L’héritage de saint Jean-Paul II

L’héritage de saint Jean-Paul II, dont nous fêtons le 20e anniversaire de la mort le 2 avril, est tellement vaste, qu’il est impossible de l’embrasser en un seul article. Nous avons retenu ici trois axes.

Vingt ans après la mort de Jean-Paul II, que reste-t-il de ses 26 années de pontificat ? Un tournant majeur et significatif semble s’être opéré dans le pontificat de Jean-Paul II autour de l’année 1994 qui permet d’en dessiner la perspective fondamentale. Cette année-là, le « sportif de Dieu », ainsi que l’avait qualifié le cardinal Marty lors de son premier voyage en France en 1980, devient un « souffrant de Dieu ».
Le pape subit alors une accumulation surprenante de déboires de santé et d’accidents : ablation d’une tumeur à l’intestin en 1992, luxation de l’épaule droite en 1993, fracture du fémur en 1994 qui nécessitera une hospitalisation d’un mois et la pose d’une prothèse. C’est aussi en 1994 qu’apparaissent les premiers signes de la maladie de Parkinson avec des tremblements des mains de plus en plus difficiles à maîtriser, les médicaments destinés à les limiter entraînant de surcroît une fixité des expressions du visage.
Pourquoi une telle suite d’événements ? La réponse, totalement explicite en même temps que bouleversante, est donnée par Jean-Paul II lui-même au cours de l’angélus du 29 mai 1994, au retour de son hospitalisation : « Je voudrais que, par Marie, s’exprime aujourd’hui ma gratitude pour ce don de la souffrance à nouveau relié à ce mois marial de mai. […] J’ai compris que c’est un don nécessaire. Le pape devait […] souffrir […]. J’ai médité, j’ai repensé à nouveau à toute cette question durant mon séjour à l’hôpital […]. Et j’ai compris que je devais faire entrer l’Église dans ce troisième millénaire par la prière, par différentes initiatives, mais j’ai vu que cela ne suffisait pas : il fallait l’y faire entrer avec la souffrance […]. Pourquoi maintenant […], pourquoi en cette Année internationale de la famille ? Précisément parce que la famille est menacée, la famille est agressée. Le pape doit être agressé, le pape doit souffrir, pour que chaque famille et le monde entier voient que c’est un Évangile, je dirais, supérieur : l’Évangile de la souffrance avec lequel il faut préparer l’avenir, le troisième millénaire des familles […]. Je comprends qu’il sera important d’avoir cet argument devant les puissants de ce monde. Je dois [leur] parler. Avec quels arguments ? Il me reste cet argument de la souffrance. »
On verra alors apparaître un pape diminué physiquement et on gardera finalement en mémoire ces images qui ont fait le tour du monde de cet homme qui, lors de la bénédiction urbi et orbi de Pâques 2005, tente de toutes ses forces de parler et n’y parvient pas, le visage tordu par l’effort et le dépit… Jusqu’à ce jour de la semaine suivante où le pape cessera enfin de souffrir pour la cause de la famille et méritera le titre que lui conférera François de « pape de la famille », au cours de la messe de canonisation en 2014.
De toute l’œuvre immense que laisse saint Jean-Paul II, à la fois comme poète, philosophe, théologien et Souverain Pontife, bien des choses sont promises à la postérité. Nous en retenons ici trois qui nous paraissent essentielles : son enseignement sur la théologie du corps, sa proclamation de la miséricorde et le rôle irremplaçable de la famille pour faire advenir la « civilisation de l’amour ».

