Le livre de Matthieu Poupart, Le silence de l’agneau (1), paru en octobre 2024, posait une question très explicite dans son sous-titre : « La morale catholique favorise-t-elle la violence sexuelle ? », et répondait « oui ». Le père Louis lui oppose ici plusieurs objections et axes de réponse, soulignant ce que l’argumentaire du livre a de tendancieux ou de tronqué, de biaisé ou de malhonnête, et défendant la vision morale que porte et défend l’Église. Un débat absolument crucial à l’heure des révélations nombreuses d’abus commis au sein de l’Église.
Matthieu Poupart s’insurge contre le fait que la révélation des abus sexuels dans l’Église n’ait pas entraîné chez celle-ci davantage de remise en question. Nous partageons sa noble colère. Mais la colère peut aussi aveugler et fausser le jugement. Et M. Poupart n’a – hélas ! – pas su éviter cet écueil. Son livre est entièrement biaisé par une lecture univoque au prisme des abus. Et partant de là, il présuppose que tout ce qui aborde de quelque façon la sexualité devrait, non seulement forcément en parler, mais voir les choses d’abord sous cet angle. C’est entrer dans la logique du mal et tomber dans l’écueil du soupçon systématique. La loyauté exige néanmoins de reconnaître les points positifs de l’ouvrage : l’auteur rappelle l’importance de tenir compte du « savoir expérientiel » (p. 97) des victimes pour mieux prendre conscience de « l’effet de sidération » (p. 85) provoqué par de telles agressions. Mais notre propos se donne ici pour objectif de répondre à certaines thèses qu’il défend et se concentre sur ce qui nous semble poser de sérieux problèmes.
L’auteur fusille ses meilleurs alliés
M. Poupart croit voir une responsabilité coupable de l’Église dans sa pastorale et son magistère. Mais ne voit-il pas que l’éducation de la jeunesse à la maîtrise de soi et à la dignité du corps est la meilleure protection contre d’éventuelles agressions et aide à prendre conscience de l’horreur d’un viol ? Ce n’est pas seulement en dénonçant l’abomination d’un abus sexuel que l’Église remplira sa mission de protéger les plus petits, mais c’est aussi en suscitant une admiration sur le mystère de l’amour et de la procréation. Plus on admire une réalité, mieux on prend conscience de la gravité des dégâts lorsque ce trésor est saccagé, et mieux on met tout en place pour éviter qu’un tel malheur ne se produise.
Une anthropologie tendancieuse
M. Poupart estime que c’est favoriser la « culture du viol » de présenter la femme comme séductrice et l’homme comme ayant une volonté faible, ce qui conduirait, selon lui, à excuser les agresseurs et culpabiliser les victimes. Il s’évertue ensuite à montrer que la Bible et les pères de l’Église affirment l’inverse : c’est l’homme qui serait essentiellement séducteur et la femme faible. Cette dialectique est stérile. En réalité, nous avons tous une volonté faible et une tendance à être séducteurs, mais cela se réalise différemment chez les hommes et chez les femmes.
L’honnêteté exigerait d’affirmer aussi l’existence dans l’Église de femmes harcelant un homme marié ou un prêtre. Si ce dernier tombe, s’ajoute à l’écrasante culpabilité un surcroît d’humiliation publique et une mise à l’écart du ministère, voire parfois, l’obligation de renoncer au sacerdoce. Il faut aussi mentionner les cas de prêtres détruits par une accusation calomnieuse d’abus sexuel. Mêmes blanchis par la justice, ils n’en demeurent pas moins blessés à vie. De telles victimes échappent à toute statistique et n’iront évidemment pas témoigner de leur souffrance, si bien que personne n’en parle. Surtout pas M. Poupart.
