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Le paysan, entre Ciel et terre

Le travail et la condition du paysan peuvent nourrir une méditation philosophique, et tourner nos regards vers la Création et vers le Ciel.

La Toussaint passée, la bise est venue. Les armoires sont pleines de courges, l’appentis de fagots. On entre dans la saison froide à tâtons. On s’emmitoufle. Voici l’Avent, temps d’attente et de recueillement. L’hiver ne fait que commencer.
Pourtant, déjà, le solstice de décembre annonce la belle saison et la prépare. Le dies natalis Solis invicti est devenu la Nativité du Christ. Profondeur du calendrier : c’est lorsqu’on entre dans les mois les plus sombres qu’on fête l’Incarnation de la Lumière du monde et que les jours rallongent. La solennité chrétienne a converti le culte païen, mais n’a pas oublié la sagesse paysanne. Dans le regard et sous la main du paganus, communiquent encore le soleil et le sol.
Janvier venu, la nuit, encore massive, recule. De-ci de-là jaillissent, parfois trop tôt, quelques bourgeons, quelques germes, cultivés amoureusement ou venus Dieu sait comment. Quand l’hiver est doux (ce qui semble devenir, hélas, la norme), le renouveau est moins visible : les végétaux sont à peine entrés en dormance. Mais le miracle opère, malgré tout.
Bénédiction de l’alternance des saisons sous les climats tempérés, prodige chaque année recommencé, à la fois banal et spectaculaire. Je crois et j’espère en leur résurrection, mais ne m’habituerai jamais à voir surgir dès février, de la terre assoupie, et sans crier gare, la rhubarbe, la jonquille, la livèche. Le bois qui semblait mort, voici qu’il brille de sève et pousse au ciel ses gourmands. Les amandiers, les pêchers éclosent. Mai et ses saints de glace sont encore loin. Déjà la vigne débourre.
On ignore ce mystère, on le dédaigne le plus souvent, et cela d’autant plus que notre quotidien se dénature, que la modernité technique érige entre l’écrin du monde et nous l’écran gris de l’asphalte, l’écran noir des GAFAM. Il s’agit pourtant du principe même de la vie terrestre et de la vie chrétienne. L’hiver précède moins le printemps qu’il ne l’engendre : ce sont les feuilles et les branches mortes tombées au sol qui font de l’humus forestier l’un des plus prolifiques ; certaines graines ne germent qu’à condition d’être exposées au froid. L’inhumation est une condition de la résurrection : ce qui meurt nourrit ce qui naît ; il faut mourir à soi-même pour porter du bon fruit. Heureux qui sait remonter des créatures au Créateur ! Heureux qui sait voir dans cette germination perce-neige le signe de la résurrection des morts ! En Noël tintinnabulent déjà les cloches de Pâques, comme les ailes des papillons brillent en puissance dans leur chrysalide.

Le travail de la terre, intrinsèquement évangélique

De ce spectacle du vivant qui est, pourvu qu’on y prenne garde, l’une des meilleures exégèses du Salut, le paysan est aux premières loges. C’est pourquoi, sans l’être moi-même et sans idéalisme, j’aspire à « empaysanner » ma vie, à vivre à la manière des paysans, de quelques arpents de terre cultivée parmi les arbres et les bêtes. Ce qu’enseigne la théologie sur la coopération de la nature et de la grâce, les paysans l’expérimentent au long cours, presque d’instinct, parfois douloureusement. L’un d’eux, qui mérite d’être mieux connu, l’a fait une vingtaine d’années durant avant de publier La Vie simple, grand prix catholique de littérature en 1970. Jean Rivière, poète-paysan, sorte de Gustave Thibon des marais de Vendée, savait de quelle rudesse la vie agricole est faite. Il savait surtout comment, en elle, « la nature hèle la surnature ». Ses aphorismes peuvent nous aider à comprendre ce que le travail de la terre a d’intrinsèquement évangélique.
À l’en croire, le paysan est, par excellence, l’homme de l’invisible, le veilleur qui guette l’aurore. Il sait ce qu’on ne sait plus, que l’être humain, avec tous ses tours, tous ses prestiges, ne peut rien si le ciel est contre lui. Jean Rivière le martèle, le paysan dont « la vie ordinaire est de marcher sur terre et de regarder le ciel » connaît, mieux que quiconque, notre irréductible dépendance aux éléments. Le paysan sait qu’il doit lâcher-prise pour se mettre « en présence des oiseaux » et « consentir aux vers ». Chaque récolte résulte d’une alchimie qui le dépassera toujours, où le sol et le ciel conspirent pour l’abondance ou la disette. Son travail nous rappelle ce que nous sommes, nous les humains, fondamentalement : des fils d’Adam, faits d’humus, des terriens, des terrestres, et qu’il n’est d’autre chemin vers le Ciel que la Terre.
À la différence du technocrate, il sait trop son impuissance. Toute son ingéniosité, qui nourrit sa famille, son village, aussi bien que son sol, ne sera jamais qu’un moyen. Là où l’agro-industrie, armée de pétrole et de chimie, humilie le savoir paysan en le folklorisant, la nature le stimule et lui enseigne l’humilité en le mettant au défi de ses contraintes. Le progrès, pour Jean Rivière, n’a de sens que s’il « consiste à devenir capable de ce qui ne se faisait pas, tout en restant capable de ce qui se faisait déjà ».
Depuis des millénaires, la fécondité naît d’un subtil compagnonnage, entre la main, l’outil, la lumière, l’eau, la faune, la flore, la vie microbienne… Nulle machine, jamais, ne remplacera l’abeille ou le champignon. De la semence au fruit, le chemin est semé d’embûches, et il faut autant de travail que de faveur pour que la récolte soit belle. Telle est, pour Jean Rivière la « franche vie », la liberté irrésistible des ruraux : « Ils n’ont pas d’ordres à recevoir du monde : leurs lois montent du sol et tombent du ciel. » Ils renoncent à la puissance technique parce qu’ils savent que « c’est la réalisation de nos mains qui compte » et que, pour atteindre la joie la plus durable, la « joie insoumise », « peu est assez ».

