La mort va si bien à Alain Delon. Sans tragique, sans éclat, sans long martyre. Elle est venue à lui qui l’attendait tant, au bout de la vieillesse, presque discrète, à l’improviste, sans le bruit d’une cascade, plutôt blottie dans un imperméable, coiffée d’un borsalino, tapie dans l’ombre. Sa mort vient et n’émeut personne tant on savait Delon voué à mourir comme ces vieux rois dans les ruines de leur royaume. Elle le couronne à présent, à l’instar de l’apothéose de ces vieux Romains qui deviennent éclatants de blancheur, de la blancheur qui parle aux dieux. Alain Delon était un acteur de talent, une icône, il est à présent une légende.
Légende, oui, car avec sa mort, c’est la fin d’un monde, d’une France qui s’en est allée, celle de Bébel et du vieux Gabin, du bon Ventura, du saint buveur Blier, autour d’une table ; celle du prince sans rire Meurisse ; du feu-follet Ronet et de la splendide Schneider. Toute la galaxie Delon a disparu, et lui, le vieil animal, hanté par les fantômes de son passé, d’une autre France, se prêtait encore aux derniers feux de la rampe au festival de Cannes en 2019, impérial dans son triomphe.
Tous ces artistes et tant d’autres ont, par leur charisme et leur talent, habité l’imaginaire et l’esprit du peuple réel. Ces idoles qui ont enterré les grands modèles classiques et fait oublier un peu la France des saints et des saintes ont de quoi nous interpeller sur nos propres vertus et nos valeurs en tant qu’occidentaux colonisés par la culture américaine ; mais c’est ainsi. Un acteur comme Delon a vécu chez les gens, dans leur intimité, dans leur mémoire. Il a suscité l’admiration des uns qui tremblaient de perfection devant ce jeune premier guidé par Clément et Verneuil ; il a suscité la méfiance de ceux qui le trouvaient arrogant et imbu, fier et hautain, de la race des Seigneurs. Par sa vie publique, il a attisé le bruit et la fureur, loin d’être un modèle édifiant, n’y revenons pas. Sa carrière d’acteur reste inégalable pendant un quart de siècle ; elle est devenue un patrimoine.
On ne peut pas comprendre l’œuvre d’Alain Delon si l’on n’a pas compris la distinction qu’il a faite toute sa vie entre le métier de comédien et celui, précisément d’acteur. Le comédien a une formation et s’est formé sur les planches. Il a appris comme on fait des études à jouer la comédie et peut donc, s’il est assez bon, tout jouer. L’acteur, quant à lui, est un accident de parcours, un type cherché dans la rue, un gars perdu souvent dans les bas-fonds qu’on est venu trouver pour son physique, sa gueule, sa carrure. Il y a des comédiens qui peuvent tout jouer ; prenons Marcello Mastroianni, capable d’être un prêtre, un présentateur télé, un latin lover, un bourgeois de Milan, un prolétaire napolitain, un intellectuel homosexuel, Casanova et sa propre parodie. Il campe tous les rôles, porte, comme le disait Nietzsche à propos de lui-même, tous les masques. L’acteur vit à l’écran. Il est lui-même. René Clément qui avait vu chez le jeune Delon le grand potentiel, lui ordonnait d’être lui-même devant l’écran, de parler comme il parle, de se déplacer comme il se déplace, sans forcer, sans chercher à composer. Alain Delon n’a pas la palette suffisante pour tout jouer, passer d’un extrême à un autre. Finalement limité dans le déploiement de son jeu, il s’est enfermé et replié sur lui-même pour passer sa carrière à dessiner, sculpter, limer et polir son propre personnage.
