Mgr David Macaire, dominicain de la province de Toulouse, est archevêque de la Martinique depuis 2015. La publication de son livre, Libres propos sur l’Église, avec le père Christian Venard, a été l’occasion d’échanger avec lui : un entretien chaleureux et franc, sans « langue de buis » ; nous l’en remercions vivement.
La Nef – Dix ans d’épiscopat : quel bilan en tirez-vous ? Et cela a-t-il changé votre regard sur l’Église ? Cesse-t-on d’être dominicain quand on devient évêque ?
Mgr David Macaire – On ne cesse pas d’être dominicain quand on devient évêque. On l’est même un peu plus. D’abord parce que c’est au nom de l’obéissance qu’on est évêque. Jamais, le vœu d’obéissance que j’ai prononcé jadis au couvent de Marseille en 1995, n’a été aussi présent dans ma vie que pendant ces dix ans. Je reconnais que j’ai eu une vie (enfance, adolescence, vie professionnelle, vie religieuse) relativement idyllique. J’étais très conscient comme dominicain que j’étais en train de « manger mon pain blanc » dans la vie conventuelle et qu’un jour je devrais sacrifier ce bonheur. Avouons-le franchement… l’épiscopat est, d’une certaine façon, la pire chose qui me soit arrivée. Mais il faut bien que l’Église demande ce sacrifice à certains !
Oui, mon regard a changé sur l’Église et sur le clergé. Je suis à la fois bien plus conscient de l’action de l’Esprit Saint dans l’Église, plus clairvoyant sur les faiblesses humaines de l’institution et totalement admiratif de ces hommes qui assument aujourd’hui la mission sacerdotale séculière, prêtres ou évêques. C’est là une forme singulière de martyre. On y risque sa vie (comme dans tous les martyres) mais on y risque aussi « sa peau », c’est-à-dire son équilibre psychologique, spirituel et même moral !
En termes de bilan, c’est difficile à dire. C’est vaste. J’ai davantage la certitude que l’Église est belle et détient les clés du Salut de ce monde. Elle est un phare pour la génération présente, les individus, les familles, les communautés… Mais elle reste parfois traversée par les fumées de Satan (comme l’a dit saint Paul VI) qui profite de la pusillanimité de ses membres, de ses divisions idiotes et de l’immaturité de certaines de ces structures.
Vous avez écrit un livre avec le père Christian Venard, Libres propos sur l’Église : pourquoi ce livre ?
Rien d’autre au départ qu’une franche discussion fraternelle sur l’arrière-boutique de la vie pastorale. Deux amis, l’un prêtre, l’autre évêque qui, se retrouvant soudain plus éloignés qu’auparavant (l’un à Monaco et l’autre en Martinique), refont le monde et l’Église « à coups de mails ». Puis à la demande d’un éditeur, ayant eu vent des échanges, et l’aide d’un journaliste, se prennent à converser de façon plus systématique sur des « sujets brûlants ». Je pense que jusqu’à la fin de la rédaction nous avons l’un et l’autre eu le sentiment que la publication de nos échanges était une forme d’indiscrétion. C’est un vrai échange qui n’avait nullement l’intention de donner des leçons mais d’ouvrir la réflexion et le dialogue. Il faut le prendre comme tel.
Le titre parle de « libres propos » : est-il difficile, quand on est évêque, d’avoir une parole libre ?
Oui. C’est difficile. Et je m’en explique dans le livre. Nous avons eu, le P. Venard et moi, un long échange sur la communication dans lequel, pour ma part, je détaille les obstacles qui se dressent devant les évêques : caractère éphémère et frivole des nouveaux moyens de communication, dimension nationale, voire internationale des prises de position, risque de « gaffer », besoin d’être soutenu dans sa solitude et, surtout, les divisions idéologiques des catholiques qui ont pris l’habitude moderniste de juger leurs pasteurs plutôt que de les suivre. C’est pourquoi on édulcore nos propos sur des sujets comme la politique, les mutations religieuses et sociétales, la culture ou même la liturgie. Faute de moyens, de compétences en communication et de soutien d’une base éparpillée, les pasteurs de l’Église restent volontairement inaudibles, en tout cas le plus confidentiels possible.
Vous avez dans votre livre de beaux passages sur les « prêtres en souffrance » : n’y a-t-il pas une crise de la paternité dans l’Église, comme celle qui sévit dans la société civile ?
