Dès ses premiers mots sur le balcon de Saint-Pierre, le 8 mai, Léon XIV s’est dit « fils de saint Augustin ». Le pape est-il augustinien et qu’est-ce que cela signifie ?
Beaucoup a déjà été dit sur les liens entre Léon XIV et l’évêque d’Hippone. De son appartenance à l’ordre de Saint-Augustin, fondé sur la Regula augustinienne – brève série de recommandations, inspirées de la première Église décrite dans les Actes des Apôtres et suffisamment souples pour avoir structuré des ordres aussi divers que les dominicains, les chanoines réguliers ou les assomptionistes – à sa devise in illo Uno unum (1) et à son blason portant le cœur brûlant associé à saint Augustin par l’iconographie, en passant, enfin, par la formule « pour vous, je suis évêque, avec vous, je suis chrétien » (2), authentique feuille de route pour le successeur de Pierre, adressée par Augustin aux fidèles d’Hippone au jour anniversaire de son ordination épiscopale, ce qui n’a évidemment rien d’une coïncidence. Mais tout cela reste, à nos yeux, un peu à la surface des choses ou, pour le dire en termes augustiniens, dans une forme d’extériorité. Il faut, pour le comprendre, revenir un instant à ce qui relie et différencie Léon XIV de son grand prédécesseur augustinien, Benoît XVI, pour qui Augustin fut non seulement un maître, mais un « grand ami ».
Or, qu’a dit le nouveau pape au soir de son élection ? « Je suis un fils de saint Augustin. » Fils et non disciple. La distinction est d’importance. Elle guidera notre examen de l’augustinianisme de Léon XIV. De son propre aveu, celui qui était encore le cardinal Robert Francis Prevost regrettait de n’avoir pas eu assez de temps pour lire et étudier Augustin (à la différence de Joseph Ratzinger qui lui consacra sa première thèse, plusieurs articles érudits et nombre de sermons). Le lien, réel et profond, qui unit Léon XIV et Augustin est donc moins intellectuel que spirituel et, osons-le dire, charnel. Il s’est en effet d’abord manifesté par le langage du corps – cette actio qui est, dans la rhétorique classique brillamment enseignée par Augustin jusqu’à son ordination, l’ultime étape pour l’orateur, grâce à laquelle le discours atteint son triple objectif : instruire (docere), plaire (placere) et émouvoir (movere). Tout logos s’achève dans un movere ad agendum : dit autrement, un discours qui ne met pas en mouvement son destinataire en l’arrachant à ses certitudes et son confort manque tout simplement sa cible (3). Le moins que l’on puisse dire, c’est que Léon XIV, lors de son apparition à la loggia de Saint-Pierre, n’est pas passé à côté de la cible : la liesse populaire, soutenue par une allégresse perceptible jusque chez les cardinaux-électeurs, venait saluer un ethos au moins autant qu’un logos.
Homme de douceur, et serviteur
« De la douceur avant toute chose »… L’antienne de Verlaine sied à merveille à cet homme du nouveau monde, doux et humble de cœur (Mt 11, 29), bon pasteur (Jn 10, 14), zélateur fervent de l’unité des hommes entre eux et avec Dieu, homme de paix avant tout, dont l’amour irradie le regard et le sourire. Or, tous ces traits sont bel et bien augustiniens, sur un plan théologique cette fois. Cela suppose de passer, selon la formule de Maurice Blondel dans Histoire et dogme, de l’implicite vécu à l’explicite connu, ou encore, selon une distinction augustinienne, des signa aux res, des signes aux réalités qu’elles font connaître. Ce qui a manqué, selon nous, dans les commentaires apportés à l’inspiration augustinienne du pape, c’est une plongée dans les textes mêmes de saint Augustin pour éclairer et préciser quelques traits majeurs de cette filiation.
« La paix soit avec vous tous ! » Cette première parole, prononcée en italien, vient de la bouche même du Christ lorsqu’il apparaît à ses disciples, claquemurés derrière des portes closes, tout éclatant de sa Résurrection. Vicaire du Christ, Léon XIV l’est de part en part. Et c’est de là qu’il convient de repartir tant cette christologie implicite doit à l’évêque d’Hippone, lui qui, tout juste désigné pour cette charge, confesse le sentiment ambivalent qui l’habite, conscience de son indignité et obéissance à l’appel du Christ : « atterré par mes péchés et la masse pesante de ma misère, j’avais, en mon cœur, agité et ourdi le projet de fuir dans la solitude ; mais tu m’en as empêché et tu m’as fortifié par ces paroles : “Voici pourquoi le Christ est mort pour tous : c’est pour que ceux qui vivent ne vivent plus pour eux, mais pour celui qui est mort pour eux” […]. Celui qui [m’a racheté de son sang], c’est lui qui est l’objet de mes pensées, c’est lui qui est ma nourriture et ma boisson, c’est lui qui est la richesse que je dispense. C’est de lui que je veux me rassasier, au cœur de ma pauvreté, en compagnie de ceux qui s’en nourrissent et s’en rassasient : “Et ils loueront le Seigneur, ceux qui le cherchent” » (4).