Reproches infondés à la théologie du corps de Jean-Paul II
Le fait que la théologie du corps de Jean-Paul II ne traite pas explicitement des violences sexuelles a, selon M. Poupart, « de très graves conséquences » (p. 169). Il accuse le saint pape d’un « refus opiniâtre de penser la violence sexuelle » (p. 129) et d’une « hiérarchisation perverse du mal » (p. 132) mettant, prétend-il, « le viol à la même enseigne que le libertinage » (p. 130). Disons tout d’abord que le viol n’est tout simplement pas le sujet de Jean-Paul II dans ses catéchèses visant à mieux comprendre et recevoir Humanae Vitae.
De plus, M. Poupart ne voit pas que cette théologie du corps (TDC) apporte de nombreux éclairages pour lutter contre les violences sexuelles dans l’Église. Dénoncer le lien entre les abus sexuels et l’œuvre de mort qu’ils opèrent chez les victimes est en effet le revers d’un lien lumineux expliqué par la TDC : celui qui unit sexualité et transmission de la vie.
En développant toute une synthèse sur la dignité du corps et en montrant combien celui-ci est plus ou moins perméable aux facultés spirituelles de l’homme et à la grâce de Dieu, la TDC aide à comprendre que cette « perméabilité » ne concerne pas seulement la lumière mais, hélas ! aussi les forces des ténèbres, si bien qu’en violant le corps on atteint le fond de l’âme. En voyant la grandeur du corps humain à exprimer le don de soi, on comprend que ce qu’il y a de pire – les violences sexuelles – est un renversement diabolique de ce qu’il y a de plus beau.
La TDC met aussi magnifiquement en lumière l’importance du consentement, sans le « réduire à la cérémonie du mariage » (p. 160) comme le prétend M. Poupart. C’est même une idée maîtresse de toute la TDC de considérer la « liberté intérieure du don » comme l’âme de l’union conjugale. Jean-Paul II emploie plus de 30 fois cette expression « liberté du don » en affirmant qu’elle est « le fondement de la signification sponsale du corps » (TDC 15-1).
En outre, la TDC explique les ravages opérés par le péché originel dans la sexualité (TDC 30 à 33) et met en valeur les liens entre les forces obscures de « la triple concupiscence » (expression qui revient plus de 40 fois) : avidité du plaisir, soif de posséder et volonté de puissance. Cela aide à comprendre la mentalité perverse des prédateurs.
Par contre, une caricature de la TDC peut avoir des effets désastreux en donnant une dimension mystique à la sexualité : n’est-ce pas précisément cette confusion des plans qui a entraîné chez certains clercs un aveuglement et une auto-justification des crimes qu’ils ont perpétrés ? Loin de mélanger les différents plans, la théologie du corps situe la sexualité à sa juste place, humble et grande à la fois, elle met en garde contre notre fragilité, stimule les époux, les prêtres et les religieux à une cohérence de vie, et suscite un immense respect pour chaque personne.
M. Poupart ne parle pas de l’essentiel
En s’insurgeant pour qu’enfin l’immense souffrance des victimes de viol soit entendue et prise en considération, l’auteur a-t-il conscience qu’il laisse de côté plus des trois quarts des victimes ? En effet, d’après le rapport de la CIASE, auquel l’auteur semble pourtant faire pleine confiance, environ 80 % des victimes d’abus sexuels dans l’Église sont des garçons. On voit donc mal comment une prétendue « pastorale du ragot » (p. 46) soulignant la faiblesse de la volonté masculine et la tendance séductrice de la femme favoriserait la « culture du viol », puisque la très grande majorité des victimes d’abus sexuels commis par des clercs n’est pas concernée par ces rapports homme-femme. Pour un livre qui s’insurge contre « une culture du silence activement revendiquée » (p. 140) et dont le but est de dénoncer « la mise sous silence des violences sexuelles » (p. 86), n’est-ce pas un comble ?
