Jean-Marie Le Pen, le temps d’un bilan ?

Jean-Marie Le Pen est décédé le 7 janvier 2025 à l’âge de 96 ans. Figure incontournable de la politique française depuis la percée électorale du Front National en 1983, lui-même présent au second tour de l’élection présidentielle de 2002 face à Jacques Chirac, il a dénoncé le premier les risques que faisait peser sur le pays une immigration massive incontrôlée, s’attirant ainsi un large soutien populaire. Son éloquence, sa culture et sa gouaille le firent émerger de la médiocrité du monde politique, mais ses insupportables et scandaleuses provocations antisémites, ses dérapages verbaux l’ont confiné dans son rôle d’épouvantail et de repoussoir, comme s’il ne recherchait pas le pouvoir et disqualifiant au passage nombre d’idées et contribuant à faire de certains sujets des tabous. On peut commencer maintenant à faire la part des choses, c’est ce à quoi s’attèle cette tribune libre.

Le Menhir n’est plus. Témoin d’une certaine histoire de France, il aura été la dernière figure vivante de la IVème république. On s’attend à des hommages en demi-teintes, avec beaucoup de réserves. On dira qu’il a été un acteur et un observateur de la Vème république que l’Histoire jugera, en espérant qu’elle ne lui donne pas raison. On s’attend surtout aux réactions les plus abjectes célébrant la mort de celui pour qui Le Pen était l’ignoble, le monstre, la brute, la peste brune, noire, le nazi, le fasciste, le mangeur d’enfant à la sauce béarnaise. Bien sûr, vanter les mérites de Le Pen, c’est en quelque sorte s’exercer à ce que les Anciens appelaient l’éloge paradoxal.

Que l’on dise une messe pour le repos de son âme ou non, Jean-Marie Le Pen aura été un singulier personnage haut en couleur qui manquera à la vie politique. Homme d’une autre époque que l’on n’arrive pas bien à situer puisqu’elle est marquée par la mentalité disparue des marins pécheurs de Bretagne et des bérets rouges. On se désole de voir l’abîme qui sépare un tel panache, une telle virilité et une pareille stature des petits vermisseaux gestionnaires, pâles, froids, confits dans leur petite bourgeoisie parisienne, qui nous dirigent. La gestion des choses a remplacé la gouvernance des hommes, la fin de Le Pen et l’aplomb autoritaire de n’importe quel freluquet cocaïno-festif de centre en est la preuve. L’épaisseur physique et psychologique du chef, son caractère de soldat d’Algérie, sa culture d’honnête licencier en droit, ses amitiés, sa loyauté et sa fidélité, sont autant de considérations qui tranchent avec nos modernes.

Le parcours de Jean-Marie Le Pen est une affaire qu’un Dumas aurait eu l’appétit de raconter : issu d’une pauvre chaumière de la Trinité, orphelin de père, tout jeune résistant maladroit, étudiant en droit, en passant par Sidi bel Abbès, jusqu’au banc de l’assemblée nationale ou sur la place des Pyramides lançant son fameux « Jeanne, au secours ! », devant la statue de la Pucelle d’Orléans, Jean-Marie Le Pen, producteur de disques, homme à femmes, militant politique, aura eu pas moins d’un siècle pour porter les espérances d’une France certaine et, dans le même temps, connaître les impasses graves dans laquelle elle se trouve, les limites qui lui sont dressées et les dangers qu’elle encourt. Il n’est plus osé de dire à présent que Jean-Marie Le Pen avait des qualités politiques. Certains reconnaissent en lui un orateur solide, un débatteur de talent. On se souvient de sa joute verbale avec André Lajoinie, député communiste, d’une singulière virtuosité. Ses réponses à l’Heure de vérité auront marqué les esprits. La prestance du tribun le dispute au punchliner qui en a fait l’idole d’une jeune génération en quête d’hommes illustres.

Au-delà de ces qualités formelles, il faut aussi souligner que certaines de ses vues politiques sont devenues des prophéties. Il y a quarante ans, Le Pen avertissait du bouleversement démographique de l’Afrique, et de l’explosion migratoire inéluctable vers les pays du nord, véritable danger civilisationnel si les nations ne prenaient la mesure du problème. Il attirait l’attention sur l’impossible assimilation d’une trop grande partie de l’immigration de travail devenue immigration de peuplement, encouragée par une gauche bourgeoise antichrétienne, antifrançaise, et sur une possible libanisation du pays. Pour autant, dénonçant l’immigration, il n’en respectait pas moins l’immigré avec plus de nuances que bien des « immigrationnistes » actuels. Patriote, il montrait du doigt l’européisme fou des technocrates de Bruxelles, de la main mise sur notre souveraineté et l’euro fou, monnaie destinée à notre déclassement ; soutenant la révolte des nations face à la gouvernance globale, il considérait que l’ennemi était, encore en 2002, dans son discours de Valmy, le mondialisme fou destructeur des nations.

