Lectures Juillet-Août 2024

PÉNOMBRES
Glanes et approches théologiques
JOSEPH MALÈGUE
Introduction de Thibaud Collin, Éditions de L’Homme Nouveau, 2024, 278 pages, 15 €

Qui prête aujourd’hui attention à Joseph Malègue, romancier catholique du tournant du XXe siècle, éclipsé par le succès de ses contemporains Bernanos et Mauriac ? La réédition récente de Pénombres, recueil initialement publié en 1939, remet sur le devant de la scène cet auteur, en réunissant quatre textes qui traitent de ses thèmes favoris.
Contemporain de la crise moderniste, Malègue hérite des problématiques qu’elle soulève, et qui traversent ensuite tout le XXe siècle : perte de la foi subissant les assauts de l’intelligence contemporaine, retour en force de l’expérimental face à la métaphysique, question du statut des saints dans l’histoire, du rôle de la douleur dans la sanctification, place centrale de l’Incarnation dans la religion chrétienne.
Dans deux articles théologiques, l’un sur Ce que le Christ ajoute à Dieu, l’autre sur la foi et l’incroyance dans le monde contemporain, l’auteur rappelle la valeur de l’Incarnation dans la foi chrétienne dans une période de « carence christologique » au sein du catholicisme français. Le Christ et les saints répondent au « goût contemporain pour l’expérimental », et agissent comme des « paliers » entre Dieu et les pécheurs. Chez ces pécheurs, « si l’incroyance est un état de conscience, il arrive qu’elle soit aussi une faute » : le risque que l’intelligence ne s’enferme sur elle-même est l’un des plus grands dangers pour la foi ; là se trouve la délicate articulation de celle-ci avec la raison, comme il l’expose dans Vertu de foi et péché d’incroyance. La vérité ne s’impose pas dans un éblouissement de lumière ; Dieu est humble, on ne l’approche que par glanes et approches patientes. Malègue souligne ensuite dans sa méditation sur la Vierge, Mater Admirabilis, à quel point celle-ci s’est fondue dans cette humilité, offrant un exemple de l’amour du saint pour Dieu, comme un sacrifice sans réciprocité. L’âme de Marie doit ainsi servir d’exemple pour la sainteté de tous, comme pour Mlle Noémi, la discrète héroïne de la nouvelle qui clôt le recueil, tombée subitement malade. La douleur qui lui est imposée est l’occasion d’une maturation lente de son âme vers le consentement à la volonté de Dieu.
Que sont ces Pénombres ? Rien d’autre que le clair-obscur dans lequel baigne la vie du chrétien moyen, et la façon dont la lumière divine se fait jour dans les ténèbres du monde. La présence de Dieu au cœur du monde profane ne s’impose pas avec fracas, mais s’offre à celui qui sait la discerner.

Domitille Haushalter

L’ART CACHÉ ENFIN DÉVOILÉ
La concurrence de l’art contemporain
AUDE DE KERROS

Eyrolles, 2023, 276 pages, 24,90 €

Depuis de nombreuses années, Aude de Kerros dénonce au travers de nombreuses publications l’hégémonie de l’art contemporain dit conceptuel dont la seule raison d’être est une véritable spéculation financière aux montants colossaux.
Phénomène français, régnant en despote sur le marché de l’art, « l’Art contemporain joue de l’impossibilité d’un jugement de valeur esthétique fondé et spécule sur la culpabilité de ceux qui n’y comprennent rien ou qui n’ont pas compris qu’il n’y a rien à comprendre » (Jean Baudrillard, Libération du 20 mai 1996). Ces censeurs ont sciemment privé de toute visibilité plusieurs générations d’artistes français.
Peintres, sculpteurs, graveurs ont été bannis du paysage artistique français même s’ils trouvent une réelle reconnaissance à l’étranger, aux USA, en Chine, au Japon notamment, ou chez quelques galeristes courageux. Les musées, à quelques rares exceptions près, n’achètent que du conceptuel, les grandes foires n’exposent que du conceptuel. L’administration règne en maître sur les subventions et commandes d’État évidemment conceptuelles.
La dernière pandémie a rebattu les cartes. Elle éteignait les luxueuses vitrines que les foires internationales offraient à l’art conceptuel et à son entre-soi. Le numérique par l’intermédiaire de la création de nombreux sites internet offrait à tout amateur l’accès aux œuvres, aux côtés de ces artistes cachés, leur permettant sans pression un choix de cœur et de passion. Des musées de province ayant accepté en donation des collections sortant de la doxa découvrent l’engouement du public pour cet art contemporain, au sens littéral du terme, si longtemps enfoui.
Si vous n’avez pas lu les précédents livres de l’auteur elle-même artiste, vous en trouverez ici une précieuse synthèse. Mais au-delà de ce nouveau phénomène qu’est le dévoilement de l’art caché, A. de Kerros ouvre ici une porte à de nombreuses pistes d’exploration, de découverte et de (re)connaissance de cette multitude de talents.

