Moïse apercevant la Terre promise, F. E. Church, 1846 © Wikimedia

Récit deutéronomiste et conquête de la Terre Promise

Plutôt que de lire la Bible en y cherchant l’insondable et mystérieuse parole de Dieu, l’homme moderne succombe volontiers à la tentation d’imposer au texte sacré ses propres clés de lecture (1).

L’Ancien Testament en particulier est victime de cette réduction systématique, dont les artisans chaussent sans cesse de nouvelles lunettes censées dévoiler – enfin ! – la vérité au sujet du texte biblique. Depuis la fin du XIXème siècle, un schéma tient le haut du pavé lorsqu’il s’agit de proposer une interprétation des livres racontant l’histoire du peuple d’Israël en Terre Sainte, depuis le Deutéronome jusqu’aux livres des Rois, soit de l’entrée en Canaan au retour d’Egypte jusqu’à l’exil à Babylone : l’histoire deutéronomiste.

Selon Martin Noth ou Frank Moore Cross, le Deutéronome est le livre charnière qui fournit le sens de tout cet ensemble. Cette clé de lecture aurait été appliquée a posteriori en deux couches, à l’époque du roi Josias (vers -621) puis au retour de l’exil (après -538) (2). L’interprétation deutéronomiste appliquerait à l’histoire d’Israël un schéma répété à plusieurs échelles autour de quatre phases : désobéissance, punition, contrition, délivrance (appelé schéma « DPCD »), idée qui ne pourrait remonter plus haut que l’époque pré- ou postexilique. Poussée à l’extrême, la théorie fait du récit biblique une réécriture complète.

Or la « théologie » deutéronomiste ne date certainement pas de Josias : elle n’est pas une invention tardive, puisqu’on la retrouve dès le milieu du second millénaire chez plusieurs civilisations voisines d’Israël (Mari, Égypte) et jusque dans le milieu juif. L’hypothèse deutéronomiste prétend ainsi expliquer la base de la pyramide à partir du sommet, l’histoire antérieure par son aboutissement : or si l’on trouve dans les livres historiques le souci de la fidélité à Dieu, sanctionné par la bénédiction ou la malédiction, ce n’est pas une rétroprojection des lubies de l’époque de Josias ; c’est en revanche parce que ce refrain était tellement présent dans les siècles qui l’ont précédé que Josias, redécouvreur des rouleaux de la loi et de l’histoire de son peuple, y fut si attentif.

Si l’on peut accorder un mérite aux découvreurs du « deutéronomisme », c’est peut-être d’avoir manifesté à nouveau l’importance du thème biblique de l’alliance. Ils attribuent malheureusement cette prégnance dans les récits historiques à une reconstruction propagandiste, plutôt que d’y voir l’expression du message de fond de l’ensemble de la Bible. Or il n’est pas besoin de chercher bien loin dans le texte sacré pour relever la présence du thème de l’alliance dans des écrits certainement plus anciens que l’époque de Josias : chez Isaïe, Osée, Amos par exemple, ou encore dans les Psaumes de David.

Pour porter un regard équilibré sur les récits bibliques de l’« histoire deutéronomiste », on peut considérer qu’ils ne sont pas nécessairement des matériaux de première main, comme des rapports directement rédigés par les témoins oculaires des événements, mais des chroniques ou des compilations réalisées à partir d’autres documents. Cette hypothèse se confirme lorsque l’on s’aperçoit que l’auteur du livre des Chroniques (comme en d’autres livres historiques) cite explicitement des archives royales aujourd’hui disparues.

Deutéronomiste et Chroniste n’ont donc pas inventé d’histoire : ce n’était pas l’usage de leur époque, et surtout ils n’en avaient pas besoin. Ils ont simplement interprété celle de leur peuple sous un angle théologique. Cette approche est aujourd’hui reconnue comme la marque propre de l’historiographie juive ancienne, incluant l’œuvre d’auteurs comme Flavius Josèphe ou Philon d’Alexandrie, contemporains du Nouveau Testament et des grands chroniqueurs romains.

Quoiqu’il en soit de ce schéma d’écriture ou de réécriture, la tendance qui veut retarder toujours plus la rédaction de ces écrits risque un jour de trouver une limite. Le chercheur Michael Langlois est en effet parvenu grâce à la technique d’imagerie multispectrale à retrouver sous le texte écrit au deuxième siècle avant J-C. d’un des parchemins de la Mer Morte (retrouvé dans les grottes Qumran) une rédaction plus ancienne d’un fragment du Deutéronome, qu’il date (grâce à la forme phénicienne de l’écriture) du Vème siècle avant notre ère, et correspondant pourtant verbatim à nos versions actuelles.

