L’Église considère que le droit à la vie est absolu et qu’aucune situation, aussi extrême soit-elle, ne peut le relativiser. Il n’empêche : donner la mort peut être admis dans le cas d’une guerre d’agression, de la légitime défense ou d’une situation de secours d’urgence. Alors même que, dans ces différents cas, l’acte de tuer correspond toujours, selon notre système juridique étatique, à une infraction pénale – le meurtre –, cet acte se trouve justifié par des raisons déterminées, avec pour effet d’exclure toute responsabilité pénale. Cette construction juridique étatique garantit que le droit à la vie est protégé de manière fondamentale, même si ce droit peut connaître des limites dans le contexte d’un conflit entre les droits de l’agresseur et ceux de l’agressé. Ainsi, le droit à la vie, quoique déclaré absolu, est restreint dans les situations décrites ci-dessus et est donc relativisé par la loi à l’égard de l’agresseur. L’agresseur doit accepter la restriction de ses droits en raison de la violation des droits qu’il commet lui-même. Avec pour toile de fond la description que nous venons de dresser du droit étatique, nous nous sommes entretenus avec le cardinal Gerhard Ludwig Müller pour qu’il nous expose la position de l’Église.
Lothar C. Rilinger (R.) : Même si le droit humain à la vie est constitutif d’une société et d’un État, la question se pose de savoir s’il doit être considéré comme absolu, c’est-à-dire comme un droit qui ne souffre d’aucune restriction. Est-il imaginable que le droit à la vie de l’agresseur puisse passer au second plan lorsque celui-ci est tué par la personne agressée, qui se trouve dans une situation de légitime défense, ou par un tiers, lorsque celui-ci commet un acte d’assistance d’urgence ?
Cardinal Gerhard Ludwig Müller : L’école du positivisme juridique sépare totalement le droit établi par l’État de son ancrage dans la morale, la morale (ou l’éthique) étant ici définie comme l’orientation de nos actions conscientes et libres vers la réalité du bien. La primauté de la politique sur la morale correspond en fin de compte à la conception cynique de la raison d’État de Machiavel. Selon cette conception, les intérêts du Prince sont placés au-dessus du bien-être du peuple qu’il gouverne. La loi étatique, dont le souverain dispose librement, décide de ce qui est bien et de ce qui est mal. Elle seule, et non les exigences de la loi morale naturelle ou divine, peut justifier une action (cf. Thomas Hobbes, Léviathan 26). Toutefois, le positivisme juridique tel que perfectionné par Hans Kelsen s’est révélé impuissant en termes d’arguments contre les crimes contre l’humanité commis par les nationaux-socialistes ou les communistes soviétiques pour la raison que ces crimes ont été commis conformément aux lois en vigueur. Et les tribunaux allemands se sont trouvés confrontés à une difficulté lorsqu’ils ont entendu annuler des jugements prononcés à l’époque nazie : en effet, quoique manifestement injustes, ces jugements avaient été rendus conformément aux lois de l’époque. À cet égard, les livres d’Hannah Arendt (Über das Böse, 1965) et d’Eric Voegelin (Hitler et les Allemands, Le Seuil,2003) méritent toujours d’être lus.
Dans la doctrine classique de la légitime défense d’un individu ou d’une communauté, le commandement divin « Tu ne tueras pas » n’est nullement suspendu, comme si la personne menacée se voyait accorder le droit de tuer un autre être humain. Si l’agresseur est blessé lors de l’exercice par l’agressé de sa légitime défense, cette conséquence n’est que le résultat de son propre comportement immoral, dont il devra répondre en conscience devant Dieu.
R. : Même en se référant à la doctrine classique de la légitime défense, il reste, en fin de compte, que l’agresseur perd la vie. Autrement dit, quoique le préjudice subi par l’agresseur soit le résultat de son comportement immoral, la personne agressée a tué – ignorant de ce fait le commandement « Tu ne tueras pas » – et a nié le droit à la vie de l’agresseur. Comment expliquer alors théologiquement que le fait de tuer dans une situation de légitime défense ne peut être regardé comme une atteinte au droit absolu à la vie ?
