Réforme des retraites : vrais problèmes, fausses réponses

Faute d’un diagnostic réaliste, la réforme Borne passe à côté à des vraies solutions. Explications.

La réforme présentée par Élisabeth Borne vient après beaucoup d’autres : Balladur (1993), Fillon (2003), Sarkozy (2007), Woerth (2010), Touraine (2014), auxquelles s’ajoutent des tentatives infructueuses : Juppé (1995) et Macron (2019).

Le vrai problème est démographique

Dans le système de retraites par répartition (dont l’origine remonte au régime de Vichy, horresco referens), les retraites des inactifs sont financées non pas comme on le croit souvent par les cotisations versées au cours de leur carrière professionnelle mais par les cotisations versées au même moment par les actifs : « Nous ne préparons pas nos retraites par nos cotisations vieillesse, mais par nos enfants », rappelait le grand démographe Alfred Sauvy. Ce sont les cotisations versées en 2023 qui alimentent les retraites versées en 2023. Fondé sur la solidarité entre les générations, ce régime a bien fonctionné jusqu’à présent.
En revanche, son équilibre pâtit des évolutions de la démographie. En 1950, cinq actifs cotisaient pour un retraité, en 1960 ils étaient quatre, 2,6 en 1990 et 1,7 aujourd’hui. La conjonction de deux grandes tendances bouleverse le rendement du système.
D’une part, la chute de la natalité depuis cinquante ans (-10 % depuis 7 ans). En 2022, 723 000 bébés sont nés, soit 19 000 naissances de moins qu’en 2021. C’est le nombre de naissances le plus faible recensé depuis 1946. L’indice de fécondité est également en baisse, avec en moyenne 1,80 enfant par femme en 2022, alors qu’il devrait être de 2,1 pour assurer le renouvellement des générations. Différentes études ont pourtant montré que le désir d’enfant persiste : la moyenne serait de 2,39 (étude Kantar / l’Unaf, 2020). Ajoutons une remarque brutale : sans les 240 000 avortements par an, le financement des retraites serait résolu.
D’autre part, l’allongement de la durée de la vie (85,2 ans pour les femmes, 79,3 pour les hommes) accroît la durée des retraites à assurer.
Or l’hiver démographique est un véritable tabou : aucun grand parti ou syndicat n’ose en parler. Les gouvernements successifs ont transformé la politique familiale en politique sociale de redistribution. Affirmer l’urgence d’une politique de soutien à la natalité est insupportable aux progressistes dont Macron est aujourd’hui l’éminent représentant. En fait, nos dirigeants tablent sur l’immigration de masse, mais celle-ci, loin de résoudre le problème, entraîne un surcoût des dépenses publiques (plus de 250 milliards, selon certaines estimations).
Il faut se rendre à l’évidence : le renouvellement démographique est à terme l’unique solution. Sans reprise de la natalité, pas d’essor économique ; sans essor économique, pas de retraite. Il s’ensuit qu’une politique familiale forte est une nécessité vitale. Cela passe par des mesures fiscales (quotient), sociales (retour à des allocations familiales universelles, droits à la retraite renforcés pour les mères de famille), et favorisant la conciliation vie familiale/vie professionnelle.

