Emmanuel Macron s’est rendu le 5 mai dernier à la Grande Loge de France, une première pour un président en exercice. Un tel déplacement n’est pas anodin. Décryptage.
Jamais président de la République n’aura autant honoré les francs-maçons. François Hollande avait été le premier président à visiter officiellement le Grand Orient de France en 2016. Forte de 54 000 membres, la première obédience maçonnique de France est traditionnellement enracinée à gauche. Emmanuel Macron a réitéré l’exercice en 2023 mais l’a élargi, fait nouveau, à la Grande Loge de France, deuxième obédience française avec 32 000 membres, de tradition déiste, où il s’est rendu le 5 mai dernier, une première pour un président en exercice.
Devant les « frères » de la Grande Loge, Emmanuel Macron a souligné l’étroite imbrication de l’esprit républicain et de la franc-maçonnerie : « le dialogue entre la République et la franc-maçonnerie est une conversation polie par des siècles de combat, par la communion de pensée et par une connivence qui n’a rien d’un complot. » L’occasion de rendre hommage aux francs-maçons qui ont œuvré en faveur de la légalisation de l’avortement, au premier rang desquels Pierre Simon, ancien Grand Maître de la Grande Loge de France.
L’influence des francs-maçons
Puis il a reconnu le rôle actuel des francs-maçons en faveur de la légalisation de l’euthanasie : « la franc-maçonnerie est aux avant-postes de la bataille, la bataille qui importe si nous voulons façonner le siècle pour le bien de l’humanité… Je vous le dis ici, soyez-en fiers ! » Car l’euthanasie est d’abord, pour ses promoteurs, une position philosophique visant à donner à l’homme toute maîtrise sur la mort comme sur la vie, « la dernière liberté » à conquérir selon les termes de François de Closets (1), qui serait le pendant de l’avortement, permettant ainsi à l’homme de contrôler le début et la fin de vie. C’est ce que salue le Président : « Que les francs-maçons portent cette ambition de faire de l’homme la mesure du monde, le libre acteur de sa vie, de la naissance à la mort, qui peut s’en étonner ? Pour ma part, je m’en félicite. »
Sur le fond, Emmanuel Macron ne veut envisager l’euthanasie que sous l’angle du moindre mal, à l’exclusion de toute autre considération morale : « Le débat résolument ne peut être réduit à la question de savoir si on est pour la vie ou contre la vie, ou si, d’un côté, il y aurait un humanisme qui voudrait le traitement et, de l’autre, l’abandon à la mort, simplement. Non… Et j’ai peur que, parfois, dans nos débats, les choses se précipitent, qui oublient l’épaisseur et la grande difficulté, parfois, aussi, de simplement penser le moindre mal. Car face à certaines situations, il n’y a plus le bien d’un côté et le mal de l’autre, mais simplement à choisir, dans des situations concrètes, dans la solitude de celui qui a à mourir, de sa famille, de son médecin, le chemin singulier qui respecte à chaque instant la dignité de chacun. » Pourtant, la doctrine du moindre mal ne peut précisément pas s’appliquer en face d’un mal absolu, la suppression d’une vie humaine innocente ne pouvant jamais être mise en balance avec un mal plus important au nom duquel il serait licite de donner la mort.
Enfin, comme naguère devant les « frères » du Grand Orient, Emmanuel Macron a évoqué la laïcité, à l’approche du 120e anniversaire de la loi de 1905. Affirmant que « la France laïque est la fille naturelle de la République » dans une formule inversée à celle selon laquelle « la France est la fille aînée de l’Église », il met en garde contre deux tentations contraires : « Prenons garde à ce titre, au piège que préparent ceux qui voudraient faire de la loi de 1905 une lecture identitaire sous prétexte de laïciser la société, dans le seul but de s’attaquer à des religions ou croyances, en particulier au nom de leur prétendue incompatibilité avec les valeurs de la République. » La droite en général et Bruno Retailleau en particulier sont visés dans leur tentation supposée d’utiliser la laïcité pour lutter contre l’influence politique et sociale de l’islam. Une tentative qui serait d’ailleurs vouée à l’échec si elle n’était pas accompagnée, sur le long terme, d’un réarmement spirituel et culturel de notre nation. Car on ne répond jamais à une menace identitaire par le vide spirituel.