Anne-Françoise Thès

RESTER NOBLE DANS LE MONDE DES AFFAIRES
De l’utilité des anciennes élites
ÉRIC MENSION-RIGAU

Passés composés, 2024, 284 pages, 22 €

« Les aristos sont trop à part » ; « Il faudrait en finir avec les titres de noblesse », peut-on entendre de la part de républicains un tantinet zélés. Cette enquête d’Éric Mension-Rigau relate tout à fait l’inverse. Partant de l‘évolution des personnes issues de familles aristocratiques dans le monde des affaires, ce dernier réalise plus largement le portrait des valeurs des « redede » de notre temps. Et force est de constater qu’elles ne donnent absolument pas envie de les exclure de la société, au contraire. Centré sur le monde des affaires, cet ouvrage montre à quel point – au moins pour une partie de ces nobles chefs d’entreprise – ils essaient de rendre leurs boîtes vertueuses dans un monde des affaires hostile aux valeurs morales. Cette enquête montre aussi leur fine adaptation aux valeurs du capital. Sans trop s’exposer, ils s’accrochent à leur éducation pour ne pas céder aux sirènes du dépassement des limites fixées par la loi par appât du gain. Ils rendent bien la confiance que leurs clients leur donnent, restant fidèles à leurs engagements. Esprit chevaleresque dans l’entreprenariat, parole indéfectible, proche des employés du fait de leur rapport historique au monde rural, une certaine aristocratie arrive à garder ses valeurs d’antan. Mais cela ne concerne encore qu’une partie de cette nouvelle noblesse. Certains s’éloignent de notre société comme de la peste à fuir, tandis que d’autres, qui ont totalement oublié leurs valeurs pour s’adonner aux pires vacheries des temps modernes, ne sont pas mis en avant dans cette enquête. Ici, on fait le portrait d’une aristocratie de valeurs, accrochée à son éducation, mais qui ne rejette pas le « monde d’aujourd’hui ». Les nobles que Mension-Rigau met en avant sont droits dans leurs bottes sans être dogmatiques, n’apparaissent pas dans les magazines people toutes les semaines mais ne sont pas invisibles pour autant. Même s’il est palpable que l’auteur est attaché à ce monde, le réalisme, l’esprit dans l’écriture et la mesure sont de mise dans ce livre. En finissant sa lecture, il paraît évident qu’une belle partie de nos compatriotes ont beaucoup à apprendre des mœurs aristocratiques ancrées dans le bien commun, la mesure et la foi.

Sacha Beaud’huy

AIMONS NOS PRÊTRES
Ces « pauvres types » que Dieu a choisis
Fr DAVID MACAIRE O.P.
Éditions Première Partie, 2024, 176 pages, 14,50€

Cet ouvrage a les avantages et les inconvénients d’un recueil d’homélies, à lire d’une traite ou en douze fois. Mgr Macaire, frère dominicain, est à présent archevêque de la Martinique. Les homélies sélectionnées concernent les prêtres (ordination, messe chrismale ou jubilé). Dans un style enlevé et clair, l’archevêque présente le prêtre, principalement comme dispensateur et objet de la miséricorde divine. Il développe aussi les thèmes de la paternité, du célibat ou des rapports avec la communauté, qui peut idéaliser ou critiquer vertement le prêtre. Nous sentons dans ces lignes la responsabilité et aussi la tendresse de l’archevêque pour ses frères et fils prêtres. On se réjouit de cette théologie du sacerdoce très sûre mais aussi de nombreuses images percutantes, comme l’exosquelette de l’évêque – c’est-à-dire les vêtements sacerdotaux et insignes épiscopaux, dont il donne la signification spirituelle. Un ouvrage plaisant et profond sur le mystère du sacerdoce.

