Mgr Lefebvre en 1981 © Marcel Antonisse : Anefo-Commons.wikimedia.org

Que sont les traditionalistes ?

Yves Chiron, bien connu de nos lecteurs, vient de publier une imposante et passionnante Histoire des traditionalistes (1), assurément appelée à devenir une référence en la matière. Elle tombe à pic au moment où la question « tradi » revient sur le devant de la scène. Nous publions ici la version longue et complète de l’entretien réduit pour raison de place paru dans La Nef n°345 de mars 2022.

La Nef – Lorsque l’on évoque les « traditionalistes », on pense spontanément à Mgr Lefebvre et à son combat pour la messe traditionnelle et contre le concile Vatican II ; or, vous montrez dans votre livre que l’histoire des traditionalistes remonte bien plus loin : d’où viennent-ils, qui sont-ils et que défendent-ils ?

Yves Chiron – Le qualificatif « traditionalistes » apparaît dans le Magistère avec la Lettre sur le Sillon de saint Pie X, en 1910. Le pape affirmait : « les vrais amis du peuple ne sont ni révolutionnaires ni novateurs mais traditionalistes. » Le qualificatif existait déjà depuis plusieurs décennies. Émile Poulat a attiré l’attention sur un courant spécifique : la contre-révolution catholique, c’est-à-dire les catholiques (prêtres, évêques ou laïcs) qui, tout au long du XIXe siècle et au XXe siècle, ont été hostiles à la Révolution et à ses suites, non d’abord par nostalgie du roi mais par refus des principes de 1789. Les contre-révolutionnaires catholiques étaient hostiles au libéralisme intellectuel et moral, c’est naturellement qu’ils sont devenus anti-modernistes, anti-progressistes, etc.

Encore aujourd’hui, certains rattachent l’esprit du courant traditionaliste à celui de l’Action française dans sa désobéissance face à sa condamnation par Rome en 1926 : que pensez-vous de cette position ?

Il n’y a pas de lien direct entre Action française et traditionalisme catholique, et certainement pas une filiation. Le traditionalisme catholique est antérieur à l’Action française. En revanche il est vrai que l’Action française a rejoint, généralement, le combat contre le libéralisme, dans tous les domaines, le combat contre le modernisme, le refus de la séparation de l’Église et de l’État. Mais ce n’est pas parce qu’il avait des sympathies pour l’Action française que Mgr Lefebvre est devenu la figure de proue du traditionalisme. D’ailleurs ces supposées sympathies n’ont pas été démontrées. Mgr Lefebvre conviendra lui-même qu’il n’avait pas lu les livres de Maurras.

De même, que penser des liens qu’établissent certains entre le traditionalisme et Vichy ?

C’est historiquement faux. À l’époque du régime de Vichy, les grandes figures de ce qu’on appellera plus tard le traditionalisme étaient des jeunes gens ou des prêtres ou des laïcs d’âge mûr. Certains ont été d’authentiques résistants (Michel de Saint-Pierre, Mgr Ducaud-Bourget, ou la future Mère Marie-Dominique, qui sera une des cofondatrices des Dominicaines du Saint-Esprit), d’autres étaient dégagés des options politiques (tel le futur Mgr Lefebvre), d’autres encore étaient d’ardents maréchalistes (Jean Madiran, Jean Ousset) ou engagés dans les réformes de l’État français (tel Louis Salleron, théoricien du corporatisme agricole). Les choix qu’ils ont faits en 1940-1944 n’ont pas déterminé leurs combats ultérieurs pour la foi catholique.

En quoi le concile Vatican II marque-t-il réellement le développement du courant traditionaliste et est-il à ce moment uni, homogène ou déjà disparate ?

Le traditionalisme est antérieur au concile Vatican II, qu’on pense à la Pensée catholique de l’abbé Luc Lefèvre et à la Cité catholique de Jean Ousset, nées dans l’après-guerre, ou aux combats que l’abbé de Nantes engage dès les années 1950. Mais le concile Vatican II a été un catalyseur. C’est plus ce que j’ai appelé le « péri-concile » (ce qui se disait et s’écrivait avant, pendant et après le concile) et certaines l’application du concile qui ont d’abord été contestées que les textes mêmes du concile. Dès cette époque, et plus encore après, et jusqu’à aujourd’hui, il n’y a pas de front uni des traditionalistes face au concile. L’abbé de Nantes, à travers sa critique du MASDU, est sans doute le premier, avec les sédévacantistes (nés au Mexique), à refuser la totalité du concile. En revanche, dès l’époque du concile, certains – la Pensée catholique, par exemple – cherchent à défendre l’orthodoxie et la légitimité des textes officiellement promulgués contre l’interprétation et l’application qui en sont faites.

