Rod Dreher à Rome en 2020 © Yrieix Denis

« Vers un totalitarisme mou »

Rod Dreher est un journaliste et un essayiste de premier plan aux États-Unis. Il est actuellement rédacteur en chef au magazine The American Conservative, où il tient une chronique quotidienne très suivie. Son best-seller, Le pari bénédictin (1), a été traduit en France en 2017. Entretien.

La Nef – Dans Le pari bénédictin, vous avertissiez qu’un « moment Trump » risquait de n’être qu’un sursaut illusoire pour les chrétiens. Comment les choses se présentent-elles, trois ans après son élection ?
Rod Dreher
– Ces trois dernières années se sont mieux passées que beaucoup d’entre nous ne l’ont craint, bien qu’elles se caractérisent surtout par des occasions manquées. Trump n’est pas un bon politique, et il ne se préoccupe pas vraiment de faire son travail. Cependant, à chaque fois que Trump m’énerve en faisant quelque chose de stupide, il me suffit d’écouter la gauche américaine.
La meilleure chose qu’ait faite Trump, c’est de nommer de nombreux juges conservateurs dans les tribunaux fédéraux, dont deux à la Cour suprême. Il s’agit de nominations à vie. Avec le temps, comme les électeurs américains deviendront plus progressistes et moins religieux, les juges seront la dernière ligne de défense pour les conservateurs sur les questions sociétales et religieuses. Si Trump se fait réélire, il aura presque certainement l’occasion de nommer un, voire deux juges supplémentaires à la Cour suprême, et beaucoup de juges fédéraux aux échelons inférieurs. C’est pourquoi voter pour Trump est important.
D’un autre côté, nous ne pouvons nous permettre d’être naïfs sur l’état du christianisme aux États-Unis. Son déclin continue, notamment chez les moins de 35 ans. Pour les Français, ça n’a rien de nouveau, mais pour les Américains c’est un vrai changement. Beaucoup de chrétiens américains refusent de regarder cela en face.

Depuis Reagan, la matrice intellectuelle du parti républicain mélange conservatisme sociétal et libéralisme économique : existe-t-il une alternative idéologique au sein du parti ? Et des concurrents crédibles face à Trump ?
Non, Trump n’a pas de concurrents actuellement. Ça ne sert à rien de le défier. Il reste populaire au sein de la base du parti républicain. Les choses ne bougeront que pour remplacer Trump après son départ. Ce sera, bien sûr, soit l’année prochaine, soit en 2025. Il est clair que le parti républicain est en train de devenir celui des conservateurs culturels et de la classe ouvrière blanche, alors que les Démocrates sont le parti des minorités ethniques et des progressistes blancs éduqués. Il ne fait aucun doute pour moi que des hommes de valeur comme le sénateur Hawley et J.D. Vance représentent l’avenir du parti républicain.
Il faut imaginer que la plupart des Républicains en poste à Washington ne peuvent comprendre le monde autrement que d’un point de vue reaganien. Lorsque j’étais à l’université dans les années 80, les Démocrates étaient complètement déconnectés. Ils ne pouvaient comprendre le monde que selon la vision de Franklin D. Roosevelt. Le parti républicain est aujourd’hui dans le même état. Il est actuellement dans une position difficile : l’ancien refuse de mourir, et le neuf ne peut pas encore naître. Le réalignement du parti républicain se fera selon ces lignes populistes. Le parti devra cependant trouver un moyen de gagner l’électorat hispanique. Ce sera son plus grand défi après Trump.

Qu’est-ce qui empêche les chrétiens « traditionnels » de voter à nouveau pour les Démocrates ?
Eh bien, si les Démocrates n’étaient pas si hostiles aux enfants à naître et aux conservateurs religieux, je songerais vraiment à voter pour eux. Mais ce sont des fondamentalistes radicaux sur l’avortement et les revendications LGBT – ce qui veut dire qu’ils considèrent les chrétiens dans mon genre comme leurs pires ennemis. La liberté religieuse est un problème de taille aux États-Unis, et cela ne va pas s’arranger. Que se passera-t-il si les revendications LGBT se heurtent aux libertés religieuses ? Qui prévaudra ? Ces problématiques feront l’objet d’une bataille judiciaire pendant les vingt prochaines années.
La gauche contrôle l’élite culturelle des États-Unis, et quasiment toutes les institutions – en particulier, croyez-le ou pas, les grandes entreprises. Le capitalisme « woke » [terme issu de l’anglais awake (réveillé) désignant les activistes de la gauche radicale, ndlr] est un phénomène nouveau et puissant. Aussi décevant et même rageant que soit le parti républicain, quelle est l’alternative ? Il n’y en a pas.