Or, c’est précisément ce réarmement spirituel et culturel qui constituerait selon Emmanuel Macron le deuxième écueil d’une laïcité mal comprise : « Gardons-nous tout autant de ceux qui entendent faire de la laïcité un instrument de repentance contre la République… La loi de séparation nous protège de tous ceux qui prétendent inscrire dans la Constitution des prescriptions à vocation identitaire au nom d’une lecture univoque du passé. » Ici, sont visés tous ceux qui entendraient réenraciner nos institutions dans leur identité culturelle, au besoin en inscrivant les racines chrétiennes de la France dans la constitution pour réconcilier notre pays avec son histoire, sa foi et ses mœurs.
Le président conclut de la sorte : « Ainsi sommes-nous fidèles à l’enseignement d’Aristide Briand : la loi doit protéger la foi aussi longtemps que la foi ne prétendra pas dire la loi. » Une formule à mettre en parallèle avec son discours devant les évêques de France aux Bernardins, en avril 2018, où il avait salué la voix portée par l’Église dans le débat public en soulignant toutefois « qu’elle ne peut être injonctive », manière de délégitimer toute parole ecclésiale qui viendrait critiquer les dérives éthiques du gouvernement. La fin de son discours prend la forme et le ton d’une exhortation missionnaire : « Je vous demande d’être les ambassadeurs […] de la laïcité… Soyez les vigies de cette grande loi de 1905, contre ceux qui veulent l’effacer, la trahir ou la détourner. »
Église et franc-maçonnerie
Son propos a le mérite de la clarté et permet de mieux comprendre pourquoi l’Église continue d’interdire aux catholiques de devenir francs-maçons. Depuis le pape Clément XII en 1738 jusqu’à François en 2023, en passant par Benoît XIV, Pie VII, Léon XII, Pie VIII, Grégoire XVI, Pie IX, Léon XIII et Jean-Paul II, la position de l’Église demeure inchangée concernant la franc-maçonnerie et elle se fonde sur trois éléments :
- 1. Le relativisme doctrinal, c’est-à-dire la volonté de n’admettre aucune vérité extérieure à l’homme, que ce soit sur un plan naturel ou surnaturel. Ni loi naturelle, ni Révélation chrétienne pourrait être la devise des francs-maçons pour qui la raison subjective est l’unique étalon de mesure : « Ils nient que Dieu soit l’auteur d’aucune révélation. Pour eux, en dehors de ce que peut comprendre la raison humaine, il n’y a ni dogme religieux, ni vérité, ni maître en la parole de qui, au nom de son mandat officiel d’enseignement, on doive avoir foi », affirme Léon XIII dans Humanum Genus (1884).
- 2. Le combat contre la civilisation chrétienne : quelle que soit l’obédience maçonnique, les francs-maçons entendent combattre l’influence sociale et politique du christianisme, notamment dans les institutions et les mœurs, même si cette dimension est plus présente au Grand Orient qu’à la Grande Loge. Voilà pourquoi ils sont si attachés à la laïcité dont ils ont une vision intransigeante, voire sectaire. Ils revendiquent d’ailleurs hautement les luttes anticléricales menées par leurs aînés sous la IIIe République.
- 3. Enfin, le culte du secret, les rites initiatiques et autres pratiques ésotériques forment une résurgence moderne de la gnose, hérésie des premiers temps de l’Église qui réservait la connaissance à un petit groupe d’initiés. L’inverse du christianisme où aucune vérité n’est cachée.
C’est désormais une habitude de compter la franc-maçonnerie au rang des interlocuteurs légitimes des pouvoirs publics, en tant que représentants des grandes traditions spirituelles et philosophiques de France, au même titre que les représentants des religions. Cela explique qu’ils soient régulièrement auditionnés par les parlementaires dans le cadre des projets de loi dits sociétaux. Mais compte tenu de leur désir d’influencer la société et de leur fonctionnement secret, ne serait-il pas plus juste de les considérer comme des lobbyistes et de les obliger à s’enregistrer comme représentants d’intérêt devant la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) avec toutes les obligations déontologiques qui en découlent ? Quand un ancien dignitaire maçonnique affirme que 35 % des parlementaires seraient membres de la Fraternelle (2), cette mesure n’est malheureusement pas pour demain…
Benoît Dumoulin
(1) Membre du comité d’honneur de l’Association pour le Droit à Mourir dans la Dignité (ADMD), François de Closets a publié en 2001 La dernière liberté, plaidoyer pour le droit de chacun à décider de sa fin de vie (Fayard).
(2) Fondée par Henri Caillavet, la Fraternelle parlementaire réunit des parlementaires francs-maçons de diverses obédiences afin de peser sur les institutions et les lois.
© LA NEF n°382 Juillet-Août 2025