Mais au juste, qu’est-ce donc que le Front national ? Comprendre sa formation, c’est comprendre la clef du succès de Le Pen. On se tromperait comme se trompe n’importe quel gauchiste si l’on voyait simplement Le Pen comme un abruti en uniforme brun avec des bottes. Le Pen est avant tout un homme modéré à qui l’on a donné les rennes d’une association fondée par quelques fascistes français auxquels se sont agrégés des résistants, des types de l’OAS, des pieds noirs, des catholiques intransigeants post Action française, tout un ensemble de l’extrême droite qui constitue, il faut le dire, une minorité qui, si elle ne s’était pas fondue grâce à Le Pen dans un bloc social plus large, serait restée un comité de vieux nostalgiques démodés. Il ne faudrait pas croire que ces minorités accumulées après la guerre aient donné le La à son ascension politique. 1 % + 1 % +1 % +1 % donnent 4 % et non les 14 % que fait le Front national en 1988 alors même qu’il était à 0.74 % en 1974. Si cette montée fulgurante en quatorze ans a eu lieu, elle n’est pas due à un sursaut idéologique de millions de Français convaincus de remettre le roi sur le trône, de revenir à la messe en latin, ou de ressusciter l’Algérie française, elle est la résultante d’un phénomène que Christophe Guilluy a expliqué dans No Society. On ne se souvient plus que Le Pen était surnommé le Reagan français, champion du libéralisme parce que résolument opposé au socialisme. A la même époque, le parti communiste français, patriote, largement anti UE et contre l’immigration de masse, piégé par Mitterrand, et sous le poids des contradictions du communisme à l’est, à cause des millions de morts et de son échec économique, s’effondre après 1981. De nombreux électeurs quittent le navire rouge rejoints par l’électorat socialiste qui ne supporte pas le tournant de 1984, le remplacement de Mauroy par Fabius. L’électorat de gauche constitué de gaulois ouvriers est remplacé dans l’imaginaire socialiste, toujours manipulé par une élite parisienne soixante-huitarde hors sol et branchée, à tendance trotskiste, par l’immigré maghrébin, nouvelle figure christique de l’opprimé, et par l’homosexuel, minorité des beaux quartiers dont Pierre Bergé et Jack Lang (la bonne affaire) deviennent des figures de proue. L’électorat de gauche ouvrier, dit de France profonde, des campagnes et des villes moyennes, de l’est et du nord, déçu par les politiques désastreuses menées depuis Giscard et continuées par Mitterrand, trouve dans le Front national une caisse de résonances à ses problèmes : montée du communautarisme, de l’insécurité, de l’assistanat facile, précarité et détresse devant le chômage et la désindustrialisation. Le grand remplacement et le grand déclassement, avant l’heure. Cet électorat-là est rejoint par une partie des déçus du gaullisme, nettement minoritaires, qui n’en peuvent plus du RPR façon Chirac. Cette convergence populaire de gauche et de droite met au pas les ardeurs libérales de Le Pen qui devient un patriote doté d’une conscience sociale, parlant autant aux petites gens qu’à la classe moyenne entrepreneuriale, soutenant la libéralité d’entreprendre pour les commerçants, les producteurs, les artisans, les petits patrons ; bref, la France du pays réel, loin de la classe moyenne salariale à col blanc restée désespérément idiote à penser qu’elle participe à la marche du monde comme la grande bourgeoisie. Le Pen, fils spirituel de Poujade, a transformé l’essai, il fait d’une association de vieux de la vieille un parti populaire et joue le rôle, certes facile, du tribun qui défend les petites gens contre l’élite et l’intelligentsia parisienne. Il a compris plus que n’importe quel droitard, pâle copie du Menhir, qu’un parti qui fait autorité se fonde sur un socle plus sociologique qu’idéologique.

Le Pen ne cherchait pas le pouvoir

Alors même que Le Pen réunit un électorat solide et montant, qu’il fait de la politique sérieuse à partir d’un réel fondé sur les rapports économiques et sociaux, de grosses limites contraignent ce portrait et de larges nuances viennent ternir cette légende dorée. La question que l’on peut se poser à propos de Le Pen, et qui est essentielle en politique, est la suivante : a-t-il voulu du pouvoir ? Je crois qu’elle restera sans réponse et devient sujet à toutes les hypothèses. Marcel Rudloff, ancien maire de Strasbourg, croise un jour Le Pen ; à la fin de cette rencontre, il confie que ce dernier n’est en fait qu’un jouisseur. Oui, un jouisseur. Le tribun de la plèbe, les coups médiatiques, les envolées télévisées, ne seraient que du show et de l’enfumage ? Le Pen peut apparaître comme le bateleur, l’agitateur, le provocateur qui trouve dans l’arène politique une distraction, un divertissement agréable à sa vie, un passe-temps conséquent sans jamais prendre l’affaire au sérieux. Il se serait installé dans le confort du commentaire et de l’indignation, activant la rente de son parti, tout en refusant, au fond, de prendre des risques.