Abbé Étienne Masquelier

ÉPARGNER EN VUE DU BIEN COMMUN
PIERRE DE LAUZUN
Boleine, 2024, 176 pages, 15 €

Il y a plusieurs moyens de dépenser son argent : on peut consommer, donner ou investir. Mais tout investissement est-il éthique ? Et quels sont les critères de discernement d’un investissement éthique ? C’est le sujet auquel s’attelle Pierre de Lauzun, haut fonctionnaire émérite et ancien cadre dirigeant du secteur bancaire, dans un ouvrage intitulé Épargner en vue du bien commun, tout juste publié aux éditions Boleine.
L’auteur évoque les deux dimensions de l’épargne : « Vu de notre côté, ce sera un souci de fructification et de disponibilité en temps utile ; vu du côté de la société, ce sera une mise à disposition de moyens financiers qui nourriront l’investissement. » Par nos investissements, nous pouvons donc orienter l’économie en donnant à certains secteurs des moyens de développement qui feront défaut à d’autres. D’où l’intérêt de réfléchir à la finalité de son investissement. D’où aussi la nécessité de sortir d’une vision relativiste du bien et du mal et de pouvoir proposer un critère objectif de l’éthique à l’aune duquel les investissements seront réalisés.
À côté de principes de bon sens, apparaissent des réflexions personnelles plus originales, comme l’importance de considérer les investissements à la lumière du principe de subsidiarité, ce qui signifie soutenir les entités qui agissent au plus près de l’économie réelle plutôt que celles qui entretiennent avec celle-ci un lien plus ténu : « dans cette optique, l’argent qu’un investisseur investit est légitime à se porter sur tout ce qui peut mériter un investissement sur la planète, mais il est aussi et tout autant lié moralement à la communauté qui a été à l’origine de cet argent, et à laquelle l’investisseur appartient en général. » Une forme de préférence nationale en somme.
Un manuel simple, écrit pour des non-initiés, qui revisite également les critères ESG (Environnement, Social et Gouvernance) qui servent de boussoles aux investissements éthiques actuels.

Benoît Dumoulin

LES LEÇONS DE LA CRISE SYRIENNE
FABRICE BALANCHE
Préface de Gilles Kepel, Odile Jacob, 2024, 354 pages, 24,90 €

Mars 2011 : dans la foulée des « printemps arabes », la Syrie entre dans un tourbillon révolutionnaire largement déclenché par des mouvements islamistes qui profitent des fragilités du pays. À Paris, l’heure est à l’optimisme, les dirigeants affichent une certitude : la chute du régime de Bachar El-Assad est inéluctable et proche, la démocratie va triompher à Damas. D’où la décision de fermer notre ambassade (mars 2012), toujours pas rouverte. En encourageant cette révolte, sans toutefois lui donner les moyens de réussir, la France de Nicolas Sarkozy, puis de François Hollande, a fait preuve d’une vision gravement fautive des réalités d’un pays qu’elle devait pourtant très bien connaître grâce au mandat qu’elle y avait exercé pour le préparer à l’indépendance (1920-1946). L’un des points faibles de la position française consiste à négliger l’importance du facteur communautaire constitutif de la Syrie, explique le géographe Fabrice Balanche, fort d’une longue expérience de terrain, dans ce livre essentiel écrit pour apporter « un éclairage réaliste » sur les causes de la tragédie et sur l’instabilité qui perdure malgré la réélection d’Assad (2021) et sa réintégration au sein de la Ligue arabe (2023). « Ce pays ne constitue pas un État-nation mais un “État territoire” », note-t-il avec raison, car « les différents groupes religieux et ethniques se côtoient mais ne fusionnent pas ». Et de préciser : « L’allégeance première des individus va à leur communauté au sens large (tribu, ethnie, confession) avant tout. Le fait que le régime soit dominé par des Alaouites limite fortement la loyauté naturelle des autres communautés vis-à-vis des institutions. Il est impossible d’ignorer ce paramètre en temps de guerre comme de paix. » La présentation géopolique de l’ensemble des États du Proche-Orient (pays arabes, Iran, Turquie et Israël) dans leurs approches respectives de la crise syrienne, dressée par l’auteur dans une partie substantielle de l’ouvrage, confirme ce principe. On retiendra aussi cette remarque pertinente pour notre pays. « Le refus de tenir compte du facteur communautaire dans le conflit syrien s’explique par la peur de reconnaître sa propre existence en France et par conséquent l’échec de notre modèle d’intégration. Car la crise syrienne nous met face à nos contradictions vis-à-vis d’une société française qui est menacée elle aussi par le communautarisme et l’islamisme radical. » En fait, c’est l’Occident tout entier (Europe, États-Unis) qui, notamment par sa lassitude et la menace djihadiste, se trouve aujourd’hui en situation d’échec face à l’axe eurasiatique. Selon Balanche, cette réalité laisse entrevoir un avenir « bien sombre » pour une Syrie devenue l’otage de nombreux rapports de forces.

