvelle apologétique justifiant en raison le « pourquoi » de notre affirmation de Dieu et de notre foi en Jésus, tel que le Nouveau Testament et l’Église nous le présentent, ainsi que j’ai tenté de le faire dans mon livre Les raisons de croire.

Mgr André Léonard

(1) Richard Dawkins, Pour en finir avec Dieu, 2006 : réédité le 1er mars 2018 chez Tempus/Perrin.
(2) Cf. son ouvrage Forme et croissance, Seuil, 2009.
(3) En traduction française : Un certain Juif, Jésus. Les données de l’histoire, Cerf, 2009.

Mgr André Léonard est théologien, longtemps membre de la Commission théologique internationale (CTI), professeur de philosophie puis supérieur du Séminaire Saint-Paul à Louvain-la-Neuve, évêque de Namur (1991) puis archevêque de Malines-Bruxelles (2010-2015), Mgr André Léonard est l’auteur de nombreux ouvrages ; citons notamment les excellents livres suivants : Foi et philosophies. Guide pour un discernement chrétien (Éditions Lessius, 1991, rééd. 2005), Les raisons d’espérer. Court traité théologique (Presses de la Renaissance, 2008), Les raisons de croire (Sarment-Le Jubilé, 2010) : essai d’apologétique particulièrement remarquable. Et il a publié avec le Père Henry Haas, Bonjour Espérance ! Via Romana, 2017, 260 pages, 19 € : savoureux échanges entre un évêque et un prêtre, comédien et metteur en scène ; c’est riche, joyeux, plein d’espérance comme l’indique si bien le titre.

© LA NEF n°300 Février 2018, mis en ligne le 31 mars 2020