À quand dater la dernière fois que le résultat d’une élection nous a réjouis et nous a portés à croire que le cours de l’histoire allait peut-être cesser sa fuite en avant pour s’engager dans une direction plus souhaitable ? Certaines promesses de Trump, le choix de son colistier, l’étonnant J. D. Vance, la joie de bien des gens ordinaires qui se sentent représentés par lui, la déconfiture des démocrates et du camp woke, certains executive orders qu’il a signés sitôt investi, le retour à un certain bon sens, sont autant de raisons de saluer son arrivée au pouvoir. Une part de nous pourrait communier dans l’enthousiasme qui gagne la droite américaine et une frange importante des catholiques américains (qui ont voté pour lui à 56 %).
Une autre vision de l’homme et de la morale
Mais, une fois pris acte de ces heureux points de convergence, il nous est difficile de ne pas souligner ce qui nous éloigne de Trump, qui rend ces convergences elles-mêmes au fond assez friables et fragiles, l’éléphant au milieu de la pièce : il semble que nous ne partagions pas la même vision de l’homme et de la morale. Or tout homme politique qui ne reconnaît pas un ordre supérieur à son propre pouvoir, qui n’encadre pas l’exercice de sa puissance par la soumission à la loi naturelle, est tendanciellement guetté par un usage arbitraire ou mauvais de ce pouvoir – et éveille, à ce titre, davantage notre vigilance que notre euphorie. Il n’y a qu’à voir la façon inquiétante dont son ami Elon Musk souhaite intégrer comme composante du rêve américain l’aspiration à dépasser les limites de notre humaine condition et de notre monde habitable (transhumanisme, colonisation de Mars…). Nous répugnons d’ordinaire à endosser le rôle du rabat-joie briseur de fête, du porc-épic mauvais coucheur, mais il nous apparaît important de confronter cet allié de circonstance à nos propres idéaux politiques, de façon à ne pas oublier nos exigences fondamentales.
Et pour cela, repartons de ce qu’est la loi naturelle. Il y a en nous certaines inclinations qui nous poussent à former certaines associations ou institutions (famille, propriété privée, communauté politique…) ; or ces tendances peuvent nous embarquer dans des directions bien différentes, elles doivent donc être conduites vers leurs concrétisations les meilleures : c’est le rôle de la loi naturelle. Et pour être rendue effective au sein d’une société donnée, la loi naturelle doit être précisée et matérialisée dans la loi positive et les règles du droit. Par exemple, face à la tendance constatée de l’union des sexes, on peut instituer la polygamie ou la monogamie, et il nous faut faire usage de notre raison pour déterminer quelle concrétisation sera la meilleure pour l’homme et la femme ; le mariage monogame est ainsi « le résultat à la fois de l’inclination naturelle vers l’union des sexes et de la réflexion sur les besoins supérieurs de la nature humaine » (1), une traduction dans nos institutions sociales de la loi naturelle. Celle-ci peut ainsi être définie comme notre sens moral originel, « l’ensemble des règles principales de l’agir humain » (1), valides pour tous – et reflet de la loi divine, ajoutons-nous comme catholiques.
Un pouvoir guetté par l’arbitraire
À ce titre, la loi naturelle s’impose à tout dirigeant, elle dirige son effort dans certaines directions et en condamne d’autres, elle contraint son champ et délimite un certain nombre de règles qu’il ne peut enfreindre et qu’il n’est pas en son pouvoir d’amender : bref, elle met un frein considérable à l’arbitraire de sa volonté. Elle le place en outre dans une position où il n’est pas le souverain absolu, mais le serviteur et le traducteur d’une loi qui le dépasse.
À l’inverse, un peuple ou un chef qui ne reconnaît pas explicitement cette loi naturelle – et tel nous semble être le cas de Donald Trump –, est libéré de toute obligation envers une autorité supérieure devant laquelle il courberait l’échine, et détient de facto un pouvoir bien plus absolu, guetté par la pente de l’arbitraire. Un tel dirigeant a entre les mains une possibilité théoriquement sans borne de faire la loi, une capacité exorbitante de changer le droit à sa guise, pourvu, dans nos démocraties, qu’il puisse s’abriter derrière le vote, l’intérêt de la nation, et le respect des institutions – spectre en réalité assez large, et cadre qui ne suffit guère à nous protéger de lois iniques. Par ailleurs, les contours de la volonté populaire étant bien difficiles à dessiner, les dirigeants successifs peuvent s’en réclamer pour établir des lois totalement contradictoires : ainsi Trump peut-il détricoter en quelques minutes et en quelques décrets bien des politiques mises en place par Biden. La volonté générale étant par définition mobile, contrairement à l’immuable loi naturelle, elle est bien plus facile à usurper et à invoquer à ses propres fins, on peut donc la faire parler en lois successives et changeantes, ce qui donne au pouvoir les coudées plus franches : ce type de pouvoir « est plus libre, et la liberté du pouvoir s’appelle l’arbitraire » (2).
Dès lors, il est bien difficile de placer en Donald Trump une confiance aveugle. D’autant plus qu’il semble être étranger à toute forme de gravité. « Pour Trump, le monde semble un vaste Monopoly où tout se négocie » : il y a chez lui une sorte de refus à prendre les choses au sérieux, une attitude de détachement moral, une non-fréquentation du doute, une façon de tenir pour rien ou presque l’argumentation, qui donnent un peu le vertige et sont aux antipodes de la proposition chrétienne. Face à cette alarmante légèreté, nous préférons faire nôtre l’engagement du départ routier qui fixe un idéal diamétralement opposé à ce comportement : « As-tu compris par la communion à la peine des hommes (…) que la vie est à prendre au sérieux, que tout acte d’un routier scout compte et engage ? »
Élisabeth Geffroy
(1) Pierre Manent, Pourquoi la loi naturelle ?, 2024.
(2) Bertrand de Jouvenel, Du Pouvoir, 1945.
(3) Louis Gautier, Le Figaro, 21 janvier 2025.
© LA NEF n°377 Février 2025