Il y a chez Le Pen un goût de la provocation et de l’amusement qui peut autant être agréable à écouter que désespérant quand on pense aux possibilités, dans ces décennies, de sauver la France qu’un Giscard d’Estaing a contribué à faire disparaître. Il y en a aussi, dans l’opinion des honnêtes gens, à commencer par mon grand-père, ouvrier couvreur-zingueur et premier adhérent du FN, pour dire que Jean-Marie Le Pen aurait eu les foies d’être élu, préférant, par des calembours, des jeux de mots, des propos sur les sidaïques, des saillies odieuses au moment des élections sur les camps, choquer l’opinion publique, qui est essentielle en démocratie, hélas, et se saboter, par conséquent.

Ces sorties, souvent inadmissibles sur le fond, notamment par leur légèreté ou leur insupportable antisémitisme, n’ont strictement pas fait avancer la cause, bien au contraire. Les bévues de certains cadres du FN, au QI bien limité, ont porté atteinte au crédit qu’un suffrage populaire pouvait donner au FN si bien que les médias se sont léchés les babines rien qu’à interviewer une vieille folle disant que Pétain n’avait pas fini son travail, en 2002, dans l’entre-deux tours. Le vote FN, interdit médiatiquement, rassemblant plusieurs millions d’électeurs, était devenu un vote fantôme. Si tant est que Le Pen ait eu voulu du pouvoir, il n’est pas impossible qu’il se soit rendu compte qu’il n’arriverait jamais à l’obtenir pour différentes raisons. Tout d’abord l’influence à l’ouest, en pleine guerre froide, de l’axe américano-germanique (le même dénoncé par Chirac dans l’appel de Cochin) dans les affaires françaises aurait empêché son élection, bien trop anti européen pour être un bon candidat. Ensuite, la difficulté d’avoir des cadres dont une partie conséquente a fui chez Mégret ainsi que les oppositions notables entre un Front national du nord plus populaire et social et un front national du sud, hanté par l’Algérie française et marqué par le ressentiment contre l’immigration, ont rendu le FN amateur et brut de décoffrage, incompétent s’il était aux affaires. L’opposition du système, également, aurait été de taille : l’énarchie et la bureaucratie, la franc-maçonnerie, le pouvoir médiatique, les lobbies communautaires et minoritaires de tout bord, le culturello-mondain, auraient rendu impossible son accès au pouvoir. L’impossibilité d’avoir une majorité à l’assemblée, ensuite, aurait conduit Le Pen à faire une cohabitation et donc à ne pas pouvoir gouverner à sa guise, et cela additionné à la désobéissance civile d’une partie de la jeunesse idiote qui se ressembla en 2002 pour défiler contre la haine et l’intolérance.

Calembours foireux ou scandaleux, déficit de cadres, barrages et obstacles en tout genre s’additionnent à la constitution d’un parti politique conçu comme une rente familiale, léguée à sa descendance, dans l’idée de faire de l’argent facile sur le dos des gens en agitant des peurs que l’on ne fait que commenter, et en répétant à qui veut l’entendre qu’à la prochaine élection, « ce sera la bonne ! » Alors même que l’on a dit que le Front national était devenu la caisse de résonances d’une partie de la classe ouvrière, il est surprenant de voir combien il est pris au piège de Mitterrand. En effet, Tonton, tout aussi machiavélique que Chichi, s’est servi de la grande machine médiatique pour faire grossir le FN, le diaboliser afin qu’on ait peur de ses idées que l’on assimilerait volontiers aux idées d’Hitler. Le FN tapant sur le RPR de Chirac obligerait la droite à se centriser, à renoncer aux idées nationales, à délimiter un cordon sanitaire, à opter, comme la gauche sociale-démocrate, pour des idées libérales, d’ouverture, de tolérance, de paix, de joie, en faveur de l’eurocratie. Le FN devenant un parti à 15 % servirait toujours, comme un idiot utile, à l’échelle locale ou nationale, à son adversaire politique pour l’emporter en faisant appel au barrage républicain, encore en vigueur de nos jours, comme on voit l’union contre-nature des pires crasseux de gauche avec les pires bourgeois de la droite d’argent.

La belle démocratie que v’là ! Sous couvert d’extrême droite, les idées nationales ont été mises au rebut dans la perspective de la trahison de la France et dans l’idée, également, de préparer à la révolte et à la cession des élites, de centre gauche et de droite qui se promettaient bien de ne jamais donner le pouvoir à des représentants de la France d’en bas, asseyant leur domination sociale mâtinée de progressisme décadent. Est-ce à dire que Jean-Marie Le Pen avait conscience de ces limites ? Il faut le reconnaître, il n’a été qu’un suiveur de la vie politique et n’a jamais pu ou voulu accéder aux grandes fonctions. Ces grandes espérances n’ont peut-être été que des tours de passe-passe ou bien les vœux pieux déçus d’un éternel combattant, confronté à la réalité politique de l’après-guerre en France, et aux changements des temps. Malgré tout cela, en 1970, on disait que Le Pen n’était rien, en 1980, que Le Pen était une menace, en 1990 qu’il était dangereux, en 2000 qu’il était fou, en 2010 qu’il n’avait pas tout à fait tort ; on finira par dire, mine de rien, d’ici 2030, que Jean-Marie Le Pen avait raison.

Athanase Zaïtsev

© LA NEF le 8 janvier 2025, exclusivité internet