Le régime tyrannique de Bachar El-Assad est tombé en quelques jours comme un fruit mûr. Toute la question est de savoir si le nouveau pouvoir apportera enfin paix et stabilité à un pays en ruine.
Quelques jours seulement après l’entrée en vigueur d’un cessez-le-feu entre l’État d’Israël et le Hezbollah libanais (27 novembre), dont la réussite demeure incertaine, voici qu’un nouvel événement a ouvert la voie à un autre bouleversement dans cette région du Levant. C’est la Syrie qui est cette fois directement touchée par le renversement inattendu du régime de Bachar El-Assad. Il a suffi de douze jours (27 novembre-8 décembre) à une coalition de rebelles islamistes pour avancer méthodiquement à partir de l’enclave d’Idlib, située dans le nord-ouest du pays et largement contrôlée par la Turquie voisine, jusqu’à la province méridionale de Deraa, aux portes de la Jordanie. Le long de cette voie stratégique, les insurgés se sont emparés des principales villes : Alep, Hama, Homs et Damas, la capitale.
Le plus surprenant, c’est qu’ils n’ont rencontré aucune résistance de la part de ceux qui étaient censés défendre ces territoires. Partout, les soldats syriens ont abandonné leurs positions, exprimant ainsi leur souhait d’une chute du pouvoir détenu par la dynastie Assad depuis cinquante-quatre ans (1). Les miliciens du Hezbollah libanais, déployés en Syrie pour soutenir le pouvoir local, ont eux aussi fait défection. Outre l’affaiblissement du mouvement depuis la perte de son chef historique, Hassan Nasrallah, assassiné à Beyrouth par l’armée israélienne deux mois auparavant, sa priorité lui imposait de rejoindre le front contre Israël au sud du pays du Cèdre. Enfin, les forces kurdes ont repris le contrôle de la province orientale de Deir ez-Zor, située du côté irakien, également désertée par l’armée.
La rapidité et l’efficacité de cette vaste offensive laisse penser qu’elle avait été minutieusement préparée et il semble bien que la Turquie ait joué un rôle décisif à cet égard. En témoignent les encouragements donnés publiquement aux rebelles par son président, Recep Tayyip Erdogan, qui, dès le 7 décembre, faisait part de sa satisfaction en annonçant « l’existence d’une nouvelle réalité politique et diplomatique désormais en Syrie », avant de conclure : « La Turquie est aujourd’hui du bon côté de l’histoire » (2). Erdogan avait très mal vécu le refus d’Assad de négocier avec lui un accord destiné à organiser le retour chez eux des quatre millions de Syriens qui s’étaient réfugiés en Turquie pour fuir la répression engagée par Damas au début de la révolution de 2011. Aujourd’hui, il appelle les nouveaux dirigeants à « une transition en douceur » et à agir en faveur de l’unité du peuple syrien. Ankara s’est d’ailleurs empressée d’ouvrir une ambassade à Damas.
Quant à la Russie, bien qu’engagée aux côtés du régime syrien depuis 2015, et disposant d’une base maritime à Tartous, son enlisement dans la guerre en Ukraine ne lui a pas permis d’intervenir militairement aux côtés d’Assad. Elle s’est contentée d’accueillir ce dernier avec sa famille à Moscou au moment précis de la conquête de Damas par les rebelles islamistes membres du groupe Hayat Tahrir el-Cham (HTC) (3).
Quel est donc ce mouvement apparu en 2017 à l’initiative d’Abou Mohammed El-Joulani ? Il s’agit d’une coalition composée de plusieurs factions rivales mais organisées en un « Gouvernement de Salut », structure centralisée établie à Idlib autour de l’autorité de son chef, ancien militant d’El-Qaïda (4), pour rassembler diverses factions opposées à Assad. Ayant d’abord pratiqué le djihad en Irak, où il dirigeait le Front el-Nosra, puis rompu avec ce dernier, Joulani (nom de guerre qu’il a abandonné en s’emparant de Damas au profit de son nom d’origine, Ahmed El-Chareh) décida en 2016 de concentrer son combat contre la dictature syrienne aux prises avec la révolution déclenchée en 2011, donnant ainsi à sa conception du djihad une dimension patriotique. Ces mutations permettent à Joulani de se présenter comme ayant rompu avec l’idéologie du « djihadisme global » au profit d’un « djihadisme local ».