Vous montrez que le catéchisme a donné lieu à des oppositions vigoureuses, mais c’est surtout la réforme liturgique qui va mobiliser les traditionalistes et un nombre important de fidèles : pourquoi cette vive réaction, que demandaient les opposants à la réforme ?

Critique des nouveaux catéchismes et critiques ou refus de la nouvelle liturgie sont, en effet, les principaux vecteurs du combat traditionaliste dans les années 1970. C’est naturel puis que ce sont deux domaines qui concernent directement les fidèles : la façon dont la foi est enseignée aux enfants et la façon dont elle s’exprime à la messe et dans les autres sacrements (lex orandi, lex credendi). En France, la bataille des catéchismes s’est déroulée en plusieurs rounds : dans les années 1950, dans les années 1967-1969 et à partir de 1980. Ce que j’ai appelé les « trois batailles du catéchisme » ont été gagnées par les traditionalistes : Rome a fait retirer les manuels contestés ou les a fait corriger ; mais cela ne signifie pas qu’ils ont été remplacés par des manuels correspondant aux attentes des traditionalistes.

En ce qui concerne la messe, le combat a été presque universel et on peut dire qu’il reprend aujourd’hui. Sans entrer dans le détail des objections, la « nouvelle messe », issue de la réforme liturgique engagée avant même la fin du concile, a été critiquée pour la définition qui en a été donnée en 1969, la minimisation du caractère sacrificiel et propitiatoire, la désacralisation de son déroulement, etc. On doit relever que des corrections, non minimes ou marginales, ont été apportées fin 1969 et des éclaircissements ou réaffirmations donnés par Paul VI dès novembre 1969.

Mgr Lefebvre et la Fraternité Saint-Pie X (FSPX) qu’il crée vont vite polariser l’attention : pourquoi se lance-t-il dans la bataille et en vient-il à tenir des propos et des positions de plus en plus extrêmes contre la messe, le concile, le pape lui-même… lui qui avait voté tous les textes de Vatican II et s’était réjoui de la réforme liturgique jusqu’au missel de 1965 ?

Mgr Lefebvre a été, pendant le concile, un des chefs de file de ce qu’on appelait la « minorité », c’est-à-dire ceux qui, principalement à travers le Cœtus Internationalis Patrum (CIP), militaient pour des réaffirmations doctrinales ou la condamnation de diverses erreurs face à des textes ambigus ou des propositions trop audacieuses. Mais il ne mettra en cause publiquement le concile que plusieurs années plus tard.

Sur la réforme liturgique, également, il n’a pas eu d’emblée une position hostile. Lors de la consultation de l’épiscopat avant le concile, en 1959, il est favorable à « un élargissement de la possibilité de célébrer la messe le soir ». Par la suite, lors des premières mises en œuvre de la réforme liturgique, il n’est pas hostile à l’introduction de la langue vernaculaire dans certaines parties de la messe, mais dès janvier 1964 aussi il s’alarme des « initiatives les plus invraisemblables » et il s’indigne que dans nombre d’églises « les règles liturgiques sont impunément violées ».

Les positions radicales de Mgr Lefebvre ne rendaient-elles pas la rupture avec Rome en 1988 inéluctable ?

Entre 1965 – fin du concile – et 1988 – date de sa décision de sacrer des évêques sans le consentement de Rome –, il s’est passé plus de vingt ans. Le concile Vatican II n’a pas porté immédiatement les fruits que beaucoup espéraient, Paul VI lui-même en a été attristé et l’a publiquement regretté à plusieurs reprises. La crise qu’a connue l’Église, et qui avait commencé avant le concile il faut le rappeler, a été à son paroxysme dans les années 1970. Il y a eu, si l’on peut dire, une radicalisation parallèle de Mgr Lefebvre. Et il n’a pas accordé crédit à la restauration qu’ont tentée ensuite le pape Jean-Paul II et le cardinal Ratzinger (le « plan Ratzinger » en 1982, les conférences sur le catéchisme en 1983, l’Entretien sur la foi en 1985, etc.). Ses adversaires diront qu’en 1988 Mgr Lefebvre avait perdu « le sens de l’Église », on peut dire, au minimum, qu’il n’avait plus confiance en Rome.

D’un autre côté, sans préjuger des torts des uns et des autres, comment expliquez-vous la fermeté de Rome face aux traditionalistes en général et à la FSPX en particulier dans ces années 70-80, alors que cette période fut celle d’un laisser-aller assez général dans l’Église sans guère de condamnations, notion que l’on espérait dépassée ? Autrement dit, pourquoi Rome n’a-t-elle pas laissé se dérouler « l’expérience de la Tradition » comme le demandait Mgr Lefebvre, au même titre que d’autres « expériences » dans l’Église ?

