À relire les documents de l’époque, émanant de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X (FSSPX), pour justifier les ordinations épiscopales sans mandat pontifical, on se rend compte qu’outre les questions doctrinales autour du concile Vatican II et de la liturgie réformée (la « nouvelle messe »), il y avait, d’abord et avant tout, une question de confiance. C’est ainsi que Mgr Lefebvre dénonça le protocole d’accord qu’il avait signé le 5 mai 1988 avec le cardinal Ratzinger, protocole qui garantissait non seulement les concessions à venir du Motu proprio Ecclesia Dei de saint Jean-Paul II, mais aussi l’ordination d’un évêque issu des rangs de la FSSPX. Mgr Lefebvre rompit précisément ce processus parce qu’il estimait ne pas pouvoir se fier aux autorités romaines qui l’assuraient de la mise en place d’un tel dispositif. Sa défiance était fondée sur le fait que, selon lui, ces gens étaient sans foi ni loi. En parlant familièrement, il pensait qu’on voulait le « mener en bateau », ce qui le conduira à quitter le navire amiral et à mettre la chaloupe à la mer ! Mgr Lefebvre ne voulait pas que les fidèles qui gravitaient autour de la FSSPX soient contaminés par des relations avec les autres catholiques qu’il considérait comme des apostats.
Après les sacres, la FSSPX raillera les « ralliés », qui se jetaient imprudemment dans la gueule du loup. Elle semble triompher aujourd’hui que les concessions de saint Jean-Paul II et les droits reconnus par Benoît XVI en faveur de la célébration de la « forme extraordinaire » sont mis en cause : « On vous l’avait bien dit ! », disent-ils à ceux qu’ils considèrent au mieux comme des naïfs, au pire comme des traîtres. C’est ainsi que la question de la crédibilité de la parole romaine donnée semble justifier, après coup, l’acte de rupture que constituent les ordinations épiscopales illicites.
Le respect des engagements pris n’est effectivement pas une mince affaire non seulement d’un point de vue strictement moral mais aussi en matière d’unité de l’Église. Sur le plan moral, on peut espérer que, dans l’Église, par contraste avec la vie politique, les promesses n’engagent pas seulement ceux qui y croient ! Par rapport à la communion ecclésiale, qu’adviendrait-il demain si, par exemple, on revenait cyniquement sur les usages liturgiques propres garantis aux groupes anglicans qui ont rejoint l’Église catholique en exigeant de leur part de renoncer, pour des impératifs d’uniformité rituelle, à l’Ordinal qui leur a été concédé (motu proprio Anglicanorum coetibus de 2009) ?
La confiance en l’Église
Pourtant, là n’est pas précisément la question. Ceux qui se souviennent des événements « climatériques » de 1988 savent que le départ de la mouvance FSSPX par un certain nombre de prêtres et de fidèles ne tenait pas aux engagements du Siège apostolique en leur faveur mais à leur refus d’un acte considéré comme schismatique : des ordinations épiscopales contre la volonté expresse du successeur de Pierre auquel il appartient de décider qui il agrège au collège des évêques qui succède au collège des apôtres. Cette prérogative est incluse dans le pouvoir de juridiction universelle qui lui échoit de droit divin. À la vérité, il n’y a pas d’acte plus anti-traditionnel que celui de la rupture de communion au sein même de l’acte sacramentel qui réalise la succession apostolique. Quant au refus de communiquer avec les autres membres de l’Église, il constitue l’autre versant de l’acte schismatique.
Même si les dates sont proches l’une de l’autre, les fondateurs de la Fraternité sacerdotale Saint-Pierre (FSSP), par exemple, quittèrent Mgr Lefebvre avant la date fatidique des sacres épiscopaux le 30 juin 1988 et donc, par conséquent aussi, avant le motu proprio Ecclesia Dei du 2 juillet 1988 qui les assurait de la prise en considération de leurs « aspirations » en matière de traditions liturgiques et spirituelles. On peut en inférer que c’est la pleine communion ecclésiale et non l’attachement à une forme rituelle qui a déterminé leur attitude courageuse de l’époque. À la genèse de la mouvance Ecclesia Dei, il y a donc la préférence explicite de la communion ecclésiale au missel tridentin ! Il ne faudrait pas l’oublier, à un moment où certains, face aux restrictions qui sont désormais faites à la liturgie préconciliaire, envisagent la dissidence comme une solution possible. Que d’autres, pour lesquels l’acte du 30 juin 1988 n’est pas de nature schismatique, aient ensuite profité opportunément du dispositif favorable des motu proprio successifs de Jean-Paul II et de Benoît XVI fausse évidemment le problème puisque, pour ceux-là, en effet, cette dissidence reste une option, ce qui n’était évidemment pas le propos initial des fondateurs de la FSSP, par exemple.
