Dans Tyrannie and Co, le journaliste américain, conservateur et catholique Sohrab Ahmari décrypte avec brio les réalités tyranniques du capitalisme contemporain. Analyse de cet ouvrage.
C’est un livre que beaucoup diront surprenant, iconoclaste ou inclassable ; un ouvrage réputé de gauche écrit par un homme réputé de droite ; un plaidoyer d’économie dite socialiste professé par l’une des figures montantes du conservatisme américain. Un peu coi, le New York Times couvre donc l’ouvrage d’éloges en Une mais condamne aussi vite les ténèbres morales et sociétales défendues ailleurs par son auteur. Les afficionados du Parti Républicain, régulièrement envoûtés par les sirènes libertariennes, plaideront eux le dérapage à oublier de celui qui fut jusqu’alors un champion du combat antiwoke (The New Philistines) et des vertus de la tradition (The Unbroken Thread). Que voulez-vous, l’époque n’est pas vraiment subtile, et a besoin d’étiquettes.
Mais contradiction il n’y a nulle part : Sohrab Ahmari est un tout, qui se comprend à la lumière du cheminement spirituel confessé dans From Fire, by Water. Né sous la théocratie islamique des ayatollahs, le jeune Iranien est très tôt imprégné par les idées libérales et la culture occidentale qui circulent dans la bourgeoisie téhéranaise. « Dieu n’existe pas », clame-t-il à qui veut l’entendre, ce qui lui valût quelques problèmes. Vint 1998 : la Green Card en poche, Sohrab et sa famille peuvent fuir le régime pour s’installer aux États-Unis, dont les New York, Washington ou Los Angeles le font rêver. Mais pas de chance, ce sera un petit village mormon au cœur de l’Utah, où il retrouve l’oppression religieuse qu’il avait fuie. En réaction, il se prend de fascination pour le Zarathoustra de Nietzsche, puis se nourrit aux généreuses mamelles du romantisme marxiste – tout en découvrant le Talmud et la Bible. Bref, alors qu’il se destine au journalisme, Ahmari ne sait à quel saint se vouer. Heureusement, en voilà un, Benoît XVI, qui pose pied outre-Atlantique en avril 2008, événement qui sera pour Ahmari le début d’une lente mais irréversible montée vers le vrai Dieu, achevée par sa conversion au catholicisme en 2016, peu de temps après le martyre du père Hamel.
La tyrannie du Capital
Et c’est depuis cette nef immaculée qu’est l’Église que Sohrab Ahmari prend depuis les armes, quels que soient les champs de bataille, avec pour ennemi principal l’orthodoxie libérale, coupable à ses yeux de rester sourde et aveugle à la question du bien. Nulle surprise donc à ce que le journaliste, fondateur de la revue en ligne Compact et visage important du mouvement dit « intégraliste » ou « postlibéral », s’attaque maintenant à la question sociale avec un « livre-boulet » (Barbey d’Aurevilly) dont on pressent que la trouée sera large et profonde dans les rangs adverses.
C’est que l’argumentaire est imparable, la démonstration définitive. Alors que l’on pense ordinairement l’oppression comme étant le fait unique et vertical de l’État sur ses citoyens, Ahmari redirige notre regard à l’horizontale et montre que nous sommes pris, en tant que travailleur ou consommateur « privé », dans des rapports de domination bien plus dangereux puisqu’ils sont tyranniques au pied de la lettre, c’est-à-dire absolus, arbitraires et oppressifs, organisés dans le seul intérêt des détenteurs de pouvoir – en l’occurrence, les grandes entreprises qui dominent les marchés. C’est la « tyrannie privée », qui prospère sur l’asymétrie de pouvoir entre les contractants.
Certes, la théorie libérale postule que chaque contrat est juste dès lors qu’il est rationnellement consenti par chacun des signataires, et ce d’autant que le marché permet, en cas d’insatisfaction, de trouver une offre plus profitable ailleurs. La chose n’est pas fausse dans une économie pré-industrielle avec de nombreux petits acteurs, nous dit Ahmari. Mais le capitalisme, qui de par sa nature favorise la concentration du capital via la constitution d’oligopoles ou de monopoles, ne correspond plus à la théorie : de quel pouvoir de négociation dispose un chercheur d’emploi, isolé et désemparé, dans le cadre d’un contrat d’embauche par une multinationale riche, puissante et parfaite connaisseuse du droit ? À peu près aucun, car il est pressé par l’urgence de se nourrir. De fait, le salaire n’est pas déterminé par la rencontre de l’offre et de la demande, mais par le rapport de force relatif de ceux qui ont les capitaux et de ceux qui en sont privés. Derrière le prête-nom de Liberté se cache l’oppression redoutable de l’Argent.
