Rod Dreher, 2025 © DR

Entretien avec Rod Dreher : comment réenchanter le monde ?

Rod Dreher, journaliste converti à l’orthodoxie en 2006, intervenant dans The American Conservative, est une figure reconnue du conservatisme américain et l’auteur du best-seller Comment être chrétiens dans un monde qui ne l’est plus. Le pari bénédictin (2017). Installé en Hongrie, nous l’avons rencontré lors de son passage à Paris à l’occasion de la sortie de son nouveau livre.

La Nef – Vous décrivez dans votre livre un Occident « désenchanté » et, en contrepoint, vous dites que « le monde n’est pas ce que nous pensons qu’il est » : que voulez-vous dire par là ?
Rod Dreher –
Lors de la Transfiguration, trois apôtres ont vu le Christ en gloire sur le Mont Thabor, c’est-à-dire qu’ils l’ont vu tel qu’il est réellement. Notre monde est en quelque sorte le Mont Thabor, mais nous ne pouvons pas le voir. Être enchanté, c’est vivre comme si notre monde était le Mont Thabor. C’est vivre avec la croyance et le sentiment que Dieu est partout présent et qu’il remplit toutes choses, même s’il est caché à nos yeux. C’est ainsi que tous les chrétiens percevaient le monde au Moyen Âge. À l’époque moderne, c’est-à-dire depuis environ cinq cents ans, nous avons lentement perdu cette connaissance. Mais Dieu reste présent, derrière le voile de la matière. Il nous suffit d’ouvrir les yeux, par la foi, pour le percevoir.
Même de nombreux chrétiens contemporains ont intégré une conception fondamentalement matérialiste de la réalité. Les catholiques, en principe, ont une vision sacramentelle de la réalité, qui dit que, d’une façon mystérieuse, l’esprit interpénètre la matière. Nous l’avons oublié, ou du moins nous avons oublié tout ce que cela signifiait.
En ce qui concerne la « bizarrerie » du monde, je vous renvoie à l’histoire d’un catholique conservateur qui a vu un OVNI lorsqu’il était adolescent et qui, des années plus tard, a commencé à recevoir des visites effrayantes d’« extraterrestres ». Je lui ai dit que je pensais que ces extraterrestres étaient en fait des démons et qu’il devrait consulter un exorciste. C’est ce qu’il a fait. L’exorciste a prié sur lui. Les visites ont cessé.
Je raconte également dans mon livre l’histoire d’un couple catholique fidèle que je connais à New York. La femme était possédée par un démon. Son grand-père, en Italie, était un franc-maçon de haut niveau et un occultiste. Il avait jeté une malédiction sur sa famille. Son mari, un homme d’affaires de Manhattan, m’a dit qu’après cela, lorsqu’il marchait dans la rue, il savait que le combat spirituel se déroulait tout autour de lui, de manière cachée, mais néanmoins réelle.

Quel lien faites-vous entre religion et émerveillement ? Et comment peut-on réenchanter notre monde ?
« La sagesse commence par l’émerveillement », disait Socrate. Il en va de même pour la religion. De nombreuses personnes font l’expérience de Dieu pour la première fois lors d’une épiphanie, c’est-à-dire à l’occasion d’un moment d’émerveillement au cours duquel elles perçoivent la présence divine d’une façon extraordinaire. La religion, c’est bien plus que l’émerveillement ; c’est le culte, la morale et bien d’autres choses encore. Mais au fond, elle est le résultat de cette expérience primaire d’émerveillement et de notre tentative d’en garder le souvenir vivant.
Il n’y a pas de formule pour réenchanter le monde. Le mieux que nous puissions faire est de nous préparer par la prière et par la formation, pour être prêts à observer le bon endroit du ciel nocturne lorsqu’une comète passe en trombe. Il est également vrai que si nous creusons plus loin dans l’histoire chrétienne, nous découvrirons que nos ancêtres dans la foi n’avaient pas de connaissances scientifiques avancées, mais qu’ils voyaient le monde spirituel avec plus de clarté que nous. Nous devons retrouver leur vision à notre époque.

Science, capitalisme et démocratie sont apparus seulement en Occident : pourquoi et quel rôle ont-ils joué dans le désenchantement de notre monde ?
Ils sont apparus en Occident notamment parce qu’au début de la période moderne, nous, Occidentaux, avons commencé à perdre l’impression selon laquelle la matière est chargée d’esprit, du Logos divin, et donc de sens. Si la matière est métaphysiquement « morte », nous pouvons en faire ce que nous voulons. Nous ne sommes pas liés par des limites naturelles et nous pouvons utiliser notre intelligence pour acquérir un pouvoir illimité sur le monde. Cette nouvelle façon de voir la réalité nous a apporté de nombreux bienfaits, mais au prix d’une perte de sens. L’homme occidental n’a plus le sentiment de vivre dans un cosmos harmonieux qui trouve ses fondements dans la transcendance, en Dieu.
Je suis reconnaissant envers la science, le capitalisme et la démocratie, mais ils ont sapé l’enchantement parce qu’ils ont créé une culture sans aucun repère stable, appelée par le sociologue Zygmunt Bauman « modernité liquide ». Je crois en la démocratie, mais une fois que nous nous délions de Dieu, la norme de ce qui est politiquement admissible devient ce que nous désirons. Il est très concevable que la démocratie, d’un point de vue moral, puisse devenir une tyrannie monstrueuse. Si le bien et le mal sont décidés par le vote de la majorité, qu’est-ce qui peut l’arrêter ?