Annie Laurent

ÉCOLOGIE TRAGIQUE
FABRICE HADJADJ
Mame, 2024, 208 pages, 17,95 €

Tout le monde est « pour » l’écologie. Mais quelle écologie ? Sauver la planète, protéger l’environnement, défendre la nature sont autant de leitmotivs insuffisants, selon Fabrice Hadjadj, qui défend dans ce livre une « écologie tragique » aux fondements chrétiens. Soulignant d’abord l’ambiguïté de la « nature », à la fois « mère et marâtre » – Sade s’inspire de la nature, immorale et cruelle, pour fonder une écologie de la destruction –, l’auteur expose trois rapports possibles à elle : le « cosmisme antique » – le sage doit consentir à l’ordre du cosmos en comprenant qu’il n’est qu’une partie du tout harmonieux ; le « cosmétisme moderne » – l’homme doit dominer la nature pour en évacuer le mal ; le « compostisme postmoderne » – baissant les bras face à toute adversité, l’homme est en état de « décomposition compatissante ». Mais, selon lui, « résolution stoïque, révolution industrielle, résorption sentimentale » font toutes fausse route. Pourquoi ? Elles n’assument pas le tragique de la création, marquée par le péché originel. « Il fallait bien que tout tombât à la même place où tombait l’homme », explique-t-il en citant Léon Bloy. Hadjadj articule écologie et eschatologie, pour mettre à jour la responsabilité selon lui prémorale, qui nous oblige à nous rendre « complice de la prédation » et à « domestiquer le sauvage en tant que sauvage ». « Le désastre environnemental nous accule à retrouver la vérité du premier jardin et à rechercher celle du monde à venir », écrit-il. Une manière de nous rappeler que, pour nous, chrétiens, et à l’inverse des Grecs, la nature s’inscrit dans l’histoire, et qu’elle doit passer par les « douleurs de l’enfantement » (Rm 8, 22).

Guillaume Daudé

CHARTRES T’APPELLE
Une Pentecôte de Chrétienté
RÉMI FONTAINE
Via Romana, 2024, 170 pages, 22 €

Écrit par un des fondateurs du pèlerinage de Chartres, ce livre rassemble de nombreux récits, articles et témoignages d’une aventure spirituelle, intellectuelle et physique hors-norme et dont le succès actuel révèle la justesse de l’intuition. Des portes closes de la cathédrale les premières années aux chaleureux accueils des prélats depuis, de l’incompréhensible motu proprio de 2021 à la couverture médiatique de ces dernières années, il retrace toutes ces années de gestation, de formation et d’organisation qui permettent aujourd’hui à tant de générations de naviguer (le terme est de Péguy) vers la cathédrale de Notre Dame.

Anne-Françoise Thès

Romans à signaler

De ASLAK NORE :
– LE CIMETIÈRE DE LA MER
Le Bruit du Monde, 2023, 512 pages, 25 €
(rééd 10/18, 2024, 624 pages, 10,10 €)
LES HÉRITIERS DE L’ARCTIQUE
Le Bruit du Monde, 2024, 490 pages, 25 €

Cet écrivain norvégien de 46 ans est une révélation en France où viennent d’être traduits ces deux derniers romans, formant une saga familiale qui se suit. La famille Falck, qui se décline en deux branches rivales d’Oslo et de Bergen, est l’une des plus riches et puissantes de Norvège. Le suicide de Vera Lind, la matriarche de la lignée, pousse sa petite-fille Sasha à découvrir qui était sa grand-mère et le passé qu’elle cachait et qu’elle révélait dans un manuscrit vieux de quarante ans qui demeure introuvable. Le second opus continue l’histoire, la succession de Vera Lind restant en suspens à la fin du premier livre, et y intègre une intrigue géopolitique entre la Norvège et la Russie.
Ces deux ouvrages sont passionnants de bout en bout. L’auteur suit ses principaux personnages auxquels il parvient à donner une belle consistance, l’histoire se déroule sans temps mort et l’on assiste au déchirement d’une famille minée par l’argent facile et le sentiment de puissance qu’il procure. Une excellente lecture de vacances.

Simon Walter

© LA NEF n°371 Juillet-Août 2024, mis en ligne le 29 août 2024