La théologie du corps

La théologie du corps de Jean-Paul II est probablement ce qu’il laisse de plus original et de plus solide au plan de la pensée. Ces 129 catéchèses qu’il a prononcées entre 1979 et 1984 représentent le plus vaste enseignement jamais délivré par un pape sur un même sujet dans toute l’histoire de l’Église et couvrent plus de 700 pages de texte.
Qu’y a-t-il de nouveau dans la théologie du corps ? D’abord le fait que l’image de Dieu se trouve dans l’homme et la femme principalement dans la communion d’amour dont ils sont capables et qui reflète la communion d’amour des personnes dans la Trinité. Autrement dit, l’imago Dei, l’image de Dieu, n’est pas d’abord liée au fait que l’homme et la femme sont des créatures douées de spiritualité ; elle se manifeste avant tout en eux par le fait qu’ils sont des êtres appelés à la communion par la dimension du don inscrite dans leurs corps : « L’homme est devenu image et ressemblance de Dieu […] à travers la communion des personnes que l’homme et la femme constituent dès le début […]. “Dès l’origine”, en effet, il est […] essentiellement, l’image d’une insondable communion divine de Personnes » (1).
La deuxième idée nouvelle, c’est que, dans le plan de Dieu aux origines, l’union sponsale de l’homme et de la femme est le signe originel et effectif par lequel la sainteté est entrée dans le monde. Il s’agit de la sainteté de l’image des personnes divines, de telle façon que le mariage devient centre et sommet de tout le sacrement de la création et constitue un « sacrement primordial entendu comme signe qui transmet efficacement dans le monde visible le mystère invisible caché en Dieu de toute éternité » (TDC 19-4).
La troisième idée novatrice est que le signe originel du mariage est en même temps le fondement de tout l’ordre sacramentel de la rédemption. Jean-Paul II n’hésite pas à affirmer que le mariage vu dans la lumière du plan de Dieu aux origines est « prototype des sacrements de la Nouvelle Alliance » (TDC 98-2). Il veut ainsi souligner que toute l’œuvre de la rédemption accomplie par le Christ – dont les sacrements sont l’effusion – est une œuvre d’alliance qui doit être référée à l’alliance originelle de l’homme et de la femme par laquelle Dieu a voulu révéler son être même. De telle sorte qu’il convient de considérer chacun des sacrements de la Nouvelle Alliance comme l’expression de cette alliance nouvelle que le Christ comme Époux veut conclure avec l’Église son Épouse. On comprend alors que la nuptialité est la clé de compréhension de toute la dynamique sacramentaire.
À travers ces nouveautés, ce qu’apporte d’essentiel la théologie du corps de Jean-Paul II, c’est une approche personnaliste et positive de l’amour humain et de la sexualité. Jusqu’à lui, l’Église semblait ne s’être efforcée que de protéger la vérité de la sexualité par des normes morales. La théologie du corps en dévoile et déploie le sens – exprimer le don de soi des personnes dans l’amour – et fonde dans ce sens les exigences éthiques.
Il est significatif que Jean-Paul II ait tenu à dispenser cet enseignement dès le début de son pontificat, comme s’il s’agissait pour lui d’une priorité et comme s’il anticipait les obstacles qui pourraient lui interdire de le faire. Mais certains témoignages conduisent à penser qu’il considérait que cet enseignement était destiné à produire ses fruits bien plus tard (2). De fait, les premières publications sur la théologie du corps destinées au grand public ne paraîtront qu’à la toute fin de son pontificat. Ce qu’écrivait George Weigel dès 1999 s’avère donc quelque peu prophétique : « Il se peut que la théologie du corps de Jean-Paul II, source de controverse, ne soit prise en compte que lorsque lui-même aura quitté la scène. Ensemble, ces cent trente discours catéchistiques constituent une sorte de bombe à retardement qui pourrait exploser, avec des effets spectaculaires, au cours du troisième millénaire de l’Église » (3). C’est peut-être aujourd’hui, à l’heure où le visage de l’Église est éclaboussé par les scandales des abus sexuels, que, par le flot de lumière qu’elle déverse sur le corps et la sexualité, la théologie du corps se révèle d’une totale actualité pour tenter d’y mettre enfin un terme.