Le triangle maudit

Le système de retraite n’est pas en faillite à court ou moyen terme, comme l’a souligné le Conseil d’orientation des retraites (COR). Il est actuellement excédentaire de trois milliards d’euros. Selon certaines prévisions, il serait déficitaire de dix à treize milliards en 2030, ce qui est peu pour un régime de 346 milliards, moins que la perte d’EDF en 2022 (17,9 milliards), autant que le coût des dépenses d’accueil des immigrés (12 milliards), et peu comparé par exemple aux 80 milliards d’exonérations de cotisations sociales pour les entreprises. Mais il faudrait rajouter les déficits des régimes spéciaux et de la fonction publique, et son déséquilibre va progressivement s’aggraver : le gouvernement agite, en guise de chiffon rouge, un déficit pouvant atteindre 665 à 903 milliards en 2050, hypothèse invérifiable.
Pour pérenniser le système, trois solutions sont techniquement possibles. Elles constituent un « triangle maudit » car, quelle que soit l’option retenue, la potion est amère et toute proposition gouvernementale ne peut que susciter l’ire des syndicats et de l’opposition.
Première solution : augmenter les cotisations. Elles sont payées à 40 % par les salariés et à 60 % par les employeurs. À 28 % le taux de cotisation est l’un des plus élevés d’Europe. Alourdissant le coût du travail, la hausse des cotisations inciterait les employeurs à substituer le capital au travail (des machines à la place des hommes) ou à maintenir des salaires au niveau bas, d’où une réduction de l’assiette des cotisations qui aggrave les déficits sociaux, entraînant une nouvelle hausse des cotisations, etc. Cercle vicieux qui joue contre l’emploi. En outre, des charges massives favorisent le travail au noir ou la délocalisation vers des pays à salaires et taux de prélèvements plus faibles.
Deuxième solution : diminuer le montant de certaines pensions. Ce serait envisageable pour les retraités baby boomers qui disposent d’un niveau de vie très supérieur à celui des actifs. Mais ils disparaissent et en moyenne le niveau de vie des retraités baisse depuis quelques années par rapport à celui de la population. De plus, c’est une mesure politiquement risquée lorsque le corps électoral devient majoritairement âgé (et les nantis votent Macron !).
Reste la troisième solution : retarder l’âge légal de la retraite et/ou augmenter la durée de cotisation. C’est la solution retenue par le gouvernement d’Élisabeth Borne.

La réforme Borne

Le recul de l’âge légal est la première disposition du projet de loi. En France, cet âge minimum pour partir à la retraite est l’un des plus faibles d’Europe avec la Grèce et la Norvège. Il est passé de 60 à 62 ans en 2010 (réforme Woerth). L’Italie et le Danemark ont relevé l’âge légal de départ à 67 ans, le Royaume-Uni ou l’Allemagne à 66. Cet âge légal devrait être progressivement relevé à compter du 1er septembre 2023 à raison de 3 mois par année de naissance pour atteindre 64 ans en 2030. Notons toutefois que l’âge réel de départ est déjà de 64,5 ans. Et que l’espérance de vie en bonne santé ne dépasse pas 60 ans.
L’autre levier consiste à augmenter la durée de cotisation, comme l’avait fait Marisol Touraine en 2014. Selon la nouvelle réforme, le nombre de trimestres nécessaire pour bénéficier d’une retraite à taux maximum serait maintenu à 43 annuités, mais sa mise en place progressive selon l’année de naissance serait accélérée. L’âge pour bénéficier du taux plein automatique (taux maximum pour le calcul de la retraite), quel que soit le nombre de trimestres acquis, resterait à 67 ans.

Que penser de cette réforme ?

