Mgr Michel Santier en 2015 © Wikimedia

Affaire Santier : L’insuffisante mais nécessaire justice canonique

Un an après la publication du rapport de la CIASE, l’Église de France vient de connaître, avec l’affaire Santier, un nouveau traumatisme. Au-delà de la nature des faits commis par l’ancien évêque de Créteil (des actes de voyeurisme commis dans le cadre de confessions sacramentelles), c’est, une fois de plus, le comportement de l’institution qui est mis en cause, et ce à deux titres : d’abord, la légèreté de la sanction prononcée ; ensuite, le caractère secret de cette sanction. Or, si ce scandale institutionnel, qui s’ajoute à un scandale individuel, met paradoxalement en évidence la nécessité d’une justice canonique, il jette hélas une lumière crue sur les failles de cette justice telle qu’elle est actuellement appliquée.

C’est, en premier lieu, sur l’absolue nécessité de la justice canonique qu’il faut insister. À rebours de ceux qui, peut-être par désespoir, considèrent qu’il n’y a plus rien à attendre des institutions judiciaires de l’Église et que celles-ci doivent laisser la place à la justice étatique, il suffit de rappeler que cette dernière a une portée limitée quant aux actes qu’elle peut poursuivre et aux sanctions qu’elle peut prononcer. Ainsi, pour s’en tenir au cas d’espèce, outre qu’il est largement incertain qu’une « strip confession » intervenant entre deux personnes majeures puisse constituer une infraction pénale au sens du droit français, les faits reprochés à Mgr Santier, en ce qu’ils ont été commis dans les années 90, étaient largement prescrits lorsque les deux victimes se sont fait connaître en 2019, de sorte que, en tout état de cause, même si le procureur avait été informé, aucune poursuite n’aurait pu être possible contre l’ancien évêque. Ensuite et surtout, si la justice étatique peut infliger à des agresseurs des peines de prison, elle est dans l’impossibilité, en raison de la salutaire séparation des ordres civil et religieux, de prononcer les sanctions ecclésiastiques qu’appelle en principe la commission de tels actes, à savoir le renvoi de l’état clérical. Or, précisément, c’est le maintien en fonction des clercs abuseurs qui a été et qui reste le scandale suprême aux yeux des victimes.

Mais, en second lieu, ce sont les failles béantes de la justice canonique que l’affaire Santier a mis en lumière. Non qu’il faille reprocher à Rome de n’avoir rien fait : au contraire, dès que les faits ont été portés à sa connaissance, elle a fait en sorte que Mgr Santier soit privé de ses fonctions d’évêque diocésain. Et si celui-ci n’a pas fait l’objet d’une peine au sens strict du droit canonique, comme le renvoi de l’état clérical, c’est que, semble-t-il, le principe de la prescription des délits, qui vaut également en droit canonique, s’opposait à l’ouverture d’une procédure pénale et rendait donc impossible l’infliction d’une telle peine. Reste que la manière dont l’Église a géré cette affaire s’inscrit dans la continuité de sa pratique antérieure, qui peut se ramener à deux termes : clandestinité et mansuétude.

Clandestinité car, au lieu de révoquer Mgr Santier de son office d’évêque de Créteil conformément au canon 192 du code de Droit canonique, ce qui aurait présenté l’inconvénient de devoir respecter les droits de la défense, de motiver la décision et de la publier, Rome a préféré demander à celui-ci de démissionner en application de l’article 401 § 2 dudit Code, cette procédure n’exigeant aucune justification particulière. Et le secret romain s’est doublé, en France, du mensonge, puisque cette démission a été mise sur le compte d’ennuis de santé, au mépris de la plus élémentaire vérité…

Mansuétude, car, en dépit de l’extrême gravité des faits (la profanation d’un sacrement aux dépens de jeunes accueillis dans une maison de formation et de discernement), Mgr Santier, quoique tenu à une vie de « prière » et de « pénitence », s’est vu confier les fonctions d’aumônier d’une communauté religieuse féminine, avec possibilité de dire la messe en public. Circonstance qui, soit dit en passant, révèle la haute considération réservée par la hiérarchie à une telle communauté et aux fidèles fréquentant le lieu de culte concerné…

Pendant longtemps, l’Église s’est considérée comme une « société parfaite », non au sens où ses membres l’auraient été, mais où elle entendait exercer tous les attributs d’une véritable société, en particulier le droit de sanctionner ses membres défaillants. Le mépris de cette dimension ecclésiale, qui s’est accéléré après le Concile à la faveur d’une lecture erronée de celui-ci, se paie aujourd’hui au prix fort. Ce prix est-il devenu à ce point insupportable que les fidèles sont fondés à croire que la hiérarchie est désormais convaincue de la nécessité d’instituer une justice qui réponde aux critères élémentaires d’impartialité, d’efficacité et de publicité ? Avec l’affaire Santier, il est encore permis d’en douter.

Jean Bernard
Collaborateur de La Nef

Site La Nef, le 2 novembre 2022. Tribune originellement publiée sur le site de La Croix le 27 octobre 2022 sous le titre « Affaire Santier : “Le secret romain s’est doublé, en France, du mensonge” » : https://www.la-croix.com/Debats/Affaire-Santier-Le-secret-romain-sest-double-France-mensonge-2022-10-27-1201239694