Croix du Chef-Lieu qui surplombe le lac d'Annecy © Flickr

« Identitaire » : la nouvelle invective facile ?

Certaines plumes et certaines voix semblent en ce moment trouver un « identitaire » derrière chaque pierre. Les catholiques ne font pas exception, et les « catholiques identitaires » sont de plus en plus pointés du doigt. Or d’une part le recours excessif à cet épithète manifeste une paresse intellectuelle qui fait obstacle à l’exercice normal de la pensée et à la tenue honnête du débat politique. D’autre part, l’urgence devrait être à sauver cet adjectif plutôt qu’à le salir, et à redonner aux « identités » leurs lettres de noblesse et leur rôle social.

Il en va des insultes comme des tables basses ou des chapeaux : elles sont sujettes à certains effets de mode, et il est plus ou moins plaisant de les regarder défiler. Nous sommes actuellement les témoins quelque peu désabusés de la percée opérée par un nouveau favori : « identitaire ». L’épithète peut être fier, il est devenu incontournable, et certains esprits peinent désormais à écrire plus de cinq lignes d’éditorial ou de chronique sans recourir à lui pour qualifier l’adversaire identifié. Certains catholiques se sont empressés de transposer cette invective dans leur champ propre, guettant partout les « catholiques identitaires ». Le couperet tombe vite, et chacun mettra le curseur où il le veut – c’est là un privilège des termes mal définis. 
Plus important, plus révélateur que le sens véritable du mot, est son usage. La magie du terme réside dans son double effet simultané. En reléguant un interlocuteur dans les ténèbres identitaires, vous faites d’une pierre deux coups : d’une part, vous le marquez d’un sceau d’infamie et le sortez du cercle de la raison et de la respectabilité, d’autre part, et c’est tout l’enjeu, vous vous mettez à distance de lui et envoyez un signal très clair, qui manifeste votre propre appartenance à l’honorabilité intellectuelle et politique. En un seul mot, vous compromettez votre adversaire tout en vous mettant à l’abri du soupçon. Notons que ce manège est rarement l’indice d’un esprit libre et courageux.

Paresse intellectuelle

Mais qu’est-il vraiment reproché aux catholiques identitaires ? D’être « le symbole d’une dérive », celle d’un catholicisme de fermeture, de repli, par opposition au « catholicisme d’ouverture » (si l’on en croit un article de Libération publié en mars 2022 sur la Communauté Saint-Martin – nos chasseurs d’identitaires ne semblent d’ailleurs pas trop perturbés à l’idée de parler dans les termes initialement imposés par des ennemis revendiqués de la foi chrétienne ; c’est fort dommage, cela aurait pu leur mettre la puce à l’oreille). Les « catholiques identitaires » sont aussi accusés d’absolutiser leur appartenance nationale et/ou religieuse au point de perdre la notion du relatif, au point de déconsidérer les autres cultures ou croyances, au point d’en faire l’unique objet de leur combat politique. Ou d’instrumentaliser la foi dans le Christ ou de la réduire à une défense civilisationnelle, à la promotion de la culture qui est fille du christianisme. Ou parfois simplement de défendre les racines chrétiennes de notre continent. Le spectre est large – et largement arbitraire. Et le problème manifeste.
La grosse part de ces usages renvoie en fait à la méthode habituelle d’une certaine gauche : invectiver pour criminaliser ou culpabiliser une opinion qui relève de la contingence et devrait faire l’objet de débats, non de blâme moral. Et au-delà même du fait que cette disqualification coupe l’herbe sous le pied de l’argumentation (qui n’a même plus besoin d’exister), les mots ne manquent pas si l’on tient tant à pointer certains défauts qui peuvent réellement exister : idolâtres, cœurs endurcis, égoïstes, esprits confus, hypocrites, fanatiques… Mais non, certaines voix et certaines plumes préfèrent le « mot-signal » qui clignote en rouge, et nous trouvent des « identitaires » derrière chaque pierre. C’est une paresse intellectuelle terrible que de succomber à un terme fourre-tout qui regroupe dans le même concept infamant des positions très différentes et fait obstacle à l’exercice normal de la pensée. En analysant le procès d’Eichmann, Hannah Arendt avait remarqué qu’il s’exprimait beaucoup par des clichés de langage, des expressions toutes faites utilisées mécaniquement, et que cela paralysait son imagination, l’enfermait d’autant plus dans son refus d’interroger la nature de ses actes. Renoncer au juste mot, c’est déjà préparer la défaite de la pensée. Toutes choses égales par ailleurs, sa leçon est claire : si l’on veut faire œuvre de pensée, on ne peut jamais se résoudre à confier notre discours à des mots qui ne sont qu’une lâche facilité de langage, une façon d’obscurcir la réalité au lieu de l’éclairer. A quoi bon prendre la plume si c’est pour reprendre à son compte et alimenter les confusions et simplifications qui abîment déjà le débat public ?

Reconstruire plutôt que dénigrer

Par ailleurs, quand on songe à tout ce que le beau mot d’identité charrie, on se dit que l’urgence devrait être à sauver son adjectif plutôt qu’à le salir. Car l’identité est chose noble et estimable, elle est ce qui nous permet de nous situer dans le grand monde des hommes, de ressaisir notre part d’héritage, d’appréhender ce qui nous singularise, ce qui nous est essentiel, ce qui demeure par-delà les changements continus, de tracer nos contours de façon à n’être pas un rien, ni un magma indéterminé : autant de choses qui devraient nous faire chérir l’identité et ne pas céder le monopole du terme à ceux qui la conspuent (ou la dévoient). Et ce d’autant plus quand on se dit de gauche et soucieux des pauvres qui nous entourent. Z. Bauman l’avait fort bien expliqué : l’élite anywhere tendanciellement « extra-territoriale » et « sécessionniste » peut jouer avec différentes identités et piocher les ingrédients de l’une ou de l’autre à sa guise, se servant dans le grand supermarché mondial des identités ; les somewhere, les « gens du coin », ceux qui n’ont pas bougé quand tout a bougé autour d’eux, n’ont, pour leur part, qu’une seule identité disponible, celle de leur lieu, elle est tout à quoi ils peuvent se raccrocher, elle est tout ce qu’il leur reste d’un peu stable et permanent dans la liquéfaction de notre monde et tout ce par quoi ils peuvent se sentir appartenir à une communauté humaine finie. Dès lors, pourquoi dépenser autant d’efforts à mépriser les « tendances identitaires » au lieu d’œuvrer à consolider et réhabiliter nos identités (nationale, religieuse, culturelle) bien mal en point, actuellement fort peu conquérantes ou arrogantes, et qui sont le trésor le plus précieux des petites gens et de chacun ? Mais il est vrai que cela requiert davantage d’imagination.

Élisabeth Geffroy

© LA NEF n°375 Décembre 2024