Effectivement, Mgr Lefebvre lui-même a demandé à plusieurs reprises, sous Paul VI puis sous Jean-Paul II, qu’on laisse la FSPX faire « l’expérience de la Tradition » ; expression qui d’ailleurs scandalisait les « ultras » (tel le P. Guérard des Lauriers). Mais il faut bien considérer que le Saint-Siège a toujours lié messe et concile, a toujours refusé que le concile Vatican II soit remis en cause ou refusé.

Vous montrez bien qu’il y avait chez Mgr Lefebvre un refus radical de la « nouvelle messe », ce qui signifiait non seulement un refus absolu de la célébrer pour les prêtres, mais aussi l’injonction aux fidèles de ne pas aller à cette « nouvelle messe » le dimanche s’ils ne pouvaient avoir de « messe traditionnelle » : comment est née cette position radicale, perdure-t-elle toujours au sein de la FSPX et existe-t-elle aussi au sein des instituts traditionalistes reconnus par Rome ?

Mgr Lefebvre a refusé dès le début de célébrer la nouvelle messe (celle de 1969). Les affirmations, répétées jusqu’à récemment, qu’il aurait célébré cette messe en certaines occasions sont historiquement fausses. En revanche, avant 1969, il a pu accepter certaines réformes antérieures, notamment il a en certaines circonstances concélébrer. Mais son refus de la nouvelle messe est entier dès 1969. En revanche, si la célébration de la messe traditionnelle a été une des caractéristiques de la FSPX, l’assistance des fidèles à la nouvelle messe, en cas de nécessité, a été tolérée pendant longtemps. Puis, là aussi, il y a une radicalisation. Mgr Lefebvre n’a jamais remis en cause la validité en soi, doctrinale, du nouvel Ordo missae, mais il a mis en garde contre un risque d’invalidité dans certaines célébrations. Et aussi il a contesté dès le départ la validité juridique de son obligation.

Le refus de la « nouvelle messe » et du concile Vatican II est le cœur de la résistance de la FSPX et aucune réelle évolution n’a été perceptible chez elle sur ces questions, malgré quelques espoirs après les années 2000 lors d’une reprise de dialogue entre Rome et la FSPX : est-il possible dès lors d’espérer un jour un accord et une réintégration dans la pleine communion des membres et fidèles de la FSPX ?

Le concile Vatican II a été la pierre d’achoppement des dialogues engagés entre la FSPX et le Saint-Siège sous Jean-Paul II, comme sous Benoît XVI et sous le pape François. Paradoxalement, ou parallèlement, le pape François a fait de larges concessions canoniques à la FSPX, sur la célébration des mariages et le pouvoir de confesser. Sur la longue durée, on constate une réintégration progressive, mais inachevée.

La rupture avec Rome de Mgr Lefebvre en 1988 par un acte qualifié par Jean-Paul II de « schismatique » a permis l’éclosion d’une mouvance traditionaliste en pleine communion ecclésiale qui a dépassé en chiffres celle tournant autour de la FSPX : quels sont les faits les plus marquants à retenir de cette mouvance depuis 1988 ?

Depuis 1988, la FSPX reste, en nombre de prêtres, le plus important des instituts traditionnels, mais il y a eu la naissance de plusieurs instituts traditionnels en communion avec le Saint-Siège : la Fraternité Saint-Pierre, la Fraternité Saint-Vincent Ferrier, l’Institut du Christ-Roi, l’Institut du Bon Pasteur, d’autres encore ; sans parler des monastères qui ont retrouvé eux aussi la voie de la communion. La levée des excommunications, concédée par Benoît XVI en 2009, n’a pas eu d’effet déterminant ; en revanche, le motu proprio de 2007 libéralisant la messe traditionnelle fut un événement proprement historique, que rien ne pourra effacer parce qu’il a consolidé et légitimé un mouvement plus ancien.

Comment analysez-vous le motu proprio Traditionis custodes, marque-t-il une rupture sur la question traditionaliste ?

Ce motu proprio a été un coup de foudre dans un ciel serein, même si, dans les mois précédents, une enquête avait suscité des inquiétudes. Ce qui a surpris aussi c’est que des décisions soient prises sans que les instituts, abbayes et communautés paroissiales concernées aient été au préalable consultés. Pour autant, une nouvelle guerre liturgique a-t-elle été ouverte ? Beaucoup dépendra des évêques. On pourrait d’ores et déjà faire un premier bilan, pays par pays, sinon diocèse par diocèse. Où y a-t-il eu des suppressions, où y a-t-il un statu quo ? En revanche, l’obligation (même occasionnelle) de la concélébration est posée à nouveau. Et autre élément d’inquiétude : les ordinations sacerdotales avec le rituel traditionnel. La question se posera de façon aiguë dans les mois à venir.

