Rémi Brague © DR

Entretien avec Rémi Brague : une morale universelle ?

Rémi Brague a publié en novembre dernier un essai revigorant contre le moralisme ambiant et ses impasses. Il répond à nos questions sur cet ouvrage.

La Nef – Vous reconnaissez la diversité des morales tout en arguant que cette diversité ne justifie pas le relativisme moral puisque les différentes morales s’accordent finalement sur l’essentiel : peut-on donc dire qu’il y a une morale universelle qui transcende le temps et l’espace ? Et comment alors la définir, se résume-t-elle au Décalogue ?
Rémi Brague – Le Décalogue n’est qu’une des formulations de cette morale universelle, même si elle est particulièrement réussie, par sa concision et, déjà, parce qu’elle regroupe tout l’essentiel. Mais son contenu se retrouve un peu partout, de l’Égypte des pharaons à la Chine. Saint Thomas d’Aquin fait d’ailleurs remarquer que le Décalogue est une sorte d’aide-mémoire qui rappelle la Loi naturelle sans y ajouter quoi que ce soit ou en retrancher quoi que ce soit. Elle a d’autres formulations. J’aime bien, par exemple, les sept commandements que, selon le Talmud, Noé, ancêtre de toute l’humanité après le radical coup d’éponge du Déluge, aurait reçus au sortir de l’arche. C.S. Lewis a eu mille fois raison de choisir un terme non-chrétien, celui, chinois, de Tao, pour nommer ce kit de survie minimal de l’humain (dans L’abolition de l’homme, dont je ne cesse de recommander la lecture toutes affaires cessantes…).

L’histoire des civilisations ne contredit-elle pas cette idée d’une morale universelle, quand on voit que certaines civilisations justifiaient l’infanticide par exemple, ou quand le Lévitique appelle les Israélites à ne pas faire ce qui se fait en Égypte ou à Canaan (cf. Lv 18, 3) ?
La constatation d’une diversité des pratiques entre les nations et, à l’intérieur de celles-ci, entre les milieux sociaux, est vieille comme le monde. Les interdits fondamentaux sont les mêmes, mais ne s’appliquent pas partout. La question est de savoir qui est couvert par l’interdiction de tuer et qui ne l’est pas. Pour certaines civilisations (appelons-les ainsi par convention), les enfants n’appartiennent pas au club des humains de plein droit, et peuvent donc être sacrifiés sans scrupules. Le verset de la Torah auquel vous renvoyez, qui interdit les usages de l’Égypte et de Canaan, se poursuit par l’invitation à suivre les commandements « que l’homme accomplira et il vivra » (Lévitique 18, 5). Tout est là. Il y a des pratiques qui font vivre, et d’autres qui mènent, à plus ou moins longue échéance, à la mort sans phrases.

Vous notez en Occident « un vaste mouvement de moralisation » depuis quelques siècles : à quoi songez-vous précisément, et jugez-vous que l’époque actuelle est toujours dans cette tendance ?
Il s’agit d’un mouvement séculaire. Je pense avant tout à la lutte contre la traite des noirs, puis à l’abolition de l’esclavage, aux législations limitant le travail des enfants, à la lutte contre l’alcoolisme, puis contre la tabagie et, plus grave, contre les violences faites aux femmes.

Quelle frontière établissez-vous entre la moralisation légitime et le moralisme ?
Il y a d’abord, comme on dit, « la manière ». Il y a des gens qui se servent de la morale comme d’une massue pour éliminer les gens qu’ils n’aiment pas. Il y a la façon dont une accusation suffit parfois à condamner aux yeux de l’opinion et à déclencher une véritable chasse à l’homme. Cela constitue une régression par rapport à l’idée d’un procès équitable et contradictoire, avec un avocat de la défense. Bref, on renonce aux progrès qu’a apportés l’Inquisition. Il y a aussi l’idée répandue chez certains selon laquelle l’appartenance à un groupe défini par sa couleur de peau, son sexe, son âge, sa localisation géographique sur la rive d’une mer ou d’un océan, feraient de vous automatiquement des coupables. Notons un effet pervers : la faute se trouve ainsi diluée, ce qui est d’ailleurs pain bénit pour les individus qui se sont rendus coupables de forfaits précis, prouvés, situés en un temps et un lieu déterminés.

