Aux États-Unis, avec la victoire de Trump et de son vice-président J.D. Vance, le moment politique actuel est fait de paradoxes : les intellectuels postlibéraux ont gagné en influence, mais aussi perdu d’autres combats ou fait de gros compromis. À quelle croisée des chemins sont-ils aujourd’hui ? Quelle influence exercent-ils vraiment ?
En mai 2004, le président George W. Bush s’entretenait avec des journalistes évangéliques et catholiques. Il a déclaré que « la tâche d’un président est d’aider les cultures à changer », et le premier changement culturel qu’il a évoqué fut de promouvoir une culture de vie. Bush a alors désigné un prêtre présent dans la salle : « Le Père Richard m’a aidé à formuler ce qui reste l’élément central de ma position sur l’avortement, à savoir que chaque enfant est bienvenu dans l’existence et protégé par la loi. Tel est l’objectif de cette administration. » Le Père Richard en question était Richard John Neuhaus, un pasteur luthérien devenu prêtre catholique. Neuhaus avait été actif dans les mouvements pour les droits civiques et contre la guerre du Vietnam, mais il était devenu plus tard une voix importante du conservatisme religieux, fondant la revue œcuménique First Things. Sur une photo de l’époque, le président Bush écoute Neuhaus, et tous deux assis sont sur des chaises à haut dossier au centre, tandis que les amis de Neuhaus regardent depuis le côté. Pour les conservateurs religieux, c’était frappant : le président des États-Unis prend conseil auprès d’un prêtre catholique parce qu’« il [l]’aide à articuler ces choses [religieuses] ».
Neuhaus est décédé en 2009, peu avant l’arrivée au pouvoir de Barack Obama. Tout comme Bush, le président Obama se voyait comme un agent du changement culturel – mais il poussait dans une direction opposée. À mesure que ces changements devenaient plus radicaux, le consensus conservateur établi jusque-là commença à faire l’objet d’une contestation de plus en plus grande. Pour le dire à gros traits, cette contestation prit deux formes. La première fut la critique populiste du conservatisme, qui se concentra davantage sur la politique et l’économie. La seconde fut la critique postlibérale du conservatisme.
Elle considérait que l’Amérique était mal née depuis sa fondation, trop étroitement liée à la vision de la liberté de John Locke. Les postlibéraux affirment que la neutralité du libéralisme est fausse à deux égards. En premier lieu, en restreignant l’État dans sa capacité à orienter la société vers des biens religieux supérieurs, le libéralisme abaisse nos horizons et empêche les individus de réaliser leur fin ultime : le salut. En second lieu, la prétendue neutralité du libéralisme n’était en réalité pas neutre du tout. Le libéralisme est, selon eux, une sorte de religion civile qui prêche son propre évangile, impose sa morale par la loi et propose d’autres dieux à adorer. Les postlibéraux soutiennent que l’espace public est inévitablement sacré : la question est de savoir quel dieu est adoré, et les citoyens catholiques devraient œuvrer pour que ce soit le bon. Dans de nombreux cas, les arguments postlibéraux ont accompagné les arguments populistes.
L’intérêt pour le catholicisme
Dans les semaines précédant l’élection, j’ai parlé avec un prêtre et un laïc travaillant dans des aumôneries d’universités d’élite aux États-Unis et au Canada. Ils m’ont tous deux parlé d’un intérêt croissant pour le catholicisme parmi les jeunes, en particulier parmi les jeunes hommes qui voient dans la foi l’antidote le plus efficace à la modernité. Ces jeunes hommes veulent un cadre de vie qui explique et combatte le courant progressiste dominant, un cadre qui leur dise comment vivre – même s’ils sont irrités par certaines de ses exigences. Ils veulent savoir comment être des hommes bons dans cette société méritocratique insatisfaisante, surtout s’ils sont enfants de divorcés ou s’ils ont perdu tout lien avec leur père. Ils font partie de ceux qui ont été profondément attirés par le postlibéralisme. Et ils ressemblent beaucoup à J.D. Vance, qui, en 2020, a publié l’histoire de sa conversion dans The Lamp, une revue de lettres fondée par de jeunes catholiques postlibéraux.
Après sa conversion, Vance se lia d’amitié avec certains des plus importants intellectuels postlibéraux. Il a émergé comme une force de combat sur Twitter avant de devenir sénateur des États-Unis. Il existe une photo de lui dans un bar avec ses bons amis Chad Pecknold et Patrick Deneen. En janvier, Vance deviendra vice-président des États-Unis. Il est facile d’imaginer cette photo transposée dans l’aile Ouest de la Maison Blanche, avec des intellectuels catholiques conseillant à nouveau la plus haute fonction du pays. Et pourtant, le moment actuel n’est pas dénué d’ironie. Depuis que la Cour suprême des États-Unis a annulé l’arrêt Roe v. Wade en 2022, l’avortement est devenu un handicap politique pour le Parti républicain. Lors de la convention nationale républicaine de l’été dernier, Trump a imposé des modifications au programme du parti pour adoucir son opposition à l’avortement, au suicide assisté et au mariage homosexuel, sans donner aux conservateurs le loisir de le contester.