Contre la déchristianisation et la désertification

De fait, on ne gagne rien à violer la nature. Nos campagnes se sont désertifiées à mesure qu’elles s’industrialisaient : les tracteurs ont écrasé pinsons, hérissons autant que paysans, la monoculture sous perfusion financière et fossile a remplacé une profusion de relations. La terre, désormais, est saturée de polluants, les récoltes s’exportent au loin, le climat s’emballe et l’angélus sonne dans le vide. Si déchristianisation et désertification vont de pair, je mettrais fort à parier que l’évangélisation appelle, aujourd’hui, un retour, sinon général, du moins significatif, à la terre. Ailleurs comme ici, au plus près de celles et ceux qui, de l’Atelier paysan aux fermes collectives, font revivre les campagnes au rythme de l’agro-écologie, les chrétiens sont attendus.
Comme le rappelait Martin Steffens lors des dernières Journées paysannes, ce n’est pas un hasard si, parmi toutes les images possibles, le Christ a tant de fois puisé dans les champs pour parler du Royaume. Ce n’est pas seulement que l’agriculture structurait et innervait toute la société, c’est qu’elle suggère, par elle-même, des vérités de foi. Semeur, vigneron, pêcheur, berger, vanneur, moissonneur : autant de modèles de notre vocation première – fructifier, comme de notre vocation ultime – contempler Dieu.
La liturgie aussi dépend des paysans, à travers les espèces du pain et du vin, fruit de la terre ou de la vigne, et du travail des hommes. C’est qu’à l’instar du prêtre, le paysan est configuré au Christ. Le peintre allemand Fritz von Uhde a d’ailleurs peint un très beau Christ chez les paysans (1888). On L’y voit, de dos, pieds nus, bénir très simplement la soupière, en modeste curé de campagne : Il est chez lui. De même que le Fils de Dieu s’est abaissé jusqu’à la mort, avant de ressusciter pour se donner en nourriture, le semeur, lui aussi, se penche sur l’horizon du sol, peine, se sacrifie pour nourrir les autres, avant d’entrer dans la verticalité de la germination et de la croissance, au gré des grâces célestes. À l’instar du Christ en croix, il est à la croisée de la terre et du ciel.
« Connaisseur des mouvements souterrains, écrit encore Rivière, quand la sève monte sans murmure, il s’émeut du brassage des racines, il salue l’avancée des radicelles sous les écailles des roches. » Artisan du terroir et du cosmos, de l’infiniment petit à l’infiniment grand, il garde et cultive précieusement son jardin, tissé, selon le modèle trinitaire, de liens intenses, à la fois matériels et spirituels, cet arpent de la Création dont il devra rendre des comptes à l’Éternel. Si Jésus Lui-même, au jour de sa résurrection, a pu être confondu avec un jardinier, ne craignons pas de prendre pour modèle de vie l’humble paysan qui travaille la terre pour mieux gagner son Ciel.

Gaultier Bès

Gaultier Bès, normalien, agrégé de lettres, co-fondateur de l’ancienne revue Limite, vient de publier Nos futurs. Que faire quand tout se défait ?, L’Escargot, 2023, 362 pages, 22 € (cf. La Nef n°364 décembre 2023, p. 46).

© LA NEF n° 368 Avril 2024