Évidemment. Notez que c’est une crise de l’autorité et du service en général dans toute la société occidentale. Les médecins, les enseignants, les avocats, les gendarmes ou policiers, les journalistes et, surtout, les responsables politiques connaissent la même crise que le clergé séculier (je dis « séculier » car je ne crois pas que le problème se pose en termes similaires dans les ordres religieux). Tous ces grands corps de services sont confrontés aux mêmes mutations de l’univers impitoyable de la société postmoderne décadente.
Ceux qui ont évacué Dieu de la société ont érigé l’Homme en divinité despotique. L’échec sanglant des humanismes athées du XXe siècle a engendré aujourd’hui un individu fondamentalement narcissique qui n’a que des droits et aucun devoir ni aucun respect. Et puis la crise des abus a fait perdre au clergé une partie de son autorité basée sur sa notoriété qui est un des outils de sa mission. L’un dans l’autre… ce n’est pas facile. Mais je reste persuadé qu’il y a là une purification de l’Église et de ses membres. Un recentrement non pas sur notre « bonne réputation » et notre exemplarité comme argument de l’Évangile, mais sur le martyre de notre pauvreté au nom de Jésus-Christ. Nous regimbons contre l’aiguillon, mais nous n’avons plus le choix !
On a l’impression que la Conférence des Évêques de France a du mal à sortir de la crise des abus : comment revenir à la priorité qui devrait être l’évangélisation dans un monde qui ne connaît plus Dieu ?
C’est peut-être difficile à comprendre de l’extérieur, mais ces dernières années, la Conférence des évêques de France n’a pensé qu’à l’évangélisation. Le souci des « agents pastoraux », comme disait le pape François, c’est-à-dire les prêtres, d’abord, mais aussi les innombrables religieux et laïcs investis corps et âme dans la mission quotidienne de l’Église, n’a jamais quitté nos réflexions. Mais ce qui a animé nos responsables et, finalement, nos assemblées, était le souci de régler au mieux cette « facture » que la génération précédente nous avait laissée. Analyser le phénomène, établir des process, mettre en place des structures, etc.
Si nous n’avions pas fait ce travail, comment l’Église de la fin des années 2020 pourrait-elle être missionnaire face aux défis cruciaux qui l’attendent : expansion conquérante d’autres religions, action vindicative des milieux athées, contamination insidieuse de la culture par le wokisme, croissance du paganisme par étouffement progressif des questions religieuses, cri de tant de malheureux ? Quel opprobre subirions-nous, si, en plus de la honte d’avoir laissé des loups infiltrer l’étable, nous avions laissé à d’autres (journalistes, juges, etc.) le travail de régler ce problème dans notre institution ? Il fallait le faire. J’en sais gré, entre autres, à Mgr de Moulins-Beaufort qui nous a conduits sur ce chemin. Maintenant, tout en restant très vigilants grâce aux structures mises en place, nous pouvons passer à autre chose.
La situation actuelle apparaît paradoxale : les mouvements les plus traditionnels dans l’Église se développent et attirent des jeunes, mais les autorités semblent vouloir les contenir : pourquoi ?
Chacun y va de sa petite analyse. Pour ma part, je crois que nous avons collectivement raté « le moment Benoît XVI » (selon le titre de Phillipe Levillain) notamment sur la question liturgique. Benoît XVI, comme le cardinal Robert Sarah, était bien conscient d’une part des dérives de la mise en œuvre liturgique du Novus Ordo et, plus que de la mauvaise volonté, surtout de l’indigence du personnel liturgique.
Le temps des idéologues soixante-huitards (tous formés et baignés du Vetus Ordo, ne l’oublions pas !) est passé. Ceux-là, par revanche, ont déconstruit sciemment la liturgie et ont été les pires ennemis du Novus Ordo dont ils se faisaient les chantres. Au moment de Benoît XVI, le temps des prêtres de ma génération était venu. Et, franchement, nous avons vu comme une opportunité « l’enrichissement » mutuel des deux formes du rite latin voulu par le pape et son cardinal préfet. Les mauvaises habitudes sont difficiles à contrebalancer mais le travail était en cours : des prêtres issus des milieux et communautés tradis consentaient à concélébrer dans les messes importantes et à célébrer dans le Novus Ordo (dans une forme que ce rite permet tout à fait). Les façons de célébrer, l’usage du latin, l’orientation de l’autel, la pratique du silence s’installaient sans peine là où c’était nécessaire. Certaines paroisses proposaient les deux formes du rite dans une même communauté et les fidèles s’unissaient sans peine dans des œuvres communes.
Par contre, un certain nombre de « tradis », au lieu d’entrer dans une logique « d’enrichissement mutuel » n’ont pas toujours profité du moment Benoît XVI et de sa générosité, pour chercher l’union. Renforçant plutôt leur position, certains ont ignoré, notamment, la demande expresse du pape Ratzinger de ne pas refuser de célébrer le Novus Ordo.