Cette « histoire deutéronomiste » s’ouvrirait en Terre Sainte par le récit d’une conquête, qu’un certain nombre d’archéologues et historiens contemporains, suivant Israel Finkelstein, relèguent en bloc dans le genre du mythe propagandiste. Selon eux, la narration d’une conquête fulgurante et militaire du territoire d’Israël, ensuite réparti entre les douze tribus, ne peut être que légendaire et fictive. Ils s’appuient notamment sur les résultats de certaines fouilles, prétendant montrer par exemple que Jéricho n’était pas habitée à l’époque de Josué et n’a donc pu faire l’objet de l’homérique bataille que raconte la Bible (Jos 6).

Or cette critique radicale repose sur une lecture rapide et superficielle de ces récits bibliques, qui y voit la description d’une victoire triomphale et sans partage, ouvrant la voie d’une conquête fulgurante, puis immédiatement d’une colonisation totale de la Terre. Or ce propos n’est absolument pas celui de Josué et des Juges, si l’on prend la peine de reprendre attentivement les textes, sous l’éclairage de la science historique récente.

Lorsque l’on relit le livre de Josué en prenant en compte les données historiques de l’époque, non pas pour le prendre en défaut mais pour mieux le comprendre, on se trouve face à un résultat bien différent. Il apparaît ainsi que les Israélites ont d’abord occupé un camp de base, à Gilgal, juste après avoir traversé le Jourdain, puis ont mené des batailles sporadiques, faisant plutôt songer à une guerre de razzia au Sud puis au Nord, sans occupation au territoire – sinon très localisée. Or ce mode opératoire correspond justement à celui de certains peuples de l’époque – appelés Apiru – que les Égyptiens mentionnent dans les Lettres d’Amarna. Le récit du livre de Josué est d’ailleurs typique, par son style, des rapports militaires moyen-orientaux de l’époque, dont la narration hyperbolique peut nourrir une fausse interprétation : on y trouve de longues listes de victoires, de villes conquises, d’ennemis défaits (la longue énumération de Jos 12), des vaincus qui peuvent n’être que des chefs de clans, sheiks et miliciens locaux, ce qui redonne au récit sa plausibilité.

Quant à la répartition et la colonisation de la terre, le grand discours dans lequel Josué répartit le territoire, région par région et ville par ville, entre les Israélites (Jos 13-21), n’est pas à lire comme faisant l’état des lieux d’un territoire conquis, mais d’un territoire à conquérir. La Terre Sainte n’a d’ailleurs pas été totalement conquise et colonisée, et certaines tribus n’occupèrent jamais leur lot.

Qu’en est-il de Jéricho ? Les archéologues s’arrachent (mutuellement) les cheveux sur les fouilles de la cité que l’on dit la plus ancienne du monde. Elle semble avoir été en ruine de 1550 à 1350 puis avoir été reconstruite, mais sur un format plus petit, comme en témoignent les restes d’une porte récemment retrouvée. Selon les interprètes, soit cette ville modeste est celle qui fait l’objet de la bataille racontée par Josué, vers la fin du XIIIème siècle, soit le récit de sa conquête doit nous mener à faire remonter la datation de l’entrée en Terre Sainte de deux siècles. Quoiqu’il en soit, il est certain pour nous qu’Israël était déjà en Terre Sainte à la fin du XIIIème siècle, puisqu’il y est mentionné sur la stèle du pharaon Meremptah, datée de 1209.

Dans la période qui suit, les clans d’Israël font face en ordre dispersé au défi de l’occupation de la Terre et à la confrontation avec ses habitants. La figure d’un certain nombre de chefs – sans doute d’ampleur locale – a été conservée par l’antique livre des Juges (Gédéon, Jephté, Samson…), dont une lecture attentive permet de comprendre qu’il concerne tantôt l’une, tantôt l’autre des tribus d’Israël, et ne prétend pas faire un récit de l’histoire du peuple dans son ensemble. Les douze Juges dont l’histoire est relatée peuvent donc avoir été parfois contemporains, et les années assignées à leur domination symboliques (on retrouve le nombre quarante) : la chronologie du livre, que certains dénonçaient comme fantaisiste, peut donc être réconciliée avec celle d’ensemble du peuple.

De Moïse à David en passant par Josué et les Juges, plutôt que de voir dans les textes sacrés la réécriture fictive et propagandiste d’un passé imaginaire, une lecture attentive et fidèle de la Bible nous conduit à reconnaître – à travers le regard de foi porté par les sages d’Israël sur leur histoire – l’action salvifique de Dieu dans le drame de nos vies.

Abbé Paul Roy, FSSP

  • (1) On se réfère ici encore aux données et analyse de Kenneth A. Kitchen, On the Reliability of the Old Testament, Eerdmans, 2006.
  • (2) À en croire l’édition récente de la Traduction Officielle Liturgique, cette « histoire deutéronomiste » serait une application faite après l’exil de la théologie mise en place lors de la rédaction du Deutéronome, soit sous Josias (La Bible, Mame, 2013, p. 314).

© LA NEF, exclusivité internet, mis en ligne le 17 mai 2024.