L’engagement nationaliste du vainqueur d’Assad est aussi le fruit de diverses expériences personnelles. Bien qu’ayant passé les sept premières années de sa vie à Riyad (Arabie-Séoudite) où travaillaient ses parents syriens, il a grandi avec eux à Damas, ce qui lui a permis d’évoluer dans une société multiconfessionnelle (sunnites, alaouites, druzes, chrétiens). Peut-on cependant imaginer qu’il ne conserve aucune trace de son passé terroriste, lui qui a lapidé les femmes adultères et exécuté des apostats ?
Le mot « pragmatisme » revient régulièrement sous la plume de journalistes libanais du quotidien L’Orient-Le Jour qui, depuis la victoire de Joulani, enquêtent sur la réalité du système qu’il a instauré à Idlib. On y constate qu’il n’avait imposé aucune entrave aux femmes et qu’il a mis en place un modus vivendi avec les minorités, notamment chrétiennes, vivant sous sa gouvernance.
La Syrie « purifiée » des alaouites ?
Pour célébrer la chute d’Assad, Joulani a choisi un lieu hautement symbolique, la mosquée des Omeyyades, située au cœur de la capitale. « Cette victoire, mes frères, est un triomphe […]. Aujourd’hui, la Syrie est purifiée », a-t-il déclaré devant une foule de musulmans en liesse (5). Faisait-il allusion à la croyance alaouite du dirigeant vaincu, perçue comme hérétique par l’islam sunnite ? À Qardaha, village natal des Assad, l’incendie du tombeau d’Hafez et la profanation de son cercueil par des rebelles le laisse penser.
L’enthousiasme n’atteint pas ce niveau chez les chrétiens, mais les responsables d’Églises se disent rassurés après une rencontre avec un représentant des minorités religieuses dépêché auprès d’eux par le nouveau gouvernement. « Il nous a bien fait passer le message que nous autres, les chrétiens, faisions partie intégrante de la Syrie et qu’il souhaitait entendre les cloches sonner et voir des sapins dans les rues », a confié l’un des participants à cette réunion (6).
Au niveau gouvernemental, un Premier ministre, Mohammed El-Bachir, jusque-là chargé du Gouvernement de Salut (HTC), a été désigné pour assurer une transition de trois mois chargée de préparer une nouvelle constitution. Son porte-parole a annoncé l’instauration d’un « État civil dont la culture est en harmonie avec la société syrienne » (7).
Concluons avec cette remarque du journaliste Anthony Samrani : « On ne le répètera jamais assez, rien n’est pire que le régime Assad tant pour la Syrie que pour la région. Il suffit pour s’en convaincre de se rappeler comment ce clan s’est maintenu au pouvoir pendant plus de cinq décennies, en réprimant toute forme de contestation par la violence et la terreur » (8).
Annie Laurent
(1) Le père, Hafez, gouverna de 1970 à sa mort en 2000 ; son fils Bachar lui succéda jusqu’au 8 décembre 2024.
(2) Le Monde, 10 décembre 2024.
(3) En français, Organisation de Libération du Levant.
(4) L’organisation terroriste fondée en Afghanistan en 1987 qui planifia les attentats du 11 septembre 2001 contre les tours jumelles de New York.
(5) Le Figaro, 10 décembre 2024.
(6) L’Orient-Le Jour, 14 décembre 2024.
(7) Id., 12 décembre 2024.
(8) Id., 14 décembre 2024.
© LA NEF n° 376 Janvier 2025