Vers de larges compromis ?
En tant que candidat à la vice-présidence, Vance a lui-même défendu que l’accès à l’avortement devait être décidé par chaque État. Vance a aussi soutenu la promotion de la FIV par Trump dans le cadre d’un effort plus large pour aider davantage de gens à fonder une famille, en dépit du fait que la création et la destruction de la vie embryonnaire font partie intégrante de ce processus. Lors du débat pour la vice-présidence, Vance a soutenu que, en tant que républicain « fièrement déterminé à protéger la vie innocente », il chercherait à rendre son parti « pro-famille dans le sens le plus complet du terme ». Il ne s’agirait pas seulement de soutenir la FIV, mais aussi de réduire le coût de l’accouchement et d’offrir un plus grand soutien gouvernemental aux familles.
On peut arguer qu’un tel changement était nécessaire, que Vance sera toujours une voix pro-vie dans la prochaine administration, et que lui et Trump se sont opposés à l’extrémisme des démocrates sur la question de l’avortement et celle des transgenres. Mais l’argument de longue date des postlibéraux est que les catholiques conservateurs sont trop attachés au libéralisme et pas assez au bien commun et aux principes catholiques. Il est donc ironique que le candidat à la présidence le plus associé au postlibéralisme ait fait reculer les engagements républicains en faveur du mariage et de la vie jusqu’à leur point le plus bas de l’histoire récente. Cette ironie pourrait être lue comme un conflit entre populisme et postlibéralisme, un conflit qui divise même les postlibéraux eux-mêmes, le journaliste Sohrab Ahmari défendant « le compromis populiste sur l’avortement » d’une part et le philosophe Ed Feser condamnant la trahison du conservatisme par Trump d’autre part. Ce conflit pose, en retour, la question de savoir ce que le postlibéralisme accomplira réellement.
En 2024, les arguments du postlibéralisme n’ont plus l’éclat de la nouveauté ou de la controverse. Leur étoile a pâli parmi de nombreux catholiques – mais pas tous. Il y a plusieurs raisons à cela. De nombreux intellectuels catholiques ne sont toujours pas convaincus par les arguments postlibéraux, et surtout par leur façon de débattre en ligne. Certains anciens disciples ont l’impression que le postlibéralisme n’est en réalité qu’un progressisme pour conservateurs – un désir d’intervention gouvernementale forte, mais avec notre main sur le gouvernail. De récentes décisions de la Cour suprême ont réduit les pouvoirs des agences administratives que Adrian Vermeule désignait comme des moyens d’entrisme. Et certains auteurs postlibéraux sont passés à autre chose. Chad Pecknold a cessé de publier des articles de vulgarisation et s’est à nouveau tourné vers la recherche académique. Sohrab Ahmari a cofondé Compact, une revue en ligne qui a reçu des financements à la fois de Peter Thiel et de George Soros. Plus tôt cette année, dans un texte de reproches adressé aux postlibéraux et intitulé « La pauvreté de la vie intellectuelle catholique », Ahmari a soutenu que les intellectuels catholiques devraient faire preuve d’un patriotisme critique, revenir au centre de l’échiquier politique américain, et reconnaître que « la démocratie américaine est en soi un bien commun des plus précieux ». Fin octobre, il a décrit l’expérience qu’il a faite d’une retraite d’une semaine au Mexique en utilisant l’ayahuasca, un psychédélique indigène.
La défense des travailleurs et des familles
Mais même si le postlibéralisme catholique n’est plus l’avant-garde intellectuelle, le populisme est prêt à façonner les prochaines années de la politique américaine. Il se pourrait que l’héritage durable du moment postlibéral ne soit pas d’avoir resacralisé l’espace public, mais d’avoir édifié une base programmatique populiste cherchant à combattre les institutions élitistes, à protéger les travailleurs américains et à soutenir les familles américaines. En tant que vice-président, J.D. Vance aura une grande marge de manœuvre pour influencer la feuille de route de Trump. Dans la première administration Trump, Mike Pence l’a fait, jusqu’à un certain point. Mais comme Pence l’a appris, et comme nous le voyons dans les nominations de son cabinet, le président Trump privilégie avant tout la loyauté personnelle. L’égoïsme, le chaos et l’amertume peuvent facilement saboter un programme gouvernemental. Nous ne savons pas encore s’il y aura un Neuhaus postlibéral pour aider un président à « articuler ces choses ».
Nathaniel Peters
(Traduit de l’anglais par Élisabeth Geffroy)
- Nathaniel Peters est directeur du Morningside Institute, chercheur à l’Institute for Human Ecology de l’Université catholique d’Amérique, et contributeur et membre du comité de rédaction de Public Discourse.