M. : La vie est naturellement le propre de tout être humain. À la lumière de la foi en la Révélation, nous sommes convaincus que Dieu, le créateur de l’univers, a créé chaque être humain pour qu’il soit son vis-à-vis et l’a appelé à devenir son enfant dans le Christ Jésus. Le droit inconditionnel à la vie signifie protéger l’individu, non pas être exposé à des attaques injustes. Ainsi, il n’existe pas de droit pour un individu de commettre sans limite des dommages à d’autres personnes sans que celles-ci soient autorisées à défendre le droit à leur vie. Une femme dont la vie et l’intégrité physique sont menacées par un violeur a non seulement le droit mais aussi le devoir moral de se défendre par tous les moyens nécessaires à cet effet jusqu’à ce que l’agresseur soit frappé d’incapacité. De même, un père ne doit pas laisser un gang prendre la vie de ses enfants lorsqu’il dispose d’une possibilité d’arrêter les agresseurs.
Les conspirateurs du 20 juillet 1944 se sont retrouvés dans la position difficile de choisir entre mettre fin au génocide hitlérien ou demeurer, avec une « conscience pure », les spectateurs des crimes de ce régime jusqu’à l’effondrement de celui-ci. Aussi horrible que soit le fait de tuer une personne (en l’occurrence d’éliminer Hitler et tout son entourage dans la Wolfsschanze), dans une telle situation extrême, l’élimination violente du tyran devant Dieu peut aussi se justifier dans la conscience chrétienne. Quelle que soit la culpabilité de l’assassin, il a la certitude que Dieu lui pardonnera parce son intention est de mettre fin, autant qu’il est humainement possible, à un mal radical.
R. : La guerre d’agression russe en Ukraine soulève à nouveau la question du jugement que l’Église porte sur les actes de guerre. Même si, on le comprend, la guerre d’agression ne doit en aucun cas être justifiée, la question du « bellum justum », de la guerre juste, se pose toujours dans le cadre de la défense contre des agressions. Pendant longtemps, l’Église a considéré la guerre défensive comme légitime et a accepté les actes en découlant. Aujourd’hui, à la lumière de cette doctrine, peut-on considérer que, du fait de la violation massive du droit à la vie par les forces armées russes, la résistance de l’Ukraine à cette agression se trouve justifiée, y compris lorsqu’elle a pour conséquence la mort de très nombreux soldats russes ?
M. La doctrine de la « guerre juste » développée par Augustin et Thomas ne vise en aucun cas, comme on pourrait le déduire d’une lecture imprécise du terme, à établir un rapport positif entre, d’une part, la guerre (qui est le combat pour le pouvoir en infligeant des blessures ou en tuant l’adversaire) et, d’autre part, la justice et le droit. Toute guerre est fratricide, comme le décrit l’histoire archétypale de Caïn et Abel. Le mal que les gens se font à eux-mêmes est le résultat de leur relation perdue avec Dieu, alors que cette relation fait participer la création à sa bonté et la conforme à celle-ci (cf. René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde, Paris, Grasset, 1978).
Dans ce monde soumis au péché, la conservation par un pays de son indépendance (avec le recours à des moyens policiers ou militaires) contre les attaques injustes n’est qu’une concession et ne peut en aucun cas être approuvée en tant que telle, car les maux et les souffrances qui frappent les hommes ou qu’ils s’infligent à eux-mêmes ne correspondent jamais en tant que tels à la volonté de salut de Dieu. Le Christ, le Fils de Dieu, a pris sur lui les péchés du monde, bien qu’il soit lui-même sans péché, afin de nous racheter du mal – en nous et autour de nous – et de nous rendre libres de faire le bien en toutes choses. Cela signifie que, précisément dans une guerre défensive, tout doit être fait pour servir la juste conclusion de la paix et la fin des tueries, pour soigner les blessés des deux camps et pour traiter les prisonniers avec humanité.