En soi, l’augmentation de la durée de cotisation serait acceptable si elle n’était pas aggravée par une contrainte d’âge légal qui est source d’injustice. Son recul est scandaleux pour les travailleurs les plus modestes qui ont commencé à travailler plus tôt, et exercent souvent les métiers les plus pénibles et les moins rémunérés. Toutefois, grâce à la pression de certains députés LR, pour obtenir leur soutien, Élisabeth Borne a amélioré le dispositif « carrières longues » qui, initialement, imposait à certains de travailler 44 ans au lieu de 43.
Autre injustice, celle qui concerne les femmes : elles sont actuellement deux fois plus nombreuses que les hommes à travailler jusqu’à 67 ans pour atteindre une retraite pleine. Les mères de famille qui ont continué à travailler tout en élevant leurs enfants, bénéficiant de deux ans dans le privé par enfant (un dans le public), pouvaient partir à taux plein à 62 ans. Dorénavant ce sera 64 ans, ici encore avec une durée de cotisation plus longue que nécessaire – les (médiocres) avantages liés aux enfants ne servant alors à rien ! Étrange mécanisme, alors même qu’il faudrait au contraire favoriser la natalité.
Par ailleurs, la France est le pays d’Europe où les jeunes rentrent le plus tard sur le marché du travail et où les plus âgés sortent le plus tôt. Le taux d’emploi des 55-64 ans n’est que de 56 % en France contre 70 % en Allemagne. La chasse aux seniors dans les entreprises explique en partie ce phénomène. Le gouvernement avait envisagé d’imposer aux entreprises la publication d’un « index senior » pour encourager les bonnes pratiques et signaler les mauvaises, mais cette mesure semblait tellement cosmétique que les députés ont eu la sagesse de la retoquer. Le député LR Thibault Bazin, avait justement déclaré : « Il vaudrait mieux poser les bases incitatives, comme des exonérations de charges pour reprendre l’ancienneté, faciliter et simplifier la retraite progressive et le cumul emploi retraite. » Il y a un paradoxe à demander à travailler plus longtemps… sans emploi ! Le recul de l’âge de départ en retraite risque seulement d’augmenter le nombre de seniors au chômage, en arrêt maladie, en invalidité ou au RSA – on en compte déjà un million et demi à vivre ce temps de précarité –, entraînant ainsi une aggravation des dépenses sociales.
Ajoutons enfin que certains aspects du projet de loi sont positifs. Les députés ont pu ainsi adopter la suppression des régimes spéciaux pour les nouveaux embauchés de la RATP, d’EDF et d’Engie, de la Banque de France ou encore des clercs et employés de notaire. Mais le régime très avantageux des fonctionnaires n’a pas été touché.

Les Français sont-ils paresseux ?

Une autre question, plus vaste, se pose : pourquoi les Français refusent-ils massivement de travailler plus longtemps ?
La paresse est certes un péché capital, mais ce rejet s’explique aussi par la souffrance au travail. Dans un livre qui vient de paraître, Le management totalitaire (Albin Michel), la journaliste Violaine des Courières scrute les dérives des entreprises, conséquence de la financiarisation de l’économie. La pression des actionnaires contraint les dirigeants à se concentrer sur des objectifs à court terme. L’idéologie capitaliste de la performance engendre une culture d’instabilité, cause de la perte de signification dans le travail. D’autres dénoncent le management par la terreur, l’accélération du rythme des tâches, l’épuisement numérique (dû par exemple au courrier électronique), la dégradation du cadre d’activité (bureaux open space), le manque de reconnaissance y compris salariale… Avec des journées à rallonge, les parents ont du mal à concilier leur vie professionnelle et leur vie familiale, ce qui les incite à limiter leur nombre d’enfants. Le burn out et le développement des addictions sont des symptômes révélateurs d’une déshumanisation du travail. La spéculation immobilière repousse les salariés loin de leur lieu de travail.
Dès lors, comment ne pas envisager la retraite comme une libération ? Dans un monde sans espoir d’un paradis terrestre (après le Grand soir) ou céleste (après la mort), la retraite est la seule « seconde vie » (après la vie professionnelle) dont on rêve.
Par ailleurs, il serait erroné de ne pas prendre en compte le rôle social des retraités sous prétexte que celui-ci échappe au dénombrement statistique et au calcul du PIB. Sans eux, les associations ne subsisteraient pas : 62 % des présidents d’œuvres caritatives ou humanitaires sont des retraités. L’Église ne disposerait plus de bonnes volontés pour faire vivre les lieux de culte et assurer la catéchèse. Pensons aussi à l’implication des grands-parents dans la garde de leurs petits-enfants ou le soin apporté à leurs vieux parents. Ils ne passent pas tous le temps en cures de thalassothérapie et longues croisières de luxe.


Reste une question : pourquoi Macron s’est-il lancé dans une telle réforme propre à exaspérer les Français et inadaptée aux défis qui se posent ? La réponse la plus plausible est qu’il veut donner des gages de sérieux aux marchés financiers (et à Bruxelles) qui s’inquiètent du gonflement rapide de la dette de la France : 3000 milliards d’euros ! Elle illustre une fois de plus l’incompétence d’Emmanuel Macron à gérer intelligemment les finances publiques.

Denis Sureau

© LA NEF n° 356 Mars 2023