La Nef c’est d’abord un homme. Ou plutôt deux. Jésus et Christophe Geffroy. Magnifique attelage, que demande le peuple ?
Tout commence, je crois, quand, après les sacres illicites de 1988, lorsque Mgr Lefebvre ayant ordonné quatre évêques pour lui succéder se met en porte-à-faux de Rome, un jeune homme fraîchement converti et qui se sent une vocation de journaliste malgré sa formation d’ingénieur se met en tête de lancer, quasiment seul, un organe de presse catholique, d’esprit traditionnel dans la fidélité au Magistère. Ou pour reprendre ses mots plus exacts : « dont l’un des charismes serait de défendre d’une manière non exclusive le maintien des formes liturgiques antérieures à la réforme de 1969 » (in La Nef, n°100, décembre 1999).
Ainsi, ni une, ni deux, en décembre 1990, il y a trente ans, Christophe Geffroy, sa femme, et un disciple du nom de Thomas Grimaux, lançaient sur le marché un mensuel à la couverture monochrome et au logo en friselis, sur quoi flottait fièrement La Nef, c’est-à-dire le navire de Pierre survivant à la tempête, soulignée de la magnifique phrase du Christ de saint Jean : « Il y a des demeures nombreuses dans la maison de mon père » (Jn 14, 2). Dans l’une de ces demeures, on s’en doute, se trouvaient les catholiques attachés à ce qui deviendra la forme extraordinaire de l’unique rite romain, quand Benoît XVI aura enfin mis bon ordre à la querelle, et c’était d’eux que Christophe Geffroy et son journal se firent notamment les porte-parole – La Nef ayant toujours plaidé pour les deux formes liturgiques et leur paisible cohabitation, se voulant un pont entre des mondes qui s’ignoraient alors. Incroyable temps et rude époque que celle de ces débats minutieux, non seulement sur le rite mais encore et surtout sur les échappées de Vatican II, notamment sur la liberté religieuse, qui aura vu une génération entière de catholiques, surtout en France, à la suite de Mgr Lefebvre, s’écharper et pour certains rester fidèles au pape, pour d’autres s’en éloigner, quitte à y revenir. Formidable période dont sont demeurées quelques cicatrices, quoique le temps ait fait son œuvre, et que des imprécisions eussent depuis été reformulées, des quiproquos levés, des contradictions résolues, formidable période que La Nef, à la suite de son capitaine, traversa avec fougue, courage, et dans une quête rare de la vérité.
Car La Nef n’a jamais été seulement ça, si l’on ose dire, quoique ce fût déjà beaucoup mais qui l’aurait condamnée à épuiser rapidement son sujet : La Nef donc a aussi été, et demeure, un merveilleux lieu de débat, où côtoyant les profonds pères abbés des grandes abbayes bénédictines, cisterciennes ou autres de notre temps, des intellectuels, des écrivains, des politiques, des cardinaux, dont le moins célèbre n’est pas Joseph Ratzinger, firent et font vivre la pensée, à travers les vicissitudes du temps.
En trente ans, plusieurs générations s’y croisèrent : d’abord l’inoubliable Jean-Marie Paupert, infatigable bretteur, dont Christophe Geffroy n’a cessé de redire tout ce qu’il lui devait, comme homme de presse, comme plume et comme cerveau éclairé ; bien sûr les compagnons de labeur, comme Thomas Grimaux déjà cité, mais aussi Isabelle Roure (aujourd’hui Solari), Blandine Fabre, Bruno Nougayrède, Marie-Aude Lejeune, Hervé Pennven, l’abbé Benoît, Marine Tertrais, Loïc Mérian, Paul-Marie Coûteaux, Annie Laurent, Michel Toda, Yves Chiron… sans oublier les fidèles abbés Gouyaud et Spriet, et à travers eux, comme un fil d’or qui relie ces décennies le cher Philippe Maxence, directeur de L’Homme Nouveau, fidèle au poste quasiment depuis le début.
Pour la mémoire de La Nef, il faudrait encore citer feus Gilbert Pérol, éminent connaisseur des relations internationales, et François-Georges Dreyfus, historien et esprit acéré.
Au milieu de ce bouillonnement, et se retournant sur ces décennies, on constate que La Nef traita en profondeur certains sujets vers quoi le génie propre de Christophe Geffroy le portait : outre l’amour de la liturgie bien entendu (toujours ouvert aux deux formes de l’unique rite romain), l’école, les relations internationales, la vie et les « questions sociétales », l’histoire, les théories politiques et économiques occupent une place de choix parmi les thèmes traités au fil des ans. À partir de cet amour conjoint de l’Église et de la France, chacune dans son ordre, qui transpire à toutes les pages, La Nef aura ferraillé pour que l’homme soit remis ou conservé à sa place, un homme libre mais ordonné à une fin supérieure, celle du salut dans l’amour du Dieu trinitaire ; un homme dont la dignité se déploie dans les ordres communautaires, sociaux et politiques. Ainsi, le fond de La Nef sera toujours demeuré critique devant la vague libérale, sous tous les aspects de ce terme. Ainsi, le fond de La Nef sera-t-il toujours demeuré souverainiste, devant la vague de la mondialisation. Ainsi, le fond de La Nef sera-t-il toujours demeuré conservateur devant la vague de la révolution des mœurs qui est plutôt une corruption. Ainsi, le fond de La Nef sera-t-il toujours demeuré écologique devant la vague de destruction de la création.
On pourrait multiplier les exemples de cette stabilité et de cette continuité, si rares et si précieuses dans un temps saccadé, saccagé, entrecoupé de palinodies intellectuelles et découpé par l’invasion numérique générale. Au milieu de cet océan déchaîné, entre monstres marins et icebergs effrayants, Christophe Geffroy, dont tous ceux qui le connaissent savent le sérieux, l’application, la persévérance, bref le travail – qualité ô combien impressionnante pour l’auteur de ces lignes.
Mais, et ce n’est pas un secret, si La Nef doit tant à Christophe, lui-même doit autant à sa femme Brigitte, qui l’accompagne outre conjugalement, professionnellement depuis le début. La Nef, c’est ainsi un rare exemple d’entreprise familiale qui ait accordé ses principes et sa réalité.
Dans des heures où l’Église militante est hélas secouée, comme toujours, de l’intérieur et de l’extérieur, c’est finalement plus qu’un navire, un îlot de stabilité que représente La Nef, dont les vœux de son fondateur, de fidélité au Magistère et d’accueil bienveillant de la parole romaine et ecclésiale, auront finalement été exaucés et réalisés, au moins journalistiquement. Bien entendu, tout étant perfectible en ce bas monde, si La Nef manque de quelque chose, c’est encore de cette masse de lecteurs potentiels, errant sans boussole, qui devraient venir se surajouter à ses abonnés fidèles. Puisse cet avent et ce Noël, sous la glace du confinement, exaucer encore ce vœu-ci. Pour que Nef et que chrétienté continuent.
Jacques de Guillebon
© LANEF n°331 Décembre 2020