Pour comprendre également ce qui fait un acteur, il faut puiser dans sa propre vie. La jeunesse de Delon est marquée par l’abandon et la solitude, l’absence du père, la séparation d’avec sa mère ; la DAS, puis la petite délinquance, la prison et la guerre en Indochine où le jeune homme a vu la mort de ses camarades et a donné la mort avant de retomber dans le milieu interlope de Pigalle. Quand on a vécu sans amour, dans la violence et la solitude à cet âge, que des blessures de l’enfance ne parviennent pas à se refermer, ce parcours-là si chaotique devient une sorte de réservoir qui permet à l’acteur d’y puiser toute la source de son jeu. On n’est pas Delon dans une vie rangée, installé au chaud dans des pantoufles, titulaire d’un double master en économie et en gestion, désolé. Delon prend la matière de sa vie, l’autobiographique, comme une pâte, qu’il va pétrir, manier, toucher, retoucher puis transformer à l’écran ; en somme, il connaît la combinaison presque chimique que font les écrivains en littérature.
Le héros delonien est un contre-héros, sans morale, plus souvent mauvais que bon ; il est sur la corde raide du crime. Il n’est pas le justicier vertueux, et vit souvent sans foi ni loi. C’est un personnage froid qui joue de sa beauté de brun ténébreux ; charismatique, il séduit plus qu’il n’aime et dont les seules marques d’amour sont des relations sexuelles violentes. Sa voix incandescente chauffe les sens ; ses yeux électrisent. L’allure générale de l’homme est assurée, son pas déterminé par le destin comme s’il tutoyait l’aventure et l’audace pour toujours refuser l’ennui que la fougue et la passion pensent conjurer. Taciturne, il est un héros sombre, comme un soleil noir, triste et mélancolique, sans passé, amnésique, quelquefois veuf, au présent étouffant, à l’avenir brumeux. Le personnage delonien ne connaît pas le salut et la rédemption : sanctionné par une sorte de justice immanente, il joue avec la vie, fonce à tout berzingue sur les routes à bord d’une Mustang, sur une moto, détale à cheval, passe d’un appartement l’autre en cavale, et joue avec la mort, toujours. Il finir par mourir, comme souvent, assassiné et troué par balles. Mais que pouvait-il arriver d’autre à cette figure tragique et dramatique sinon de n’être jamais heureux, d’en être empêché et, en éternel solitaire, de n’être jamais le père d’une famille nombreuse ? Le tragique appelle le tragique.
Delon le déraciné, Delon sans famille, Delon le malheureux, orphelin du bonheur et de la paix, a tenté de se trouver une famille par le cinéma, à en croire sa folle histoire d’amour avec Romy Schneider, Nathalie Delon qui est son double en blond ; Mireille Darc, sa concubine. Si Jean Gabin fait figure de père, et même de « Dieu », Jean-Paul Belmondo, lui, est le frère, d’abord maudit, comme Caïn pour Abel, puis le vieux compère, témoin d’un monde qui n’existe plus. Cette relation fraternelle se retrouve dans Borsalino, qui commence par une bagarre pour se terminer en une soirée somptueuse virant au drame par la mort de François Capella. Roch Siffredi est comme amputé d’une partie de lui-même.
Si Gérard Depardieu a été la figure des romans de Balzac et de Dumas par sa voix et sa carrure ; Delon est celle d’un romantisme sombre et triste qui aurait pour parrain Alfred de Musset. Delon est l’enfant d’un mal du siècle. Il emprunte autant à Octave que l’on retrouve dans La Confession d’un enfant du siècle, la maladie du désenchantement, qu’à Lorenzaccio, le héros martyr de Florence, dont l’échec et la déchéance l’envoient dans les eaux de Venise. Deux formules de Musset illustrent l’œuvre de Delon. La première résume son ambition d’acteur, dans On ne Badine pas avec l’amour : « J’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois mais j’ai aimé, c’est moi qui ai vécu et non cet être factice créée par mon orgueil et mon ennui.» La seconde, quant à elle, résume la couleur des humeurs qui hantent le cœur, le cerveau, le foie de ses personnages, dans Paroles: « Dieu parle il faut qu’on lui réponde/ le seul bien qu’il me reste au monde/ c’est d’avoir quelquefois pleuré.» Romantique difforme et spécial, Alain Delon incarne aussi l’idéal stendhalien, à l’étroit dans son monde qui rêve de reconnaissance et de gloire, de celle d’antan. Il sera sanctionné par le destin et payera son ambition, sa naïveté et son insolence comme un Fabrice del Dongo ou apparaîtra en jeune minet parfaitement maladroit et maladroitement parfait, même dans ses chutes et ses cascades, comme Julien Sorel glorieux dans le petit et petit dans le grandiose.
