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6000 chrétiens appellent à voter contre l’extrême droite : est-ce leur rôle ?

La Croix a publié le 18 juin 2024 un appel de 6 000 chrétiens, intitulé : « Au nom de notre foi, nous voterons contre l’extrême droite« . Cette tribune entend leur répondre.

Après les footballeurs, les sportifs, les associations et le monde culturel, c’est au tour des chrétiens de lancer un appel à voter contre l’extrême droite. Il y a dans cette démarche de bâtisseurs de barrage un quelque chose qui ne cesse d’étonner : comme si les gens du bon peuple ne pouvaient être laissés seuls face au choix d’un vote un peu trop complexe pour être élucidé par les seules forces de leur esprit, comme s’il fallait que ces plumes viennent éclairer leurs ténèbres, en leur donnant non pas seulement des arguments politiques, mais des consignes de vote. Vite, indiquons-leur la voie à suivre – ou du moins celle à ne surtout pas suivre. Tous ces démocrates aiment bien sûr le peuple, mais il faut parfois le guider en haussant un peu la voix, car, tout perdu qu’il est, il pourrait s’embourber dans un mauvais vote, ce bougre. 

Mais au-delà de tout ce que leur geste a de convenu et de contre-productif – peut-être liraient-ils avec profit la dernière tribune d’Ariane Mnouchkine dans Libération, autrement plus modeste –, une vraie question se pose : en tant que catholiques, à quels dilemmes moraux sommes-nous confrontés face au vote des prochaines législatives ? À très gros traits, on peut dégager au moins trois enjeux majeurs que pointe inlassablement l’enseignement social de l’Église : l’accueil de l’étranger et le sort réservé au plus vulnérable, le respect inconditionnel de la vie, le refus catégorique de la violence. 

L’Église et la question migratoire

            Concernant le premier point, nos amis signataires convoquent la parabole du Bon Samaritain pour nous rappeler « l’égale et infinie dignité de chaque personne humaine« , et le soin que nous devons à tous nos frères, à commencer par l’étranger. Chose qui nous réunit tous. Simplement, l’Église a élaboré à partir de là un raisonnement autrement plus subtil que la seule injonction à l’ouverture maximale des frontières. Elle distingue deux plans : celui de la charité et celui de la justice. Il n’y a de charité que dans la justice. La charité est une vertu théologale, surnaturelle : or le surnaturel ne se déploie qu’à l’intérieur de la nature, la surélevant, la sublimant, mais en ne la niant jamais, ne la rendant jamais caduque. Comme vertu théologale, la charité relève du niveau personnel, et non collectif ; la grande vertu qui régit l’ordre politique, c’est la justice générale. La charité individuelle peut déborder ou excéder la justice dans la cité, mais pas se substituer à elle. Et l’Église reconnaît parfaitement la complexité de la question migratoire et la tension à laquelle elle soumet un État désireux d’instaurer la justice sur son territoire donné ; elle ne cède pas aux deux outrances symétriques que sont l’accueil inconditionnel et la fermeture totale. Elle a pour tradition de maintenir une ligne de crête, un équilibre entre souci pour l’étranger et souci pour le pays d’accueil : elle défend par exemple un principe d’équité pour le pays d’accueil, qui se doit de maintenir une vie digne et pacifique pour les habitants, de ne pas sous-estimer l’importance de sa culture, de permettre la pérennité et le développement d’une « physionomie culturelle » déterminée (1), de protéger son droit à la continuité historique. On imagine bien combien ces considérations peuvent entrer en conflit avec l’accueil illimité de tout migrant qui se présente, et légitimer une politique d’immigration éventuellement ferme (comme celle par exemple que mettent en œuvre les sociaux-démocrates danois, dont on ne sache pas qu’ils aient une coloration d’extrême-droite). Dès lors, il n’est pas du tout évident que sur ce point le vote Rassemblement national soit incompatible avec l’enseignement social de l’Église. Le débat reste a minima ouvert. Et on ne saurait se contenter d’en appeler à la dignité de chaque personne pour réduire l’épaisseur du dilemme qu’affrontent les dirigeants d’un pays comme le nôtre face à la très difficile question migratoire, et pour en déduire ipso facto une seule politique possible. Le prétendre est au mieux naïf, au pire malhonnête. 