Pourquoi laisser un tel « angle mort » (p. 46) – 80 % du champ de vision ! – en réduisant la violence sexuelle à l’agression de la femme par l’homme ? Tous les témoignages de victimes rapportés sont exclusivement des récits de femmes victimes. Pourquoi occulter ainsi la problématique essentielle des violences sexuelles dans l’Église ? Certes, il faudrait distinguer entre actes homosexuels et actes pédophiles, ces derniers étant beaucoup plus graves et ne relevant pas de la même structure psychologique chez l’agresseur. Certains penseront que la seule chose importante est de dénoncer un viol, peu importe qu’il s’agisse d’homosexualité ou pas. Pourtant, cela change beaucoup dans les directives à mettre en place pour empêcher que de tels crimes ne se reproduisent au sein de l’Église. Ce sont, hélas ! les évêques, les supérieurs, les directeurs de séminaire qui n’ont pas appliqué les directives de prudence concernant le discernement des vocations, directives pourtant affirmées dès Pie XI (2) en 1935, et maintes fois précisées jusqu’à nos jours (3).
Il faut avouer que cette question du caractère intrinsèquement mauvais des actes homosexuels – c’est-à-dire que de tels actes ne peuvent jamais devenir bons, en aucune circonstance – est tellement taboue aujourd’hui, qu’il faut une sacrée dose de courage pour l’aborder… courage qui a totalement manqué à M. Poupart ! Ce dernier reproche à des auteurs de faire silence sur les violences sexuelles dans des ouvrages dont ce n’est pas le sujet, et lui-même fait un complet silence sur les viols homosexuels dans un ouvrage qui porte uniquement sur les violences sexuelles… on marche sur la tête !
Une attaque virulente du Catéchisme
M. Poupart s’insurge contre la définition du viol donnée par le Catéchisme de l’Église catholique (CEC), qu’il estime « étriquée et lacunaire » en comparaison de celle du Code pénal français. Tout d’abord, la définition d’un Code pénal a pour but d’attribuer la même peine à un ensemble de délits, ce qui n’est pas l’optique d’un catéchisme. En outre, M. Poupart ne cite que la première phrase du n. 2356 consacré au viol dans le Catéchisme, en omettant soigneusement la suite qui montre combien, dès 1992, l’Église avait conscience des ravages produits par le viol.
Il donne ensuite une interprétation forcée du CEC (2351-2357) en y voyant « une hiérarchisation dangereuse des fautes sexuelles qui conduit à la mise sous silence des violences les plus terribles » (p. 87) et s’indigne qu’un acte homosexuel soit considéré comme « une faute objectivement plus grave qu’un viol » (p. 85). Outre que le Catéchisme n’affirme jamais cela explicitement, il faut préciser qu’une hiérarchisation peut se faire sous différents points de vue. C’est ainsi que saint Thomas d’Aquin, cité par l’auteur, estime que les péchés contre nature – tous, y compris la masturbation, et pas seulement les actes homosexuels – sont, sous un aspect mineur, du seul point de vue de la chasteté, davantage désordonnés que les autres péchés de luxure, car ils ne réalisent même pas une relation sexuelle. Mais cela n’est pas contradictoire avec le fait que, considérés sous les points de vue beaucoup plus importants de la justice et de la charité, le viol soit plus grave que ces péchés contre nature. M. Poupart n’a pas compris que la liste des « offenses à la chasteté » rapportés par le CEC s’exprime formellement au seul niveau de la chasteté. Que cette question de méthode de classification soit regrettable, nous ne le nions pas, mais une maladresse n’est pas une manipulation. Certes, le CEC pourrait, sur cette question du viol, être amélioré, en ne l’abordant pas seulement dans la partie de la chasteté mais aussi dans celle de la justice. Mais de là à parler d’« exclusion volontaire » (p. 78) et de « lâcheté doctrinale » (p. 86) en y voyant des silences complices et lourds de conséquences, non ! D’autant plus que M. Poupart omet soigneusement de citer les autres paragraphes dénonçant les abus sexuels (CEC 2389) et les scandales (CEC 2285).
Sainte Maria Goretti ne s’est pas suicidée !
