En choisissant ce nom de Léon, notre pape inscrit ses pas dans ceux, notamment, de Léon XIII : cela révèle des préoccupations autant sociales qu’intellectuelles et théologiques.
À quelques jours seulement de l’élection du pape Léon XIV, chacun scrute à la loupe les premières paroles du nouveau pontife, ses moindres faits et gestes, pour en tirer quelques conclusions sur la forme et les priorités du pontificat qui s’ouvre. C’est dans bien des cas un exercice de wishful thinking (pensée désidérative), pour employer une expression américaine… Chacun voit midi à sa porte et sélectionne ce qui lui semble donner forme à ses propres espérances. Les ultras du bergoglisme, inquiets et déjà nostalgiques, se rassurent en mettant en exergue les éléments de continuité avec le pontificat précédent, tandis que ceux qui ont vécu les années François comme un mauvais rêve observent avec soulagement ce qui leur semble aller dans le sens d’un retour à la normale. L’avenir dira ce qu’il en est.
Dans ce contexte toutefois, le choix du nom de Léon XIV n’est pas sans signification. Tout d’abord, un nom « avec un nombre ordinal » est le signe du désir de s’inscrire humblement dans le temps long, dans la continuité séculaire de l’Église. Quant au nom de Léon, il renvoie sans doute à saint Léon le Grand († 461), pontife des temps troublés et ferme défenseur de la foi christologique du concile de Chalcédoine. La tonalité très christologique des premiers discours de Léon XIV confirme cette affinité avec le premier du nom. Mais Léon renvoie aussi et surtout à l’œuvre et à la riche personnalité du pape Léon XIII (1810-1903), auquel Léon XIV a déjà multiplié les références explicites. Par exemple en citant abondamment la Lettre apostolique Orientalium dignitas (1894) dans son discours lors pour le Jubilé des Églises orientales (14 mai 2025). On retient surtout, avec raison, que Léon XIII a été, avec l’encyclique Rerum novarum (1891) sur la condition ouvrière, un des pères de la doctrine sociale de l’Église. Léon XIV y fait d’ailleurs explicitement référence dans son tout premier discours aux cardinaux où il explique le choix de son nom (10 mai 2025) : « Il y a plusieurs raisons, mais principalement parce que le Pape Léon XIII, avec l’encyclique historique Rerum novarum, a abordé la question sociale dans le contexte de la première grande révolution industrielle ; et aujourd’hui l’Église offre à tous son héritage de doctrine sociale pour répondre à une autre révolution industrielle et aux développements de l’intelligence artificielle, qui posent de nouveaux défis pour la défense de la dignité humaine, de la justice et du travail. »
Or, cette dimension sociale du magistère de Léon XIII ne peut être isolée car elle fait système avec les autres orientations de son pontificat. Il y a en effet un projet léonin très cohérent et bien structuré. Léon XIII est le pape qui, prenant lucidement acte de la fin de la chrétienté d’Ancien Régime, a su promouvoir les principes et les modalités d’un nouveau mode de présence de l’Église dans les sociétés modernes. La grâce chrétienne ne détruisant pas la nature humaine mais la supposant, la guérissant et la promouvant, la lumière commune de la raison naturelle dans l’ordre théorique et la loi naturelle dans l’ordre pratique constituent pour lui les nouvelles interfaces entre l’Église catholique et le monde contemporain.
Dans ce contexte, il est significatif qu’une des toutes premières encycliques de Léon XIII ait été Aeterni Patris (1879), « sur la restauration de la philosophie chrétienne dans les écoles catholiques selon l’esprit du Docteur Angélique saint Thomas d’Aquin ». Léon XIII est en effet persuadé que les « idées » ne sont pas de simples superstructures – l’écume volatile d’une mer agitée par les courants plus profonds de l’économie ou de la politique – mais qu’elles mènent le monde ou, en tout cas, y jouent un rôle déterminant. « La cause des maux qui nous accablent, écrit-il dans Aeterni Patris, comme de ceux qui nous menacent, consiste en ce que des opinions erronées sur les choses divines et humaines se sont peu à peu insinuées dans des écoles des philosophes, d’où jadis elles sortirent, dans tous les rangs de la société et sont arrivées à se faire accepter d’un très grand nombre d’esprits. » Les désordres moraux et sociaux que dénonce Rerum novarum ont des racines intellectuelles. Il importe donc de les comprendre, de les critiquer et de proposer une vision alternative des choses puisée dans le patrimoine de la sagesse chrétienne. Il faut se garder de séparer ce que Dieu a uni : la doctrine et la praxis. Il n’y a pas à choisir entre Rerum novarum et Aeterni Patris.
L’évangélisation de l’intelligence
Avant Léon XIII, tout au long du XIXe siècle, la pensée catholique, exsangue, s’était mise à la remorque de philosophies de rencontre, plus ou moins conciliables avec la foi (cartésianisme, ontologisme, traditionalisme, spiritualisme…). Aeterni Patris réagit contre cet éclectisme. Léon XIII veut promouvoir une manière proprement chrétienne de philosopher en accord avec la foi. C’est à partir de ses propres sources, c’est-à-dire de l’Écriture sainte – dont Léon XIII disait qu’elle « doit devenir pour ainsi dire l’âme de la théologie » (Providentissimus Deus) –, de la tradition patristique et du patrimoine séculaire de la philosophie chrétienne, dont saint Thomas d’Aquin est le témoin majeur, que l’Église doit relever les immenses défis intellectuels et culturels de cette époque : la défense de la rationalité de la foi chrétienne, un développement des sciences en harmonie avec la foi, la consolidation des principes fondamentaux de l’ordre politique et social, au-delà de la question des formes particulières de gouvernement.
La place reconnue par Léon XIII à la dimension proprement intellectuelle de la mission de l’Église trouve des échos dans la grande encyclique Fides et ratio (1998) de saint Jean-Paul II, qui voit en Aeterni Patris « un pas d’une réelle portée historique pour la vie de l’Église » et rappelle combien « la pensée philosophique a une grande importance dans le développement des cultures et dans l’orientation des comportements personnels et sociaux ». On sait aussi le rôle clé que la question des rapports entre foi et raison joue dans le Magistère de Benoît XVI.
La référence de Léon XIV à Léon XIII est-elle le signe que ce chantier de l’évangélisation de l’intelligence, passé au second plan, redevient une priorité ? Évaluer les cultures contemporaines à l’aune des principes philosophiques qui les inspirent, discerner leur part d’ombre et leur part de vérité à la lumière des principes de la sagesse chrétienne, promouvoir, spécialement dans la formation des clercs, un patrimoine philosophique et théologique commun capable de surmonter la dérive actuelle du pluralisme légitime vers une archipélisation des théologies, voilà autant de défis qu’un pontificat pleinement « léonin » ne peut négliger. Whisful thinking ?
par le père SERGE-THOMAS BONINO, OP
Serge-Thomas Bonino, dominicain, est président de l’Académie pontificale de saint Thomas d’Aquin (fondée par Léon XIII).
© La Nef n° 381 Juin 2025