La révocation de Summorum Pontificum par Traditionis Custodes est venue mettre fin à ce mouvement inabouti par mauvaise volonté. On a opposé les deux papes. Mais leur intention était la même : l’unité liturgique de l’Église romaine. Il faut reconnaître que les fidèles et les pasteurs qui ne portent franchement pas cette intention ont « gagné ». C’est une situation douloureuse. Je ne sais pas comment on pourra s’en sortir si chacun ne révise pas sa copie. Personne, cela dit, ne doit oublier qu’il y a un purgatoire.
Comment voyez-vous l’avenir du catholicisme, tout particulièrement dans notre France fort peu chrétienne ?
Le Catéchisme de l’Église catholique soutient que, dans sa destinée ultime, « l’Église doit passer par une épreuve finale qui ébranlera la foi de nombreux croyants, que la persécution qui accompagne son pèlerinage sur la terre se dévoilera sous la forme d’une imposture religieuse apportant aux hommes une solution apparente à leurs problèmes au prix de l’apostasie de la vérité. Et que l’Église n’entrera dans la gloire du Royaume qu’à travers cette ultime Pâque où elle suivra son Seigneur dans sa mort et sa Résurrection. Le Royaume ne s’accomplira donc pas par un triomphe historique de l’Église selon un progrès ascendant mais par une victoire de Dieu sur le déchaînement ultime du mal qui fera descendre du Ciel son Épouse » (n. 675-677). Ça a le mérite d’être clair.
Cependant avant cela, je crois que notre Église est déjà victorieuse. Malgré notre sentiment de citadelle assiégée, et même si on peut se rappeler l’effondrement de grandes chrétientés comme celle qui exista jadis en Afrique du Nord avant les invasions arabes, ou encore de la puissante chrétienté du Québec ou de l’Europe, je n’ai pas peur pour l’Église. Selon ce que Talleyrand aurait affirmé à Napoléon : « Vous ne pouvez détruire l’Église : cela fait des siècles que les prêtres s’y essaient et n’y sont pas arrivés. » Dans une société en pleine tempête infestée de requins, même la pire banquise est un gîte hospitalier… voire une île verdoyante. L’Église sera toujours le rivage du salut.
Quel bilan ou quel regard portez-vous sur le pontificat du pape François ? Qu’en retenez-vous principalement ?
Je ne crois pas qu’un catholique puisse juger l’œuvre d’un pape comme on juge le bilan d’un homme politique. Indépendamment de la personnalité de celui qui est pape, n’est-ce pas l’Esprit qui conduit l’Église ? Maintenant on peut avoir un regard sur la manière et sur le déroulement de l’histoire. Ce qui est certain, c’est que la « petite barque ballotée à tout vent » a trouvé en François un capitaine qui savait où il allait. François nous a donné l’exemple d’un pasteur décomplexé sans crainte du qu’en-dira-t-on. Très ouvert aux personnes et très ferme sur les questions morales. On se souvient de sa position sur l’avortement. Personnellement, je retiens de François les trois encycliques très originales (pour ne pas dire prophétiques) de Evangelii Gaudium, Laudato Si et de Dilexit Nos : un guide pastoral, un guide social, un guide spirituel, chacun plein de bon sens et d’acuité.
L’Église a maintenant un nouveau pape : comment voyez-vous ce nouveau pontificat qui s’ouvre à nous ? Qu’en espérez-vous ?
Tout. Je ne doute pas un instant que le pape d’hier était celui dont hier avait besoin et que le pape d’aujourd’hui est celui que Dieu veut pour aujourd’hui. L’arrivée de Léon XIV est une grande joie, un véritable apaisement. Il ne faut pas oublier que le pape François est arrivé, dans un contexte difficile. Les violentes attaques externes d’une part et les agissements, en interne, de certains membres de la Curie, avaient été si violents que son prédécesseur, préférant se retirer, avait souhaité qu’un plus jeune prenne les choses en main. François avec son style de jésuite argentin de la vieille école a fait bouger les lignes. Nul doute que Léon XIV, avec un style a priori plus tranquille, va permettre d’inscrire en profondeur les réformes nécessaires et continuer à remettre l’Église au centre du village. L’Esprit Saint a plus d’un tour dans son sac.
Propos recueillis par Christophe Geffroy
- David Macaire et Christian Venard, Libres propos sur l’Église. Évêque et prêtre en dialogue sur les questions brûlantes, Artège, 2025, 234 pages, 19,90 €.
© LA NEF n°382 Juillet-Août 2025