Suite à la cérémonie d’ouverture des JO qui a parodié la Cène, le débat a pris ses marques dans le monde catholique d’une façon qui nous semble avoir révélé deux écueils. Deux écueils qui guettent les chrétiens de notre temps et que l’on pourrait assimiler à des tentations païennes, en ce qu’ils défigurent tellement notre Dieu qu’ils pourraient presque en faire un dieu païen parmi d’autres.
La cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques a ému bien des esprits, et fait couler beaucoup d’encre. Une querelle est née, qui n’a pas seulement traversé le champ politique, mais aussi labouré – et divisé – la communauté chrétienne. Ce faisant, elle nous semble avoir mis cruellement en lumière deux écueils qui guettent les chrétiens de notre temps. Deux écueils que l’on pourrait assimiler à des tentations païennes, en ce qu’ils défigurent tellement notre Dieu qu’ils pourraient presque en faire un dieu païen parmi d’autres. Le premier écueil procède d’une confusion entre le Christ d’une part, et l’Église, les croyants en général ou soi-même en tant que croyant d’autre part. Le second écueil réduit Dieu à une pure abstraction ou à une entité lointaine, oubliant qu’il nous a rejoints ici-bas dans l’être d’une personne qui se réjouit et qui pleure avec nous.
Avant de pousser plus avant, rappelons certaines évidences, pour ne pas disperser nos efforts à démontrer ce qui ne saurait être contesté que par des sophistes. La mise en scène de Thomas Jolly imitait bien la Cène, et le Christ y était représenté au centre. Cette parodie n’était pas le fruit de l’ignorance, ni celui d’une maladresse. Elle était un acte volontaire, méprisant et provocateur (surtout), méchant (un peu) et lâche (évidemment – il va de soi que les mêmes n’auraient pas osé un seul instant s’exposer à taquiner l’islam, là où ils ont pris un malin plaisir à malmener des chrétiens réputés débonnaires). Mais avant toutes choses, c’était un acte blasphématoire.
Un acte blasphématoire
Blasphématoire, car si l’Église, ses membres et son histoire en étaient les cibles les plus évidentes, la scène se moquait aussi du Christ – d’où le scandale véritable et la tristesse profonde qu’elle a fait naître chez nous. L’outrage au Christ est ici manifeste, criant, indubitable. Il était dès lors assez étonnant de lire sous la plume de chrétiens très accommodants et très soucieux de prouver leur grande ouverture d’esprit, qu’ils ne se sentaient pas blessés ni offensés, qu’ils acceptaient de tendre l’autre joue, et qu’il ne convenait pas de s’insurger trop bruyamment – tout se passe pour eux comme s’il ne s’agissait que d’eux-mêmes. Comment ne voient-ils pas que l’enjeu n’est pas le heurt éventuel de leur sensibilité, mais la raillerie dont le Christ est l’objet ? Et auraient-ils passé l’éponge si facilement, auraient-ils souhaité rester muets, insouciants et heureux si c’était leur épouse, leur fils ou leur mère que l’on avait moqués ? Une chose est de vouloir suivre le Christ dans son enseignement de la douceur, une autre de refuser de voir qu’il a été tourné en ridicule et ensuite refuser de se laisser toucher par l’événement. Ce premier écueil, qui au fond revient à oublier que Dieu est une personne, a permis à de nombreux chrétiens de minimiser l’affront. Pourtant, nul ne peut s’arroger le droit de minimiser l’affront dirigé contre un autre que soi, surtout quand cet autre est Dieu.
Ce d’autant plus – et c’est la deuxième tentation païenne – que cette personne divine n’est pas un Dieu hors d’atteinte, lointain, inaccessible à nos provocations et enfantillages, assis en tailleur sur un nuage ou habitant un monde autre, bref un Dieu qui au fond ne « ressentirait » pas l’outrage ni le blasphème. Non, notre Dieu est un Dieu qui s’attriste de nos manquements et de nos malheurs, qui pleure sur nos fautes, qui est touché par nos joies. Un Dieu dont le Fils est venu partager notre condition pour ensuite porter dans sa Passion chacun de nos péchés. Quand Isaïe écrit : « c’étaient nos souffrances qu’il portait, nos douleurs dont il était chargé », il ne parle pas métaphoriquement ou analogiquement, mais bien réellement. Dès lors, cet outrage, le Christ parodié devant le monde entier, comme tous nos péchés, est une épine de plus enfoncée dans la tête du Christ, un millimètre de chair de plus meurtri par les clous. Comment dès lors peut-on balayer le sujet d’un simple revers de main en prétextant que « Dieu est au-dessus de ça » ? Comment peut-on ne pas se peiner infiniment du blasphème qui peine notre Dieu ? Comment ne pas vouloir prendre la parole pour dénoncer haut et fort l’offense commise, pour la combattre fermement et pour que le Christ ait en ce monde des disciples prêts à défendre son nom et à en faire leur unique fierté ?
Le temps était à la défense de Dieu
À tout cela, il n’y a pas de « mais », il y a cependant un « et ». Les pharisiens, les scribes et les savants, se préoccupaient hautement des blasphèmes, eux aussi. Nul doute qu’ils auraient identifié le blasphème sans s’en laisser conter, nul doute qu’ils n’auraient pas été lâches en une pareille circonstance, et qu’on aurait entendu le son de leurs voix indignées. Et pourtant, le Christ les appellera hypocrites, à bien des reprises. Sans doute parce que la défense de Dieu était devenue la défense de leur groupe, et parce qu’ils ne voyaient plus Dieu que dans la Loi, oubliant son image dans leur prochain. Or Dieu et notre prochain sont liés dans un grand commandement. L’un et l’autre doivent nous inquiéter et être l’objet de nos soins. Lors de ce triste épisode des Jeux olympiques, il nous semble que le temps était à la défense de Dieu. Nous n’oublions pas pour autant que celle du prochain oublié, humilié, égaré ou souffrant, doit nous interpeller dans un même mouvement, que nous nous devons d’y répondre pour que notre défense de Dieu ne soit ni celle d’un chrétien païen, ni celle d’un chrétien hypocrite.
Elisabeth Geffroy
© LA NEF n°372 Septembre 2024