Pouvez-vous nous raconter votre propre itinéraire de conversion et de foi, ainsi que le rôle des « choses enchantées » dans votre histoire ?
Pour moi, tout a commencé par l’émerveillement. J’étais un touriste agnostique de 17 ans, je suis entré par hasard dans la cathédrale de Chartres et j’ai été submergé par l’émerveillement. J’ai su, soudainement, sans aucun doute, que Dieu existait et qu’il me voulait. Je suis sorti de la cathédrale et j’étais désormais un homme à la recherche d’un lien avec le Dieu qui venait de se révéler à moi.
J’ai lutté avec moi-même pendant sept ans. Puis, comme jeune journaliste, je suis allé interviewer un prêtre catholique de 96 ans. Mgr Carlos Sanchez avait perdu la foi lorsqu’il était étudiant à l’université aux États-Unis, mais il l’avait retrouvée en se rendant un jour à la messe et en faisant l’expérience d’un miracle lié à l’Eucharistie. Un deuxième miracle a suivi, lui ouvrant la porte de la prêtrise. Alors qu’il me racontait ses histoires, ce vieil homme doux pleurait, comme si ces événements survenus il y a cinquante ou soixante ans s’étaient déroulés la semaine dernière. Je savais que j’écoutais la vérité. J’ai partagé son émerveillement – et j’ai su que je devais changer de vie. C’est alors que je me suis engagé à devenir chrétien.

Vous avez expliqué que pour gagner la bataille des idées, la droite américaine a dû écarter les partis conservateurs traditionnels et les intellectuels conservateurs, et s’appuyer sur l’homme brutal et hors catégorie qu’est Donald Trump : pouvez-vous nous expliquer cela ?
Le parti républicain traditionnel et ses intellectuels étaient bien trop intégrés au système pour le changer. Ils semblaient se contenter de gérer le déclin. Il a fallu un outsider qui ne se soucie pas de l’opinion des bien-pensants pour forcer ces changements nécessaires. Je n’aime pas du tout le style de Trump, mais je vois maintenant pourquoi il est nécessaire.

Vous êtes proche de J.D. Vance dont vous n’hésitez pas à vanter les mérites, et qui semble bien différent de D. Trump : comment expliquez-vous l’alliance de ces deux personnalités si différentes ? Le caractère imprévisible, brutal et peu scrupuleux de Donald Trump fait-il de cette alliance un pari risqué pour J.D. Vance ?
Oui, c’est un pari risqué. Trump est chaotique par nature. J.D. était anti-Trump en 2016, mais au fil des années, il a observé jusqu’où la gauche irait pour détruire Trump, et pour détruire les choses auxquelles lui-même tenait, et il en est venu à considérer Trump comme le seul espoir politique réaliste à notre disposition. J’ai suivi la même évolution. Trump ne peut pas construire, seulement détruire. Je pense que J.D., en tant que président, sera celui qui construira quelque chose de nouveau sur le terrain que Trump a défriché.

Donald Trump aurait provoqué une « révolution » géopolitique à en croire certains : pensez-vous que ce soit le cas et comment la caractériseriez-vous ? Comment voyez-vous en particulier l’avenir de la relation États-Unis / Europe ?
Il est vrai que Trump modifie radicalement ce que l’on appelle « l’ordre mondial libéral » en dissociant quelque peu l’Amérique de l’Europe et en adaptant la politique américaine à un monde multipolaire. Mais il faut dire que Trump n’est pas tant en train de créer un nouveau monde que de reconnaître qu’un nouveau monde existe déjà, avec la montée en puissance de la Chine et le déclin des États-Unis et de l’Europe en tant que puissances industrielles. Je sais que de nombreux Européens craignent et détestent Trump, mais si sa politique peut forcer l’Europe à grandir et à affronter franchement ses propres problèmes, alors il aura été bon pour l’Europe, à long terme. Mais les prochaines années seront très difficiles pour nous tous.

Propos recueillis et traduits de l’anglais par Christophe et Élisabeth Geffroy

Rod Dreher, Comment retrouver le goût de Dieu dans un monde qui l’a chassé, Artège, 2025, 284 pages, 19,90 €. L’Occident est « désenchanté » depuis qu’il a rejeté Dieu et fermé la porte au divin et à l’univers surnaturel qui nous entoure. Comment réenchanter ce monde qui a oublié Dieu ? Telle est la trame de ce livre qui mêle des analyses explicatives de ce désenchantement avec nombre de témoignages souvent forts de conversions ou de rencontres stupéfiantes avec le surnaturel… ou le diable (avec de surprenants développements sur les « extraterrestres » !). – C.G.

© La Nef n° 379 Avril 2025