Le jugement du 31 mars 2025 condamnant Marine Le Pen et la rendant inéligible pour cinq ans a suscité la controverse. Analyse juridique de ce jugement inquiétant et des motifs invoqués.
«Au nom du peuple français » est la formule placée en tête des jugements rendus par les juridictions françaises. C’est bien celle utilisée en tête du jugement du tribunal correctionnel de Paris du 31 mars 2025 condamnant Marine Le Pen, plusieurs responsables et collaborateurs du Front national (devenu Rassemblement national) pour détournement de fonds publics portant sur des contrats de collaborateurs parlementaires au Parlement européen pour une somme d’environ 474 000 euros. En qualité de présidente du parti depuis janvier 2011, elle a été déclarée coupable de faits de complicité par instigation de détournement de fonds publics pendant plus de cinq ans, pour une somme d’environ 1,8 million d’euros. Plus précisément, il lui a été reproché d’avoir « légitimé la mise en place d’un système frauduleux élaboré dans le seul but de percevoir illégitimement des fonds publics du Parlement européen », ce qui aurait permis au Front national de « faire des économies grâce au Parlement ».
La peine prononcée par le tribunal correctionnel de Paris à l’encontre de Marine Le Pen est de quatre ans d’emprisonnement, dont deux ans assortis du sursis, en prenant soin de préciser que « toute autre sanction serait insuffisamment dissuasive et manifestement inadéquate ». S’ajoute également « une amende de 100 000 euros, proportionnée à la gravité des faits et à la situation financière » de Mme Le Pen.
Des ajouts non obligatoires
Mais le tribunal ne s’est pas limité à ces peines. Il y a ajouté deux compléments pour lesquels il n’avait aucune obligation, ce qui interroge déjà. Le premier est la peine d’inéligibilité, concernant certaines personnes dont Mme Le Pen, condamnée à cinq ans d’inéligibilité. Le tribunal aurait pu ne pas prononcer cette peine complémentaire, devenue seulement obligatoire depuis la loi du 9 décembre 2016, dite « loi Sapin II ». Les faits étant antérieurs à cette loi, cette dernière ne pouvait s’appliquer en l’espèce. Le tribunal devait donc spécialement motiver cette peine d’inéligibilité compte tenu de « la gravité des faits commis [par Mme Le Pen] en sa double qualité d’élue et de présidente d’un parti politique de premier plan », et également en considération de « sa situation personnelle ». Cette peine complémentaire d’inéligibilité doit, selon la jurisprudence de la Cour de cassation, être particulièrement motivée en considération des circonstances de l’infraction, de la personnalité de son auteur ainsi que de sa situation personnelle. Le moins que l’on puisse dire est que les juges ont apprécié la personnalité de la condamnée…
Le second complément est autorisé par le droit pénal : les juges peuvent assortir la peine d’inéligibilité d’une « exécution provisoire », c’est-à-dire d’une application immédiate de cette inéligibilité, ce qui produit plusieurs effets. Le premier est d’annihiler tout effet suspensif d’un appel que pourraient exercer les condamnés. En découle un second effet : porter atteinte au droit à un recours juridictionnel effectif, droit fondamental de tout justiciable. C’est déjà beaucoup. Des avocats s’en sont d’ailleurs émus (1).
La conséquence majeure de cette exécution provisoire est l’impossibilité pour Mme Le Pen de se présenter à l’élection de 2027 à la présidence de la République. La juridiction s’est fondée sur le fait que cette mesure « répond à l’objectif d’intérêt général visant à favoriser l’exécution de la peine et à prévenir la récidive ». Cette motivation est ici renforcée par une décision du Conseil constitutionnel, opportunément rendue quelques jours avant la décision pénale. Le 28 mars 2025, le Conseil avait statué sur le thème de l’exécution provisoire d’une inéligibilité en considérant que l’objectif poursuivi est « d’assurer, en cas de recours, l’efficacité de la peine et de prévenir la récidive », ce qui contribue à « renforcer l’exigence de probité et d’exemplarité des élus et la confiance des électeurs dans leurs représentants », mettant ainsi en œuvre « l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public ». Ces exigences fortes et multiples ne sont pas des nouveautés dans la jurisprudence constitutionnelle mais leur application par le tribunal correctionnel est particulièrement surprenante et extensive. Qu’on en juge, si j’ose dire…
Le « risque de récidive » des faits par les condamnés est, selon le tribunal, fondé sur la « stratégie de défense » consistant, pour les prévenus, à revendiquer une « impunité totale et absolue », en niant les faits et en proclamant leur innocence. Et le tribunal insiste sur la stratégie de défense des prévenus : « Ce système de défense constitue une construction théorique qui méprise les règles du Parlement européen, les lois de la République et les décisions de justice rendues notamment au cours de la présente information judiciaire. » Bigre ! Que de mépris largement distribué ! On aurait apprécié un peu plus de précision que le mépris des « lois de la République ».