Le débat politique aux États-Unis semble de plus en plus polarisé. Quelle évolution voyez-vous pour la situation des chrétiens à long terme ?
Je suis pessimiste. Il y a de moins en moins de chrétiens « traditionnels » aux États-Unis. Par « traditionnels », je veux dire ceux qui croient que la religion communique avec autorité des vérités éternelles et des réalités transcendantes. Comme je l’ai écrit dans Le pari bénédictin, les recherches en sciences sociales sur les jeunes générations sont profondément déprimantes pour moi, qui suis attaché à la tradition dans mes convictions religieuses. Les questions familières sur lesquelles porte le combat culturel – avortement et revendications homosexuelles – échappent aux partisans de la tradition.
L’opinion publique concernant l’avortement est stable depuis près de cinquante ans – une majorité d’Américains soutient la légalisation de l’avortement dans certaines limites – mais concernant les revendications homosexuelles, le combat culturel s’est soldé par un désastre pour les idées traditionnelles. L’idéologie du genre est aussi populaire. Le christianisme traditionnel s’oppose à tous ces phénomènes, bien sûr, et l’intolérance va croissant contre des gens comme nous. On nous prend pour des gens sectaires. Je ne pense pas que les chrétiens les plus âgés – ceux de plus de 50 ans – comprennent vraiment à quel point ces changements sont profonds.
Je ne cesse d’entendre des chrétiens traditionnels qui travaillent comme universitaires, juristes ou médecins, ou dans d’autres professions – et ils ont tous peur pour leur emploi. Pas plus tard que la semaine dernière, un médecin m’expliquait qu’il découragerait ses enfants d’étudier la médecine, parce que l’idéologie du genre a totalement imprégné les études de l’école de médecine. Tout cela se passe sans que les prêtres ou les pasteurs ne remarquent quoi que ce soit. Je trouve incroyable qu’en France vous ayez eu la Manif pour Tous, alors que nous n’avons rien connu de ce genre.
Je crois que la plupart des chrétiens ne cherchent qu’à rentrer dans le rang. Dans la prochaine décennie, dans les années 2020, je pense que les chrétiens traditionnels auront plus de difficulté à nier la réalité de la situation. Il existe encore beaucoup de chrétiens – encore une fois, les plus vieux – qui croient pour je ne sais quelle raison que le président Trump enrayera ces évolutions. Ils se mentent à eux-mêmes. Après Trump, le déluge. Alors, les chrétiens traditionnels américains commenceront à comprendre ce que les chrétiens européens voient avec plus de clarté : le « pari bénédictin » est notre meilleure chance de survivre à la persécution qui vient.

Compte tenu de l’évolution démographique aux États-Unis, selon laquelle les Américains seront majoritairement d’origine hispanique dans les décennies à venir, l’élection de Mgr Gomez à la tête de la Conférence épiscopale des États-Unis signifie-t-elle la reconnaissance par l’Église américaine que son avenir est hispanique ?
Je ne sais pas si la nomination de Mgr Gomez indique nécessairement cette conclusion, mais il ne fait aucun doute que l’avenir de l’Église américaine sera latino. Il y a dix ans, le nombre de Blancs quittant l’Église catholique était si conséquent que, sans l’immigration latino-américaine, le catholicisme américain se serait effondré dans les mêmes proportions que les Églises protestantes historiques aux États-Unis. La question est de savoir si les enfants des immigrants latino-américains resteront dans l’Église catholique après leur assimilation au sein d’une culture américaine plus sécularisée ? Je suis sceptique. La culture populaire américaine est une puissante machine à séparer les jeunes gens de leur foi.

En France, les Églises évangéliques enregistrent un nombre important de conversions (les chrétiens évangéliques représentaient 50 000 personnes en France métropolitaine il y a 50 ans ; ils sont dix fois plus actuellement), notamment d’anciens catholiques. Le prosélytisme évangélique menace-t-il l’Église catholique aux États-Unis ?
L’Église catholique est bien trop grosse aux États-Unis pour risquer un véritable effondrement, mais elle subit de lourdes pertes, qui sont masquées par sa taille immense. Il y a dix ans, deux éminents chercheurs en sciences sociales qui étudient la religion aux États-Unis ont observé que, sans l’importante immigration latino-américaine, l’Église catholique américaine déclinerait dans les mêmes proportions que les Églises protestantes historiques non-évangéliques. Cela signifie que les descendants d’immigrants européens catholiques disparaissent de l’Église. Ils se fondent dans la culture sécularisée. Nous verrons, je crains, la même chose arriver aux enfants de ces immigrants latino-américains.
On rencontre souvent des chrétiens évangéliques qui sont d’anciens catholiques. Lorsqu’on leur demande pourquoi ils ont quitté le catholicisme, la réponse est toujours la même : parce que leur expérience de foi dans le catholicisme était comme morte et formelle ; c’est seulement chez les évangéliques que leur foi est devenue vivante.