Composé d’allers-retours judicieux entre cas pratiques et réflexions analytiques, l’ouvrage retrace en détail de nombreux exemples sidérants qui n’épargnent aucune catégorie socio-professionnelle. Ainsi en est-il de cette mère qui peine à soigner son bébé à cause de la précarité de ses emplois du temps ; de ce travailleur Uber qui ne peut faire valoir ses droits car l’entreprise a désigné un tribunal d’arbitrage à Amsterdam ; de cet employé surveillé et enregistré qui, sans le savoir, a cédé pour toujours à son entreprise les droits de son apparence, de sa voix et de ses données biographiques. Ainsi en est-il de ces moyennes entreprises rachetées par des fonds de capital-investissement pour être essorées par ses actionnaires jusqu’à disparition ; de ces services d’urgence qui ont été privatisés, provoquant licenciements, pénuries de médicaments et inefficacité des services ; de la presse locale américaine qui a été en bonne partie détruite par Wall Street, avec pour conséquence la multiplication des déserts d’information.
Ce triste état de la vie économique américaine n’est pas le fruit du hasard, mais bien la conséquence fatale de la vague néolibérale qui déferla sur le monde anglo-saxon à partir des années 1970, sur les conseils du tandem Hayek-Friedman et sur les ordres du duo Reagan-Thatcher. Profitant du contexte de guerre froide pour assimiler toute intervention légale à du collectivisme d’essence soviétique, ils dérégulèrent sciemment les marchés avec l’appui des juges, et permirent ainsi toutes les prédations susmentionnées – qui ne sont pas sans rapport avec le recul de l’espérance de vie et le haut niveau de pauvreté que connaissent les États-Unis d’aujourd’hui. Ce faisant, c’est tout l’« ordre du New Deal » qui fut détricoté (de 33 % en 1945, le taux de syndicalisation n’est plus que de 6 %), ordre qui permit en son temps d’éradiquer la domination sans partage des quelques géants de l’industrie et de mettre en place une législation du travail très poussée (en partie inspirée par certains catholiques, tel Mgr James Ryan) qu’approfondirent d’ailleurs les Républicains sous l’administration Nixon après la Seconde Guerre mondiale.
Un syndicalisme du bien commun
Fort naturellement, Ahmari souhaite s’inspirer de cette période faste. Sa réponse n’est pas tant étatiste qu’associationniste ; il ne réclame pas comme certains le démantèlement des gros, mais conscient que les relations coercitives sont inévitables, il appelle à l’érection de contre-pouvoirs, en se référant aux travaux de l’économiste John Kenneth Galbraith. Ainsi, les syndicats de travailleurs et les associations de consommateurs compenseront, par regroupement, les asymétries de pouvoir et permettront, par contrepoids, d’établir un équilibre social plus harmonieux. Les pouvoirs publics doivent donc susciter l’émergence et favoriser l’exercice de ces contre-pouvoirs, en vue du bien commun dont le contenu doit être le fruit d’une discussion tripartie : l’État, le capital et le travail, appuyés par des organisations collectives comme l’Église et les associations. Ainsi seulement le politique réussira à « réencastrer » (Polanyi) l’économie dans le social.
Au total, cet essai doit sonner à nos oreilles comme un triple appel. En tant que Français, dont la situation sociale n’est évidemment pas aussi terrible, il nous appelle à rester vigilants face aux mauvais prophètes qui ne jurent que par les libertés majusculaires du marché. En tant que conservateur, il nous invite à passer aux classes populaires en réinterrogeant notre rapport à la liberté et à la contrainte – défi essentiel du Parti Républicain en cette année présidentielle, qui va devoir répondre aux aspirations de l’électorat populaire capté depuis une décennie. En tant que catholique enfin, il nous enjoint à ne tolérer aucune violation du droit naturel, y compris sur les questions économiques et sociales, à défendre donc Rerum novarum avec autant de zèle qu’Humanae vitae, à relancer cette tradition catholique-sociale si bien incarnée par Léon XIII mais hélas tombée dans l’oubli. Plus que jamais, il nous faut méditer le célèbre sermon du révérend père Henri Lacordaire : « Sachent les ennemis de Dieu et du genre humain, quelque nom qu’ils prennent, qu’entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit. »
Rémi Carlu
- Sohrab Ahmari, Tyrannie and Co. Les grandes entreprises contre la liberté, préface de Philippe d’Iribarne, Salvator, 2024, 320 pages, 21 €.
- La Nef avait interviewé Sohrab Ahmari : cf. n°324-325 d’avril-mai 2020 dans le cadre d’un dossier et d’une enquête sur l’Église aux États-Unis.
© LA NEF n° 369 Mai 2024