Bien sûr, Delon a toujours la même expression ; oui, Delon transparaît dans tous ses rôles car ses personnages forment les touches et les nuances d’un seul et même portrait : lui-même. Les personnages de Delon sont multiples et ne font qu’un ; une promenade dans sa filmographie composée de quatre-vingt-dix films permettra d’en observer la richesse.
Alain Delon a incarné la figure du jeune premier dans la société et celle du beau minet parvenu et arriviste. On sent la fougue de la jeunesse qui n’écoute que l’amour et la passion dans Quelle joie de vivre et dans Les Félins. Cette jeunesse amoureuse doublée d’un comportement de tête à claque est portée par le beau Tancrède dans Le Guépard où les feux derniers d’une valse dansée par le Prince Salina et Angelica rendent ridicules les allures viriles et maladroites de cet arriviste qui se laisse pousser des petites moustaches. De la belle aristocratie sicilienne, on descend chez les blousons de cuir, cousins de Marlon Brandon, avec Mélodie en Sous-sol. C’est le « vieux » Gabin qui tempère par son lourd physique les manigances du jeune Francis. La scène autour de la piscine, sur une musique de Michel Magne, qui voit se solder le braquage du Casino par un échec, est grandiose. On ose dire avec Gabin défait devant ce jeune écervelé qui cache les sacs de billets au fond de l’eau « mais quel petit con ! » Dans Plein soleil, âgé à peine de vingt-cinq ans et parfait dans son rôle qui ne souffre d’aucunes fausses notes, Delon campe un Tom Ripley, caméléon assassin manipulateur et inquiétant, beau comme le diable, séduisant comme les séducteurs qui dresse des coupes pleines, le sourire aux lèvres, les yeux étincelants mais qui habitent sur leur dos crapauds, vipères, scorpions.
La filmographie de Delon est aussi en partie composée de polars, le genre le plus populaire à l’époque. Delon y joue, dans sa maturité, tantôt le flic ou le voyou. Il est Jean Lavigne dans La Veuve Couderc et Roger Sartet dans Le Clan des siciliens de Verneuil. Une scène dans laquelle il passe d’une étreinte érotique à l’abattage d’une murène relève toute la violence dont le personnage est capable. Delon a été le grand acteur du polar-spaghetti avec Les Big guns de Duccio Tessari où il incarne un tueur à gage . La scène dans Deux hommes dans la ville où il campe Gino Strabliggi sur le point d’être guillotiné glace le sang. Alain Delon a été magnifié par Jean-Pierre Melville, à la fois dans Le Cercle rouge dont l’esthétique froide, brumeuse, habite le personnage principal et dans Le Samouraï, film de l’art pour l’art, où il ne se passe rien, où l’histoire n’a aucun intérêt sinon de voir de Jeff Costello, chapeau sur la tête, imperméable au col relevé, d’une rue l’autre, d’un appartement à un cabaret. Dans Un Flic et Les Granges brûlées, il incarne un policier zélé, glacé et dur et dans Téhéran 43, l’inspecteur ambigü Georges Foche. Dans Mort d’un pourri de Lautner, Xavier Maréchal passe tout le film à enquêter sur la mort de son ami sur fond d’infiltration de l’état profond représenté par Nicolas Tomski joué par Klaus Kinski.