Le problème principal de l’Église catholique américaine n’est-il pas qu’elle est trop riche et trop puissante ?
C’est possible et même probable. Le journaliste catholique américain Philip Lawler, de Boston, a écrit il y a quelques années un très bon livre sur la grandeur et la décadence de l’Église catholique dans cette ville profondément catholique. Sa thèse est que l’Église catholique y est devenue influente parce qu’elle était la voix de nombreux immigrants irlandais qui ont inondé la ville au XIXe siècle, et dont la présence défiait l’orgueilleuse élite protestante. Puis, au XXe siècle, c’est l’Église qui s’est retrouvée dans la position de l’élite. Elle a été tellement subjuguée par son pouvoir et sa richesse qu’elle a oublié la raison de l’existence de l’Église : sauver des âmes et faire des disciples. Cet orgueil est une des sources de la grande chute de l’Église à Boston.

Le journaliste français Nicolas Senèze, correspondant à Rome du journal La Croix, suggère l’existence d’un complot de la part de catholiques américains pour renverser le pape François (2). Ce soupçon est-il fondé ?
C’est une théorie du complot fréquente au sein de l’aile gauche de l’Église qui soutient le pape François. Elle est idiote. Il est vrai qu’il existe de riches hommes d’affaires catholiques qui s’inquiètent de la direction progressiste que prend l’Église sous François, et ne veulent pas rester les bras croisés. Je ne les blâme pas du tout. Mais la situation est bien plus complexe que ne veulent l’admettre les partisans de François qui crient au complot. La plupart des personnes dont ils parlent ont soutenu la Papal Foundation, une organisation caritative fondée par l’ex-cardinal McCarrick pour lever des fonds au profit des initiatives caritatives du Saint-Père.
On s’aperçoit maintenant que McCarrick utilisait les dons de ces riches laïcs catholiques pour acheter de l’influence à Rome. Le FBI enquête actuellement sur la potentielle utilisation illégale de dons reçus par la Papal Foundation. Après l’affaire McCarrick, quelques-uns de ces hommes d’affaires ont réalisé que les cardinaux américains – qui sont tous administrateurs de la fondation – abusaient de leur fidélité pour les voler. Ils veulent à raison user de leur poids pour réformer l’Église, sur le plan théologique et sur d’autres plans. Ils sont las de tout remettre aux clercs. Ils ont vu des générations d’évêques et de cardinaux conduire l’Église au bord du gouffre – et ils sont résolus à en changer la trajectoire. Pourquoi auraient-ils tort ?

En février dernier, vous avez déclaré lors de la National Conservatism Convention, que l’Occident était menacé par une nouvelle forme de totalitarisme, une « dictature rose ». Quelle est cette menace ?
À cause de la Guerre froide, nous imaginons le totalitarisme dans le cadre d’un État fort, staliniste, utilisant la puissance de l’État contre le peuple libre. Mais cette vision est trop étroite. Je crois que le totalitarisme qui vient est un totalitarisme mou, qui ressemblera davantage au système chinois de crédit social, dans lequel l’État contrôle tous les aspects de la vie des gens à travers l’usage qu’ils font de leurs téléphones et d’autres technologies, et accorde ou refuse des privilèges selon le comportement social des individus.
Ainsi, il y a beaucoup de raisons de craindre qu’à l’avenir, les autorités utilisent le droit et les autres pouvoirs dont ils disposent pour surveiller les citoyens qui refusent l’idéologie du genre, les revendications LGBT, la soi-disant « diversité » et d’autres aspects du programme sociétal progressiste – et nous opprimeront.
Ce sera non seulement l’État, mais aussi l’université, les entreprises, qui suivront à la trace nos comportements et nos discours, et nous puniront en fonction d’eux. Les gens qui voient cela clairement sont ceux qui ont vécu sous le communisme. Ils sonnent aujourd’hui l’alarme, mais personne ne les écoute, du moins en Amérique. Nous n’imaginons pas que cela puisse nous arriver. Mais, selon l’avertissement de Soljenitsyne, ce qui s’est passé en Russie pourrait se passer n’importe où sur terre.
D’ores et déjà, aux États-Unis, nous commençons à voir des gens qui craignent de dire ce qu’ils pensent, de peur qu’on les accuse de racisme, d’homophobie, de transphobie, etc., et que cela leur coûte leur travail. Cela arrive déjà par endroits, et c’est de plus en plus répandu. Les chrétiens progressistes n’auront rien à craindre, parce qu’ils ne menacent pas la Dictature rose (le concept est de l’intellectuel américain James Poulos). Mais les chrétiens fidèles la menacent – et la Dictature rose, y compris ses séides privés au sein des institutions et des grandes entreprises, nous réprouveront.

Propos recueillis par Yrieix Denis et Arnaud Fabre.
Traduction d’Arnaud Fabre

(1) Rod Dreher, Comment être chrétien dans un monde qui ne l’est plus. Le pari bénédictin, Artège, 2017 (cf. La Nef n°299 de janvier 2018).
(2) Cf. Nicolas Senèze, Comment l’Amérique veut changer de pape, Bayard, 2019.

© LA NEF n°324-325 Avril-Mai 2020