La miséricorde

La première encyclique de Jean-Paul II, Redemptor hominis, publiée en 1979, laissait entrevoir la ligne de force anthropologique qui allait être celle de son pontificat. Mais Redemptor hominis doit être vue dans la suite que lui donne en 1980 Dives in misericordia : « Dans le Christ et par le Christ, Dieu devient visible dans sa miséricorde […]. Le Christ confère à toute la tradition vétéro-testamentaire de la miséricorde divine sa signification définitive […] ; surtout il l’incarne et la personnifie. Il est lui-même, en un certain sens, la miséricorde » (n. 2).
Ce faisant, le pape plaçait d’emblée son pontificat sous le signe de la miséricorde et c’est sous ce même signe qu’il s’achèvera, puisque Jean-Paul II meurt le 2 avril 2005 durant la vigile du dimanche de la Miséricorde, fête qu’il avait lui-même instituée à l’occasion du Grand Jubilé de l’an 2000. « En mourant ce jour-là, le pape ne fait-il pas son véritable testament ? » s’interroge Mgr d’Ornellas (4). Lui qui avait si bien souligné chez Paul VI – mort un 6 août, au jour anniversaire de la publication de sa première encyclique Ecclesiam suam – la « merveilleuse convergence entre le jour de sa mort et le charisme de [sa] vie » (5), ne donnait-il pas à son tour un signe éloquent dans le jour de sa propre mort, un ultime message pour l’Église et le monde sur le charisme majeur de son pontificat : manifester que l’amour de Dieu révélé en Jésus-Christ est avant tout un amour de miséricorde ?
Déjà, en 1997, lors de son sixième voyage en Pologne, il avait confié le 7 juin : « Le message de la Divine Miséricorde m’a toujours été cher et familier. C’est comme si l’histoire l’avait inscrit dans l’expérience tragique de la Seconde Guerre mondiale. […] Telle a été aussi mon expérience personnelle, que j’ai apportée avec moi sur le Siège de Pierre et qui, en un sens, dessine l’image de ce pontificat » (n. 1). Il était clairement apparu à Jean-Paul II que le message de sœur Faustine sur la miséricorde était spécialement destiné au monde contemporain qui allait être déchiré par les grandes idéologies. Dans Mémoire et identité, Jean-Paul II écrira : « Les révélations de sœur Faustine, centrées sur le mystère de la Divine Miséricorde, se réfèrent à la période qui précède la Seconde Guerre mondiale. C’est précisément l’époque où naquirent et se développèrent les idéologies du mal que furent le nazisme et le communisme. Sœur Faustine devint celle qui diffusa l’annonce selon laquelle l’unique vérité capable de contrebalancer le mal de ces idéologies est le fait que Dieu est Miséricorde – c’était la vérité du Christ miséricordieux » (6). Peut-être plus qu’à toute autre époque de l’histoire, l’homme contemporain doit se convaincre qu’aucune forme de mal ne peut venir à bout de la miséricorde divine, cette miséricorde qui, selon le beau mot du pape François, est « le nom de Dieu » (7).
À l’heure où se profilent de nouvelles idéologies, le monde a besoin de prendre en compte cette dimension spirituelle de l’héritage de Jean-Paul II sur la miséricorde, et l’Église a plus que jamais la charge d’en porter le message, comme le pape le disait avec force dans Dives in misericordia : « Plus la conscience humaine, succombant à la sécularisation, oublie la signification même du mot de “miséricorde” ; plus, en s’éloignant de Dieu, elle s’éloigne du mystère de la miséricorde, plus aussi l’Église a le droit et le devoir de faire appel au Dieu de la miséricorde “avec de grands cris” (cf. He 5, 9). Ces “grands cris” doivent caractériser l’Église de notre temps » (n. 15). En convoquant l’Église à célébrer une année sainte de la Miséricorde en 2016, François s’est clairement inscrit dans le sillage de saint Jean-Paul II.

La famille

On comprend dès lors la place éminente que Jean-Paul II a réservée à la famille qui est « l’avenir de l’humanité » (8), car la famille est et doit être le lieu par excellence de l’expérience concrète de la miséricorde. Miséricorde des époux l’un envers l’autre dans un pardon mutuel sans cesse accordé et renouvelé. Miséricorde dans l’amour des parents pour leurs enfants, un amour indéfectible, inconditionnel, qui s’enracine dans leurs entrailles de parents. En ce sens, la famille est le lieu d’une pédagogie de la miséricorde. C’est donc d’abord par la famille fondée sur la vérité du don mutuel des époux que le monde peut espérer se détourner des idéologies destructrices de l’homme pour s’orienter vers une civilisation de l’amour.
Cette perspective culmine dans sa Lettre aux familles du 2 février 1994 à propos de l’édification de la « civilisation de l’amour » où la famille est appelée à jouer un rôle essentiel : « Il n’y a pas de véritable amour […] sans conscience que “Dieu est amour” et que l’homme est la seule créature sur la terre appelée par Dieu à l’existence “pour elle-même”. L’homme créé à l’image et à la ressemblance de Dieu ne peut “se trouver” pleinement que par le don désintéressé de lui-même [Gaudium et spes, 24, 3]. Sans cette conception de l’homme, de la personne et de la “communion des personnes” dans la famille, la civilisation de l’amour ne peut exister ; réciproquement, sans la civilisation de l’amour, cette conception de la personne et de la communion des personnes est impossible » (n. 13).
C’est cette conception de la personne humaine énoncée par le concile de Vatican II que n’a cessé de prêcher Jean-Paul II au cours de ses cent trois voyages apostoliques et ce sont ceux dont on a dit qu’ils constituaient la « Génération Jean-Paul II » qui, parvenus aujourd’hui à l’âge de la maturité et des responsabilités, ont la charge d’en perpétuer le message.

Yves Semen*
*Président de l’Institut de Théologie du Corps

(1) La théologie du corps (TDC), introduction, traduction, index, tables et notes d’Yves Semen, Cerf, 2014, TDC 9- 3.
(2) Cf. Alex Deschenes in Amour humain, amour divin, Yves Semen (dir.), Cerf, 2014, p. 214-215.
(3) Jean-Paul II, témoin de l’espérance, J.-C. Lattès, 1999, p. 427.
(4) La miséricorde dessine l’image de mon pontificat, Parole et Silence, 2006, p. 15.
(5) Audience générale du 8 août 1979, n. 1.
(6) Flammarion, 2005, p. 17.
(7) Cf. François, Le nom de Dieu est miséricorde, Robert Laffont, 2016.
(8) Familiaris consortio, n. 86.

© La Nef n° 379 Avril 2025