M. Poupart craint qu’en donnant en exemple des saintes comme Maria Goretti, on laisse dans l’ombre les victimes violées non sous la menace du couteau mais par perversion manipulatrice, qui ne sont pas mortes sur le coup mais qui « meurent tout le reste de leur vie », selon l’expression éloquente de Véronique Garnier (p. 98). Ces « victimes survivantes » risqueraient de se culpabiliser de n’avoir pas résisté jusqu’à la mort. L’auteur a raison d’insister pour dire que dans bien des cas, les victimes ne peuvent absolument pas résister tellement elles sont sous l’emprise d’un manipulateur. C’est pourquoi il fait bien de rappeler la réponse lumineuse de sainte Lucie au procureur menaçant de la faire violer : « Le corps n’est souillé que si l’âme y consent ; et si, malgré moi, on viole mon corps, ma chasteté s’en trouvera doublée. » Mais ce n’est pas une raison pour opposer ces deux saintes : comme si Maria avait choisi librement la mort et que Lucie avait accepté d’être violée dans son corps tout en refusant le consentement de son âme. Cette présentation tord la réalité !
Non à la violence verbale
M. Poupart est-il conscient d’avoir agressé nommément certains prêtres et laïcs dans son livre ? Invoquer le « franc-parler » (p. 21) et la « polémique » (p. 169) justifie-t-il de les ridiculiser en déformant le sens de leurs propos et en les traitant de « pasteurs lâches, hypocrites et misogynes » (p. 62) ? La violence verbale fait aussi des victimes, d’autant plus que, si les paroles s’envolent, les écrits restent – Verba volant, scripta manent. Pourquoi tirer ainsi tous azimuts en diabolisant tous ceux qui ne s’alignent pas sur sa vision des choses ? M. Poupart se rend-il compte de l’effet que va produire son livre sur les prêtres et laïcs en charge de ministère ? En passant leurs propos au crible d’un jugement impitoyable et déformant, il décourage toute intervention dans ce domaine délicat de la sexualité. Quel prêtre ou éducateur prendra encore le risque d’être ainsi bafoué et publiquement humilié ? M. Poupart favorise à son insu la loi du silence qu’il prétend pourchasser !
Pour conclure
« La morale catholique favorise-t-elle la violence sexuelle ? » questionne M. Poupart en sous-titre de son livre. Le pape émérite Benoît XVI a déjà répondu en février 2019 à cette question avec la clarté et la hauteur de vue qui le caractérisent : c’est précisément l’effondrement de la théologie morale dans les années 1960 qui a complètement désarmé les clercs face à la révolution de 1968. Cette révolution prônait une liberté sexuelle totale et sans limite, allant jusqu’à considérer la pédophilie comme une pratique autorisée.
Mener une inquisition sur les enseignements contemporains de la morale catholique pour y pourchasser une éventuelle « culture du viol » nous semble faire fausse route. Si l’enseignement catholique a une responsabilité dans l’étendue des violences sexuelles, ne serait-ce pas plutôt en parlant trop peu du sens du péché, de la croix du Christ, du sacrement de la confession et des fins dernières ? Bien davantage, ne serait-ce pas surtout vers une plus grande vigilance dans le discernement des candidats au sacerdoce qu’il faudrait orienter l’effort ecclésial ? La trop grande solitude des prêtres et l’envahissement des écrans (réseaux sociaux, pornographie) sont aussi des facteurs importants à prendre en compte.
Le livre de M. Poupart ne manque pas de zèle, mais il se trompe de cible et son zèle amer risque de faire plus de mal que de bien.
Père Louis, osb
Prieur de l’abbaye Sainte-Madeleine du Barroux
- (1) Matthieu Poupart, Le silence de l’agneau, Seuil, 2024, 176 pages, 19 €.
- (2) Lettre Encyclique Ad catholici Sacerdotii, du 20 décembre 1935.
- (3) S.C. des Sacrements, Lettre circulaire Magna equidem, 27 décembre 1955 ; S.C. des Religieux, Instruction Religiosorum Institutio, 2 février 1961 ; S.C. pour le Culte divin et la discipline des sacrements, Lettre circulaire du 10 novembre 1997 ; Congrégation pour l’éducation catholique, Instruction du 4 novembre 2005.
© LA NEF n° 377 Février 2025