Vous définissez « trois modèles d’éthi­que » : pourriez-vous nous les présenter ?
Mes trois modèles, que j’appelle, faute de mieux, socio-politique, ascétique et légaliste, sont des idéal-types au sens de Max Weber, et ne se rencontrent nulle part à l’état chimiquement pur. Mais ils permettent une description de la façon dont ces modèles se combinent, à des doses diverses, dans les systèmes moraux concrets, les seuls qui soient accessibles à l’observation. Ainsi, la morale peut aider à se couler harmonieusement dans un système social, à s’y conformer sans heurts en « ne faisant pas ce qui ne se fait pas ». Elle peut au contraire préparer l’âme à échapper au troupeau, ou même la libérer de la corvée de la vie d’ici-bas. Elle peut enfin consister à obéir aux injonctions d’un principe divin qui transcende notre expérience. Certaines morales concrètes se rapprochent plus ou moins de tel ou tel de ces modèles, mais sans jamais coïncider totalement avec lui.

« Il n’y a pas de morale chrétienne », écrivez-vous, seulement « une interprétation chrétienne de la morale commune » ; et vous ajoutez que ce qui est propre au christianisme est que la synthèse de ces trois modèles d’éthique se réalise dans la sainteté : pouvez-vous nous l’expliquer ?
Le plus important est que le christianisme n’apporte aucun commandement nouveau qui s’ajouterait aux principes de base qui rendent possible la survie des sociétés humaines. Il fait con­fiance à la liberté éclairée par la raison et laisse au choix de chacun la façon de manger, de s’habiller, de se laver, etc. Lorsque le Christ dit apporter un commandement nouveau (Jn, 13, 34), il ne fait que citer le Lévitique « tu aimeras ton prochain comme toi-même » (19, 18), même si le grec, qui connaît les pronoms réciproques, dit « les uns les autres ». La nouveauté tient toute entière dans ce qui suit, « comme je vous ai aimés », c’est-à-dire en donnant sa vie sur la croix. Et là, on a vraiment du nouveau, voire de l’inouï.
Le christianisme donne un éclairage nouveau à chacun des trois modèles que j’ai décrits. Le modèle social est étendu à l’ensemble de l’humanité, le « prochain » n’est plus le membre du peuple ou le coreligionnaire, c’est quiconque, Everyman, comme dans le mystère anglais. Le monde auquel il faut échapper n’est pas l’ici-bas, mais tout ce qui ne prend pas pour règle la charité de Dieu. La Loi n’est pas l’oukase dicté par un divin autocrate, mais ce qui nous achemine vers la Vie.

En quoi les règles morales, dont vous dites qu’elles sont universelles, permettent-elles la survie des sociétés humaines ? Ou, inversement, en quoi les sociétés humaines qui ne respectent pas ces règles sont-elles en danger ? Est-ce notamment le cas de nos sociétés occidentales ?
Une société où le meurtre ne serait pas interdit ne survivrait pas longtemps. Si le vol n’était pas interdit, qui voudrait encore travailler ? Il serait si simple de se servir chez celui qui serait assez bête pour continuer à produire des biens. Un adultère généralisé mènerait à ce que personne ne voudrait torcher des bébés dont on ne saurait pas de qui ils sont. Ou alors ce seraient les mères, qui ne peuvent guère nier leur maternité, qui seraient condamnées à s’en charger.
On peut effectivement se demander si nos sociétés occidentales ne seraient pas sur la fameuse et proverbiale pente savonneuse. Tuer ceux qui sont sans défense devient un sujet qu’on peut discuter. Le vol a pris de nouvelles formes. L’adultère est désormais promu par des officines qui se proposent de le faciliter et qui le nomment ouvertement.

