Henri Quantin, professeur de Lettres en Khâgne, publie un ouvrage remarquable sur les affaires d’abus sexuels sur mineurs dans l’Église, assurément l’un des tout meilleurs sur le sujet, à la fois profond, plein de compréhension et d’humour, et d’une liberté de ton et d’analyse rare en la matière. Une réussite, à lire absolument sur le sujet.
La Nef – Les crimes sexuels semblent devenus le sujet central dans l’Église en France : que cela vous inspire-t-il et pourquoi vous être penché sur cette question ? Qu’avez-vous voulu apporter de plus sur ce sujet avec votre livre ?
Henri Quantin – En elle-même, l’importance prise par le sujet n’est pas mauvaise, si elle permet de crever l’abcès et de faire la lumière. Benoît XVI invitait même à être reconnaissant envers la presse anticléricale, « dans la mesure où c’est la vérité ». C’est la possibilité de cette paradoxale gratitude et ce « dans la mesure où » que j’ai voulu creuser. Mon apport, je crois, est de me tenir à égale distance des deux camps qu’évoquait déjà Maritain dans l’après-concile : les « Moutons de Panurge », surreprésentés médiatiquement, qui ont transformé les affaires en argument pour que l’Église se modèle sur l’air du temps ; les « Ruminants de la sainte Alliance », qui ont confondu amour de l’Église et aveuglement ou mauvaise foi partisane. En outre, sans négliger les questions qui fâchent, j’essaie d’intégrer la dimension surnaturelle : le mystère du mal et de l’Église, au-delà du fait divers.
Vous établissez des parallèles passionnants entre l’affaire du curé d’Uruffe, Guy Desnoyers, et l’affaire Preynat : pourquoi et quelle conclusion en tirez-vous ?
Guy Desnoyers, le curé d’Uruffe qui tue sa maîtresse et l’enfant qu’elle porte, offre un précédent de « prêtre-monstre » qui fait la Une. La comparaison avec Preynat est très instructive : pour l’opinion, le premier est monstre bien que prêtre, le second est monstre parce que prêtre. En 1958, le juge condamne Desnoyers sans accuser l’Église ; soixante ans plus tard, le procès médiatique condamne l’Église quitte à oublier Preynat. Les deux curés réagissent aussi différemment : Preynat est plutôt dans une culture de l’excuse et dit qu’on n’aurait pas dû l’ordonner (ce qui n’est pas faux canoniquement, mais un peu indécent dans sa bouche) ; Desnoyers déclare qu’il réparera en prêtre.
Un coupable de crimes sexuels a-t-il une place dans l’Église, peut-il être pardonné ?
Je suis perplexe à l’idée qu’un baptisé pourrait ne pas avoir sa place dans l’Église, mais il faut que cette place ne soit ni un déni de justice, ni une nouvelle violence faite aux victimes. Desnoyers, qui passe vingt-deux ans en prison, puis trente ans comme familier à Kergonan, a une juste place : celle du pénitent. Évidemment, celui qui juge sa réputation ou même l’exercice de son sacerdoce plus important que la vie éternelle aura quelque mal à comprendre.
Vous dénoncez ceux qui fustigent le passé (trop moral, trop rigide, trop clérical et masculin…) pour expliquer les crimes sexuels sur mineurs : que leur répondez-vous ?
Tout cela est un enfumage des Moutons de Panurge pour faire avancer leur cause. Les statistiques montrent plutôt un pic des actes pédocriminels à une époque où la tendance était au « appelez-moi Gérard » et « on ira tous au paradis », plus qu’à la soutane impeccable et aux menaces des peines de l’enfer pour onanisme. J’admets que Preynat était idolâtré par certains parents, mais son aura lui venait par contraste, pour des fidèles déboussolés par la grande opération déchetterie de l’après-concile. Quand Mgr Decourtray mettait des guillemets à « coupable » pour le désigner, ce n’était pas au nom d’une morale sévère !
Le « cléricalisme » est-il une explication suffisante pour expliquer ces crimes et pourquoi une telle difficulté à reconnaître, avec Benoît XVI, la part de responsabilité de la mentalité « Mai 1968 » dans ces affaires ?
Au XIXe, dénoncer le cléricalisme pouvait aller jusqu’à un appel à tuer les prêtres. Le mot exige donc la prudence. S’il signifie une vénération irraisonnée pour son curé, c’est encore un enfumage ou un anachronisme. C’est juger Desnoyers au lieu de Preynat. Benoît XVI précise bien sûr que la pédophilie est d’abord une perversion individuelle, mais il rappelle le mépris envers la morale qui sévissait dans les années 1960-1970, y compris dans certains séminaires. Comment cela n’aurait-il pas fragilisé les digues contre le passage à l’acte ? Quand des commentateurs autorisés écrivent que la morale sévère crée des pervers, sans un mot pour le bien attesté « Front de Libération Pédophile », vous pouvez douter de leur honnêteté. G. Cuchet parle de « sanctuarisation idéologique de Vatican II » ; cela peut hélas s’étendre à l’après-concile. Ceci dit, ça ne disculpe pas l’Église, comme le croient un peu vite les Ruminants. Quand le monde a perdu toute conscience, elle a d’autant plus vocation à être la conscience du monde, et parfois sa mauvaise conscience. Être lucide sur le péché qui abonde permet seul de proclamer que la grâce surabonde.
Propos recueillis par Christophe Geffroy
Henri Quantin, L’Église des pédophiles. Raisons et déraisons d’un processus sans fin, Cerf, 2021, 370 pages, 20 €.
© LA NEF n°337 Juin 2021