Le tribunal précise enfin que les prévenus n’ont « manifesté aucune volonté de participer à la manifestation de la vérité, avec laquelle ils ont pour certains un rapport très distendu ». La conclusion du tribunal est que « dans le cadre de ce système de défense […] qui tend à contester la compétence matérielle du tribunal autant que les faits, dans une conception narrative de la vérité, le risque de récidive est objectivement caractérisé ».
Bref, ce système de défense est, en soi, inacceptable pour les juges, aggravant la culpabilité des personnes mises en cause. Or, le droit de nier les faits reprochés est une composante majeure des droits de la défense, pour ne pas contribuer à sa propre incrimination, expression de la présomption d’innocence, principes qui sont au cœur du droit à un procès équitable. Ajoutons que le « risque de récidive » paraît vraiment très mince. Marine Le Pen n’est plus député européen et ne préside plus le RN. Quelle récidive, donc ?
Reste le « trouble à l’ordre public » que présenterait, selon le tribunal, la candidature de Mme Le Pen à l’élection présidentielle. La motivation du jugement laisse rêveur : il prend en considération le « trouble irréparable à l’ordre public démocratique qu’engendrerait le fait que [Mme Le Pen] soit candidate, voire élue par exemple et notamment à l’élection présidentielle, alors qu’elle est condamnée pour détournement de fonds publics notamment à une peine d’inéligibilité en première instance et pourrait l’être par la suite définitivement ». Le tribunal se projette vers l’avenir comme si celui-ci était inscrit dans les astres juridiques et utilise une notion « d’ordre public démocratique » largement extensive.
Un « modèle » de jugement
Ainsi peut être compris le jugement : si le tribunal ne prononce pas l’exécution provisoire, Marine Le Pen pourrait être élue président de la République alors qu’elle a été condamnée (en première instance seulement…). Il faut l’éviter à tout prix, à raison d’un « ordre public démocratique » dont ils sont les seuls juges. Ce raisonnement est politique et dévoile l’intention finale de peser sur une élection démocratique majeure. Or, le Conseil constitutionnel, le 28 mars 2025, avait insisté sur le rôle du juge en matière d’exécution provisoire en rappelant qu’il devait « apprécier le caractère proportionné de l’atteinte » qu’elle « est susceptible de porter à l’exercice d’un mandat en cours et à la préservation de la liberté de l’électeur ». Chacun appréciera la conséquence du jugement du tribunal correctionnel de Paris sur la « liberté de l’électeur », « au nom du peuple français »…
Le jugement du tribunal correctionnel de Paris du 31 mars 2025 restera dans l’histoire des décisions de justice comme un modèle. D’abord, parce qu’il démontre que les juges savent utiliser tous les instruments à leur disposition : condamnation (peine de prison, amendes), inéligibilité largement entendue, exécution provisoire (comprendre : immédiate) pour dévitaliser des représentants élus, pour le présent et pour l’avenir. Ces juges tiennent leur pouvoir de la loi, qu’ils appliquent avec une rigueur remarquable. Ensuite, le jugement du tribunal correctionnel de Paris illustre la combinaison des instruments répressifs afin de faire porter l’opprobre sur certains éléments de la classe politique, soigneusement choisis. Enfin, comme on l’avait déjà écrit pour l’affaire Fillon en 2017 (2), les juges savent lire un calendrier. Ils ont consciemment cherché, sans même cacher leur motivation, à donner un coup d’arrêt à la candidature potentielle à l’élection à la présidence de la République d’une candidate majeure en s’insérant, par leur pouvoir de décision, dans le processus de la campagne présidentielle dont chacun a compris qu’elle avait commencé le 31 mars 2025.
Conclusion : les juges n’ont pas le pouvoir, ils sont le pouvoir.
Guillaume Drago
(1) A. Mignon Colombet et B. Ader, L’Opinion, 31 mars 2025.
(2) Le Figaro, 2 mars 2017.
Guillaume Drago est professeur de droit public à l’Université Paris Panthéon-Assas.
© La Nef n° 380 Mai 2025