Les chrétiens peuvent agacer par leur défense de la morale, qui n’est pas la leur mais la morale commune, ne serait-ce que pour défendre le sans-défense comme le fœtus : pouvez-vous nous expliquer cette mission prophétique consistant à avertir ?
Il est en effet capital de rappeler, contre tous les menteurs, que les chrétiens ne défendent pas leurs propres intérêts. Ils s’engagent là où les autres se dégonflent. Ils défendent les droits de ceux qui sont trop faibles pour se défendre, sans se demander quelle est la religion de ceux-ci. Les chrétiens ont en effet le devoir d’avertir. Je donne beaucoup d’importance à la notion juridique de « non-assistance à personne en danger », que j’élargis au devoir de prévenir une nation, une civilisation, ou même le genre humain, si l’on a l’impression que ces groupes s’engagent dans une impasse.

Propos recueillis par Christophe Geffroy

  • Rémi Brague, La morale remise à sa place, Gallimard, 2024, 150 pages, 18 € (cf. recension ci-dessous).
  • Rémi Brague et Pierre Conesa, Les religions font-elles plus de bien que de mal ?, Desclée de Brouwer/ Débats des Bernardins, 2025, 130 pages, 12,90 €. Ce livre vif et plaisant reprend un débat des Bernardins, dont la thématique peut être résumée par ce propos de R. Brague : « Quand un chrétien se radicalise, il fait comme saint François d’Assise et épouse Dame pauvreté. Quand un bouddhiste se radicalise, il devient végan, et balaie devant lui le sol où il marche afin de ne pas risquer d’écraser une bestiole. Quand un musulman se radicalise, il égorge ceux qu’il considère comme des mécréants. »

© LA NEF n° 377 Février 2025

Recension

LA MORALE REMISE À SA PLACE
RÉMI BRAGUE
Gallimard, 2024, 150 pages, 18 €

Rémi Brague nous offre un excellent petit essai comme il en a le secret, subtil, puissant et plein d’esprit, sur un sujet central : la morale. Bien que l’époque croie s’en être affranchie, elle baigne en réalité dans un moralisme pesant – et d’autant plus pesant que la notion de pardon y est absente –, il n’est que de voir comment sont traités des sujets « protégés » comme le climat, l’avortement ou l’homosexualité.
D’emblée, Rémi Brague explique que la diversité des cultures ne justifie pas le relativisme moral, puisque finalement elles s’accordent toutes autour de « la morale tout court », morale commune de l’humanité qui se résume peu ou prou au décalogue de la Bible, aucune civilisation n’ayant fait du meurtre, de l’adultère, du mensonge ou de l’irrespect envers ses parents des vertus à développer.
Rémi Brague développe trois grands modèles de l’éthique : le modèle sociopolitique qui, inspiré d’Aristote, cherche à « assurer le mieux possible l’intégration de l’individu dans le corps politique auquel il appartient », la morale ayant pour but de « lubrifier » les « frictions à l’intérieur du corps social » ; le modèle ascétique, à l’inverse, conduit vers une fuite hors de la cité dans un souci de purification individuelle ; enfin, le modèle légaliste qui s’appuie sur la loi morale reçue comme loi divine.
Le christianisme, lui, n’a pas de modèle propre, car, explique Rémi Brague, il n’existe pas de « morale chrétienne » : « ce qui est propre au christianisme… est moins la présence des trois modèles éthiques ou d’éléments qui en proviennent que la synthèse qui en résulte. Cette synthèse ne se réalise pas dans une quelconque doctrine morale, mais dans la sainteté. […] On dira alors que la morale chrétienne est moins une morale de la vertu qu’une morale de la virtuosité. La sainteté qui est son but est la virtuosité éthique. » Clair et revigorant.

Christophe Geffroy