Le pape s’est confié dans les mêmes termes aux cardinaux : « Vous êtes […] les plus proches collaborateurs du pape, et c’est pour moi un grand réconfort dans l’acceptation d’un fardeau qui est manifestement bien au-delà de mes forces, comme de celles de n’importe qui d’autre » ; ou encore : « le pape, depuis saint Pierre jusqu’à moi, son indigne successeur, est un humble serviteur de Dieu et de ses frères, et rien d’autre. » À la suite de saint Paul, pour Léon comme pour Augustin, « vivre, c’est le Christ », et cette charge d’évêque, qui pèse comme un fardeau léger sur leurs épaules, les configure au Christ Seigneur et serviteur. Servus Dei. C’est l’état de vie embrassé par Augustin durant la courte période qui sépara son ordination presbytérale de l’accession à l’épiscopat. Entouré de ses plus proches amis, il avait en effet requis de son évêque, Valerius, la permission de mener une vie de style monastique, empreinte de prière, de silence, et de communion avec ses frères. Servus Dei. Comment Léon ne se reconnaîtrait-il pas dans cette désignation, lui qui a reçu la dignité de Serviteur des serviteurs de Dieu ?
L’homme d’une paix venue du Christ
Homme de paix, Léon l’est au plus haut point, ne serait-ce qu’en raison de l’insistance qu’il a mise dans ses premiers discours à étendre à tous les hommes cette paix venue directement du Christ. Allons plus loin. Cette paix, qu’Augustin définit comme « la tranquillité dans l’ordre » (5), Léon l’a caractérisée par deux adjectifs qui n’ont rien d’accessoire. Elle est, dit-il, « désarmée et désarmante ». Faire taire le fracas des armes et des dissensions intestines, en se présentant à mains nues face aux bêtes sauvages comme Ignace d’Antioche donné en modèle par le pape dans sa première messe, telle est la mission qu’Augustin assigne, dans l’Afrique du Ve siècle traversée par les schismes et les hérésies, à l’Église une et sainte – bien que toujours en chemin, in via, vers la Patrie, autre image caractéristique de sa prédication et reprise par le pape Léon XIV. Paix et service, paix et amour : ainsi peut-on préciser les contours de son ethos pontifical présent et à venir. Témoin d’un amour qui le précède et le dépasse, Léon peut dire avec saint Augustin : « tu as frappé mon cœur de ton verbe et je t’ai aimé » (6). Se sachant inconditionnellement aimé par celui qui l’appelle à trouver en lui son repos et lui donne l’assurance que « le mal ne prévaudra pas », il annonce comme Augustin aux chrétiens et à tous les hommes de bonne volonté qu’ils sont, chacun, « dans la main de Dieu », puisqu’ils ont été, avant même leur conception, voulus par Dieu, afin que leur existence ne manquât pas à la Création, selon cette belle méditation de saint Augustin : « Avant même que je fusse, toi tu étais ; je ne méritais pas que tu m’accordes l’être ; et voici que je suis […]. C’est la plénitude de ta bonté qui donne à [chacun] de subsister, afin qu’un bien qui ne serait ni utile, ni égal à toi, ne fût pas pourtant privé d’être, puisqu’il pouvait être fait par toi » (7). Une même gratitude envers les dons de Dieu, à commencer par l’existence de chaque créature, habite certainement le pape ; il se pourrait même qu’elle soit le secret de sa joie.
Juliette de Dieuleveult
(1) Voir le Commentaire sur le psaume 127.
(2) Sermon 340, 1.
(3) « Quand on enseigne ce qu’il faut faire et que l’on enseigne pour qu’on le fasse, c’est en vain qu’on persuade de la vérité de ce que l’on dit […] si la connaissance acquise ne conduit pas à l’action. Il faut donc que l’orateur ecclésiastique […], non seulement enseigne pour instruire et plaise pour captiver, mais encore émeuve pour vaincre » (Enseigner le christianisme IV, 29).
(4) Confessions X, 70.
(5) La Cité de Dieu XIX, 2.
(6) Confessions X, 8.
(7) Confessions XIII, 1-2.
Juliette de Dieuleveult est normalienne, agrégée de Lettres Modernes, docteur en théologie et en études latines et auteur de Saint Augustin autrement (Parole et Silence, 2024).
© LA NEF n°381 Juin 2025