Un « charisme d’exclusivité » ?
À ce sujet, puisqu’on parle du respect de la « parole dite », on peut se demander si cette parole romaine n’a pas été extrapolée par certains « traditionalistes ». Nulle part, les papes Jean-Paul II et Benoît XVI n’ont jamais reconnu ni authentifié un « charisme d’exclusivité » rituelle, c’est-à-dire d’exclusion de la forme rituelle communément en vigueur dans l’Église latine. Jean-Paul II, dans le motu proprio Ecclesia Dei, appelait à une prise de « conscience nouvelle non seulement de la légitimité mais aussi de la richesse que représente pour l’Église la diversité des charismes et des traditions de spiritualité et d’apostolat », cette diversité constituant « la beauté de l’unité dans la variété », à la manière d’une « symphonie que, sous l’action de l’Esprit-Saint, l’Église terrestre fait monter vers le ciel ». On se situe bien là dans l’axe d’une pluralité et non d’un repliement unilatéral sur une forme liturgique donnée. Benoît XVI, dans sa Lettre accompagnant le motu proprio Summorum Pontificum, écrivait de même : « Évidemment, pour vivre la pleine communion, les prêtres des communautés qui adhèrent à l’usage ancien ne peuvent pas non plus, par principe, exclure la célébration selon les nouveaux livres. L’exclusion totale du nouveau rite ne serait pas cohérente avec la reconnaissance de sa valeur et de sa sainteté. » Il est donc clair que le Siège apostolique ne s’est jamais engagé à l’égard des « traditionalistes » à ce que ces derniers puissent revendiquer, au nom de l’Église, le refus du missel rénové ou à ce qu’ils puissent en interdire l’usage dans leurs rangs.
Au contraire ! Depuis les recommandations réitérées des cardinaux Mayer et Innocenti – refusant d’entériner l’expression « fidélité indéfectible » par rapport aux traditions liturgiques, dans les statuts de la FSSP, substituant à cette formule celle simplement d’« observance fidèle » – et Ratzinger – ce dernier prodiguant à des supérieurs d’instituts Ecclesia Dei le conseil que leurs membres concélèbrent avec les Ordinaires des lieux – en passant par la Lettre du cardinal Castrillon Hoyos aux membres capitulaires de la FSSP en 2006 – les invitant à ne « pas donner la priorité à la forme de la liturgie » – jusqu’aux propos de Benoît XVI que nous venons de citer, tout abonde dans le sens d’une non-reconnaissance ecclésiale de la dite exclusivité/exclusion. Le grand malentendu tient dans l’affirmation d’un abbé Claude Barthe affirmant que « ce rejet de la réforme de Paul VI » a été « graduellement reconnu comme légitime par l’autorité romaine ». De même, l’intention obvie de Benoît XVI, à travers l’expression de « forme extraordinaire », était de ne pas créer de rite propre, d’ordinariat personnel, de pastorale alternative. Les prêtres et les fidèles de la mouvance ex-Ecclesia Dei doivent veiller à conjurer la tentation de reconstituer, sous prétexte de cohérence entre la pastorale et la liturgie, des apostolats parallèles ou autonomes dans des milieux ecclésiaux séparés. Ils sont invités à exercer la docibilitas, cette aptitude à se laisser enseigner, et comprendre enfin qu’une critique de la messe réformée jusqu’à exclure de la célébrer en pratique n’est pas acceptable dans l’Église.
Il est bon, en effet, que la hiérarchie ecclésiastique soit fidèle à la parole qu’elle a donnée, pour rétablir la confiance qui est assurément un préalable indispensable en matière de réconciliation. Mais il ne convient pas de faire dire à cette parole plus que ce qu’elle a promis et l’Église n’a jamais permis que l’on pût suspecter la réforme liturgique jusqu’à refuser d’en célébrer la messe et les autres sacrements. Le motu proprio Traditionis custodes ne donne aucunement raison, a posteriori, à la rupture de 30 juin 1988 mais invite ceux qui, courageusement, n’ont pas suivi alors la FSSPX à s’en émanciper aujourd’hui davantage.
Pierre Louis
© La Nef n° 378 Mars 2025, mis en ligne le 23 juillet 2025