Le respect de la vie, et le refus de la violence

            Concernant le respect inconditionnel de la vie, la question paraît en revanche un peu plus facile à défricher. Le RN a déjà montré sur ces questions de bien fragiles appuis – pour ne pas dire des failles structurelles – et une forte dispersion de votes. Il n’est guère rassurant en cette matière. Mais quid des deux formations dans les bras desquels nous pousse de facto cette tribune, à savoir le bloc macroniste et le Nouveau Front populaire ? Les deux ont déjà prouvé l’incompatibilité foncière de leur vision de l’homme avec celle que promeut l’Église. Elles ont unanimement fait de la constitutionnalisation de l’IVG un symbole républicain et une grande fête en janvier dernier, enterrant définitivement la notion de « détresse » chère à Simone Veil, et s’apprêtaient à faire passer en bloc une loi très permissive sur l’euthanasie, pour ne citer que ces deux cas. Or sur ces deux sujets, l’Église ne renvoie pas au jugement prudentiel du politique ayant à se déterminer dans le clair-obscur de la complexité du réel, non, elle a tranché, que cela nous plaise ou non en tant que chrétiens : ces actes sont, dans une vision catholique, fondamentalement indéfendables. Dès lors, ce qui étonne le plus à la lecture de cet appel, c’est tout ce qui n’y figure pas : comment est-il possible de prendre la parole en tant que chrétiens, et de ne pas daigner consacrer un mot, une précaution oratoire, un regret, un bémol, une petite phrase, une légère allusion à ces sujets graves ? Comment peuvent-ils, le cœur visiblement léger, prôner ces votes sans même nommer ce problème ? Cette absence de scrupules au moment précis où ils entendent définir ce qui serait l’attitude chrétienne ad hoc est proprement incompréhensible. 

            Quant au refus catégorique de la violence, leur cécité est là encore saisissante. Beaucoup parmi les signataires se réclament de Dorothy Day, qui a eu affaire à ennemi autrement inquiétant que le Rassemblement national (les suprémacistes blancs du sud des Etats-Unis par exemple) et qui a tracé et tenu une ligne très exigeante de non-violence absolue en politique. Comment peuvent-ils lancer un appel chrétien s’inquiétant d’un vote sans écrire une seule ligne, une seule mise en garde, contre le seul parti qui aujourd’hui en France tolère – et par moments justifie – la violence, et la violence allant jusqu’au meurtre le plus horrible, à savoir La France insoumise ? 

Retrouver le sens de la contingence

            Passons sur l’absurdité qu’il y a à condamner le programme économique du RN au nom des « manipulations et illusions » qu’il charrie, quand ils n’ont pas un mot plus haut que l’autre sur le programme surréaliste du Nouveau Front populaire. Passons sur la curieuse façon qu’ils ont de mettre en avant leur très juste souci pour notre « maison commune », pour finalement nous diriger vers les partis qui ont le plus affaibli notre filière nucléaire, gage d’une énergie décarbonée : sont-ils si sûrs que la déraison et le déni scientifique soient l’apanage d’un seul camp, sont-ils si sûrs de vouloir donner des leçons en la matière ? 

            Nous n’avons aucun problème avec l’idée que des chrétiens puissent invoquer le message évangélique et l’enseignement social de l’Église pour orienter un vote politique, mais alors faisons-le honnêtement, tous azimuts, et sans amoindrir la complexité inhérente aux sujets politiques. Il paraît en tout cas pour le moins curieux de dénoncer un vote précis comme étant nécessairement anti-catholique (ou anti-chrétien) sans appliquer la même sévérité de jugement aux autres votes possibles – au mépris pourtant de principes que l’Église a elle-même qualifiés de « non négociables ». Et redonnons toute sa place à la contingence dans le domaine politique. Nous y gagnerons en finesse ce que nous y perdrons en affirmations péremptoires.

Élisabeth Geffroy,
normalienne agrégée de philosophie,
rédactrice en chef du mensuel catholique La Nef

(1) Jean-Paul II, Message pour la Journée Mondiale de la Paix 2001. 

© LA NEF, exclusivité interne, mis en ligne le 19 juin 2024.