D’autres personnages détonnent dans la filmographie de la légende comme monsieur Klein, antiquaire qui a profité des spoliations à l’encontre des juifs pour s’enrichir et qui, du jour au lendemain, est accusé d’en être. Tout le film est une sorte d’impasse kafkaïenne et présente un personnage qui doit prouver qu’il n’est pas l’homme que l’on cherche. Déporté comme les autres, le juif qu’il avait spolié au début du film surgit dans le wagon comme sa mauvaise conscience. Il y aussi Ramon Mercader dans L’Assassinat de Trotsky qu’une scène de corrida vient terrifier jusqu’à la nausée avant qu’il n’enfonce un pic à glace dans le crane du leader politique. Daniele Dominici dans Le Professeur devient l’archétype du professeur de lettres désenchanté et désabusé, fantasme et souvenir de toutes les demoiselles. Deux rôles très contrastés complètent la peinture dolonienne. En 1984, comme s’il s’agissait d’un contre-emploi, Bertrand Blier lui donne le rôle de Robert Avranches dans Notre Histoire, un mécanicien alcoolique qui cherche de paysage en paysage une femme qu’il a aimée dans un train. Ce personnage raté et plus bas que terre est habité par la recherche d’un absolu, d’un idéal de bonheur dans la France périphérique, ce qui tranche avec le rôle du Baron Charlus dans Un Amour de Swann de Völker Schlöndorff, personnage désabusé et triste, victime de l’absolu, et qui dans la défaite de ses amour pense au « Booz endormi» de Victor Hugo.
Alain Delon est riche d’une carrière dont les larges succès s’étalent de 1960 à 1985 pour se terminer en demi-teinte. Que s’est-il passé alors ? Alain Delon est un exécutant qui, comme un premier violon, n’obéit qu’au tempérament des grands chefs d’orchestre du nom de Visconti, Losey ou Melville. Delon se cherche un père, une figure plus âgée pour le guider, pour le construire, pour lui façonner les doubles qu’il porte à l’écran, comme si ses personnages étaient des projections d’un autre Delon. Cette recherche d’un père qui mène Delon à être l’acteur de si grands cinéastes prend fin à la mort de ses pères spirituels. Restent les gens de sa génération qui, à cause de son comportement souvent difficile sur les plateaux, intolérant aux minables ou aux parvenus, lui préfèrent des figures comme Marielle, Noiret ou Depardieu. Delon s’est aussi laissé prendre au piège du capitalisme : à partir des années 80, il décide d’être l’acteur, le réalisateur et le producteur de ses films, des polars bas de gamme, mauvais sur le plan du scénario, des dialogues et de la distribution mais qui se vendront bien parce qu’il est à l’affiche. L’aventure du polar à pas cher et au rabais prend fin par lassitude du public dans les années 90 et n’a apporté au champion de Melville, pendant ces deux décennies, aucun film de qualité. Delon a dû également payer ses amitiés politiques avec Jean-Marie Le Pen en acceptant l’infamie : tourner dans Le jour et la nuit de BHL, le pire film depuis la Libération selon Chabrol. C’est encore cela Delon, un immense contraste entre le firmament du cinéma et la mort du film, comme si son œuvre elle-même lui échappait et appelait le déclin, en se tournant sans cesse sur un passé magnifique, inatteignable et irrévocable. C’est Jules César dans Astérix et Obélix qui se regarde en Delon. L’absolu de Delon est complètement romantique car il est tourné vers le passé et regarde dans le rétroviseur, atteint l’acteur d’un malaise : nous sommes des créatures déchues du bonheur qui ne reviendra jamais.
Il y a quelque part à Venise un tableau de Tintoret qui représente l’allégorie du temps : un jeune homme à droite est représenté par un chien fou, la figure au centre est celle d’un homme d’âge mûr, puissant au-dessus d’un lion à la crinière épaisse tandis qu’à gauche, on voit le profil d’un vieillard qu’un vieux loup vient supporter. Delon, c’est tout cela : un félin qui incarne l’insolence et la fougue de la jeunesse ; l’homme pressé dans les affaires et le crime et enfin l’homme au crépuscule de sa vie qui contemple le palais de Valguarnera-Gangi désert dans une Palerme finie ; voit ses amis disparaître et ses amours s’évaporer, enterre ses malinois dans son domaine de Douchy, priant instamment la mort de venir. Voilà, Alain Delon a connu la première nuit de tranquillité. Il a rejoint Gabin et Ventura. Le trio est réuni. Le soleil se couche, peut-être n’a-t-il jamais été si heureux ; il est mort le dernier des Siciliens.
Nicolas Kinosky
© LA NEF, exclusivité internet, mis en ligne le 19 août 2024