François, dans sa lettre aux évêques accompagnant le motu proprio Traditionis custodes a justifié son intervention en raison d’« un refus croissant non seulement de la réforme liturgique, mais du concile Vatican II », ajoutant que l’on aurait abusé de la confiance de Jean-Paul II et Benoît XVI : existe-t-il un tel « refus » dans la mouvance traditionaliste en communion avec Rome, comment interprétez-vous ce refus et peut-on dire que la confiance des deux papes cités ait été abusée ?

Le pape François a effectivement mis en cause les refus ou la critique systématique du concile Vatican II dans les milieux traditionalistes en communion avec Rome. Ce reproche est trop général. Tant que les résultats de l’enquête qui a précédé et abouti au motu proprio n’auront pas été publiés, on ne sait pas exactement quels épiscopats ont fait état de ce « refus croissant ». D’après ce que l’on peut observer par ailleurs, ce refus de Vatican II est plus fréquent chez certains catholiques traditionnels américains qu’en France. Le père de Blignières, fondateur de la Fraternité Saint-Vincent Ferrier, soulignait récemment que la revue Sedes Sapientiae a publié depuis 1988 « près de quatre-vingts articles » sur des sujets en question depuis le concile (liberté religieuse, autorité du magistère, etc.) et qu’il ne s’est pas agi d’une contestation de l’enseignement conciliaire mais d’études dans le sens de l’herméneutique de la continuité.

Pensez-vous que Traditionis custodes et les Responsa de décembre dernier puissent créer une nouvelle « affaire Lefebvre », à savoir une dissidence ouverte contre ces mesures romaines ? Et ce motu proprio ne donne-t-il pas raison, d’une certaine façon, à la FSPX qui ne cesse d’affirmer que l’on ne peut faire confiance à Rome ?

Les décisions contenues dans Traditionis custodes, aggravées par les Responsa, jettent un trouble. Je ne crois pas à l’émergence d’une nouvelle « affaire Lefebvre » car le traditionalisme d’aujourd’hui n’a pas un chef unique comme en 1976-1988 (même si Mgr Lefebvre récusait ce qualificatif). Les différents instituts et communautés ont d’ailleurs, en matière liturgique, des pratiques différentes. Par exemple, trois instituts (la Fraternité Saint-Pierre, la Fraternité Saint-Vincent-Ferrier et l’Institut du Bon Pasteur) refusent toute concélébration selon le nouveau rite, alors que les autres instituts et communautés l’acceptent en certaines circonstances.

Par ailleurs, il n’y a pas non plus un front commun des évêques contre la messe traditionnelle. À Marseille, par exemple, après le motu proprio du pape et les Responsa de la Congrégation pour le Culte divin, l’archevêque du diocèse, Mgr Aveline, qui ne passe pas certainement pour « tradi », est venu célébrer pontificalement la messe traditionnelle dans la paroisse confiée aux Missionnaires de la Miséricorde Divine, le 9 février dernier, il en la solennité du Baptême du Seigneur.

Si vous aviez à faire un bilan positif/négatif des traditionalistes, que mettriez-vous dans chacun des plateaux de la balance et lequel l’emporterait ?

Il serait impossible, et même présomptueux, de dresser un tel bilan. L’historien n’est pas un juge ni un arbitre. Tout au plus peut-il essayer de se montrer rigoureux dans sa recherche d’informations et dans le tableau qu’il dresse. Dans l’Histoire des traditionalistes que j’ai reconstituée (avec aussi un dictionnaire biographique qui compte une centaine de notices détaillées), j’ai été frappé par l’importance du rôle des laïcs, la diversité des parcours des prêtres ou religieux et les évolutions de certains. Il y eut du courage, de l’héroïsme parfois, de l’obstination aussi, en certains cas de la rigidité jusqu’à l’aveuglement. Mais, en historien, je crois que la liturgie latine traditionnelle ne disparaîtra pas et que les interprétations de Vatican II resteront divergentes. J’aime beaucoup cette définition de Jean Madiran qui sonnait comme un avertissement : « Les “traditionalistes”, ce n’est pas, ce ne peut-être, ni un parti, ni une armée, ni une Église ; c’est un état d’esprit. Et, bien sûr, un comportement. Une professio et une devotio. »

Propos recueillis par Christophe Geffroy

(1) Yves Chiron, Histoire des traditionalistes, Tallandier, 2022, 640 pages, 26,90 €. C’est une synthèse imposante du « traditionalisme » (avec un fort centrage sur Mgr Lefebvre et son mouvement), œuvre d’un historien rigoureux et honnête, principalement factuel et sans parti pris, agrémenté d’un dictionnaire biographique très utile d’une centaine de personnes. – CG

© LA NEF n°345 Mars 2022