R. : Dans une guerre d’agression illégale, la défense par des moyens militaires (avec la possibilité de tuer l’adversaire) doit donc être admise comme une concession pour des raisons liées à la conservation de l’indépendance, même si le fait de tuer ne peut en lui-même être approuvé comme un acte positif. Comment cette possibilité de se défendre et de tuer en cas d’agression ne pourrait-elle pas alors être considérée comme un dépassement de l’idée du droit absolu à la vie ?
M. : Parce que, comme je l’ai dit, le droit à la vie ne se veut qu’une protection contre des attaques injustes, mais ne constitue pas une licence pour ôter la vie d’autrui sans limite et sans danger.
R. : Même s’il faut toujours s’efforcer de mettre fin à une guerre par des négociations, il existe des situations où de telles négociations ne peuvent aboutir qu’en sacrifiant les droits de la partie agressée. Cette partie doit-elle alors participer à ces négociations et accepter par exemple des pertes territoriales au profit de l’agresseur, et ce au motif que cette solution permettrait de mettre fin aux pertes humaines ?
M. : Il existe certes un principe moral selon lequel je peux – ou même je dois – accepter de subir une injustice limitée en vue d’un plus grand bien. Mais il est vrai que, concrètement, la frontière entre « résistance » et « reddition » est difficile à définir. En Ukraine, l’agression russe ordonnée par Poutine est continue et sans limite, et c’est pourquoi les Ukrainiens ont raison de se défendre militairement et d’accepter des pertes dans leurs rangs. Dans un tel cas, l’agresseur ne saurait subordonner la cessation de l’effusion de sang à la condition que les agressés se soumettent pour le meilleur ou pour le pire. Cependant, il n’y aura de justice parfaite que dans la nouvelle création de Dieu, lorsque « la mort ne sera plus, ni deuil, ni lamentation, ni labeur. Car ce qui était auparavant est passé » (Ap 21, 4).
R. : Si l’Église n’admet pas, pour des raisons dogmatiques et morales, des exceptions au droit à la vie et au commandement « Tu ne tueras pas », la question se pose de savoir pourquoi l’Église, tout en n’autorisant en théorie ni la peine de mort ni la torture, a admis dans les faits ces pratiques, y compris dans ses propres tribunaux ?
M. : Comme je l’ai dit, il ne peut y avoir d’exception à la dimension universelle des droits de l’homme. Malheureusement, ce qu’implique objectivement la conception chrétienne de l’homme n’a pas toujours été suivi dans des sociétés plus ou moins imprégnées par le christianisme.
De plus, après l’effondrement de l’Empire romain, dans les États qui lui ont succédé, ce n’est que progressivement qu’un système juridique étatique et ecclésiastique s’est développé. On peut toutefois relever par exemple que, dès 866, dans une lettre adressée à un prince bulgare, le pape Nicolas Ier condamnait fermement comme étant contraire à la loi divine et humaine le fait de soumettre une personne à la torture aux fins de lui extorquer des aveux (Denzinger-Hünermann, 648). La circonstance que, plus tard, y compris dans les procédures canoniques, la torture ait été autorisée et pratiquée comme un moyen de découvrir la vérité constitue un échec grave, comme tous les échecs qui surviennent lorsque l’Église est davantage guidée par le Zeitgeist (l’esprit du temps) que par les principes qui découlent de la Révélation et de la conception chrétienne de l’homme. Pendant la Première Guerre mondiale, on a vu ainsi des ecclésiastiques fanatiques et animés par un nationalisme aveugle prier pour la victoire de leur camp plutôt que pour la paix. Une telle attitude constituait ni plus ni moins un abus d’autorité spirituelle blasphématoire, abus que les illusions du Zeitgeist ne pouvaient justifier. Parce que même un petit enfant instruit dans la foi pouvait constater la contradiction de cette position avec le commandement du Christ d’aimer Dieu et son prochain.
R. : Éminence, je vous remercie.
Entretien initialement publié le 14 mars 2023 sur http://kath.net/,
traduit de l’allemand pour nous par Jean Bernard
© LA NEF, mis en ligne le 14 mars 2023, exclusivité internet