Esprit supérieur, âme sans compromis, Cyrano remonte sur les planches de la Comédie-Française, pour longtemps, nous l’espérons, dans une mise en scène très audacieuse d’Emmanuel Daumas.
Pourtant, Cyrano est d’abord inquiétant : sa démarche est brutale, ses expressions sont celles d’un adolescent capricieux et boudeur, il articule peu, parle vite et fort et attaque et humilie Montfleury pour avoir seulement osé poser les yeux sur la femme qu’il aime en secret : Roxane. Cela ressemble au pire à une histoire de voyou et de mauvais regard, au mieux au début du Misanthrope. Le spectateur se demande où il a mis les pieds et si Nicolas Chupin n’est pas un Cyrano remplaçant posé sur scène à contrecœur à la dernière minute. La pièce promet d’être pénible pour qui aime un peu Cyrano.
En fait, la mise en scène tout entière est tournée vers l’apprentissage de l’amour véritable. Cyrano est au début incapable d’aimer, de se laisser aimer, blessé à mort par son nez difforme que sa mère trouvait si laid. D’abord insupportablement batailleur, comme s’il voulait faire payer à tous ces blessures originelles, Cyrano devient plus confiant à mesure qu’il perçoit qu’il pourrait être aimé pour lui-même. Alors il devient bon acteur et avec lui tout le reste, notamment Roxane. Les rôles féminins, tous joués par des hommes, à l’exception d’elle, renforcent brillamment deux contrastes : celui de l’évolution de la comédie baroque au sérieux héroïque et celui de la féminité de Roxane qui est – de ce fait – la seule véritable femme de la pièce ; précieuse, capricieuse, frivole dans la séduction, elle devient profonde, spirituelle, généreuse, courageuse par l’amour qu’elle seule, finalement, embrasse pleinement.
Il n’y a que la mort qui oblige Cyrano à embrasser définitivement à son tour – mais trop tard – le réel, en révélant à Roxane son amour. Lorsque Cyrano dévoile la supercherie, Roxane se montre furieuse – choix de mise en scène très rare – et cette colère, bien plus naturelle finalement que les pleurs habituels, trahit aux yeux de tous la lâcheté – et même la trahison – de Cyrano, qui refuse de saisir l’amour, le vrai, révélé par la guerre, dépouillé de ses habits d’apparat. Lui aussi avait gardé le bon vin pour la fin mais il n’a pas su le partager…
Constance de Vergennes
Cyrano de Bergerac à la Comédie Française jusqu’au 23 février 2025.
© LA NEF n° 377 Février 2025