E.-A. Beauregard ©DR

Entretien avec Etienne-Alexandre Beauregard : l’effondrement d’un monde

Étienne-Alexandre Beauregard est, à 24 ans, un jeune et brillant intellectuel québécois qui vient de publier son premier livre en France, dans lequel il analyse les raisons de l’effondrement de la civilisation occidentale. Nous l’avons rencontré lors de son passage à Paris.Méfiance envers les gens ordinaires et hostilité envers la normalité, vision de la liberté qui n’est plus un idéal positif d’épanouissement, mais un « droit de retrait », crise de la nation et du commun, mérites et dérives du populisme, possibilité d’un renouveau conservateur autour du bien commun : autant de thèmes que nous abordons ici avec lui. Nous l’avons rencontré lors de son passage à Paris.

La Nef – Pourquoi parler d’« anti-civilisation », qu’entendez-vous par là ?
Étienne-Alexandre Beauregard – Le sociologue Norbert Elias décrit la civilisation comme une dynamique dans laquelle les individus apprennent à réfréner leurs pulsions antisociales au profit d’une loi commune, qui leur assure paix et sécurité. Ce processus résume les derniers siècles de l’histoire occidentale, qui ont vu émerger des sociétés plus prospères, paisibles et unies que jamais. Néanmoins, dans la seconde moitié du XXe siècle, on constate que cette dynamique ralentit, voire s’inverse, dans ce que je qualifie de processus « d’anti-civilisation ». Désormais, les pulsions et les particularismes s’expriment toujours plus librement, au risque de mettre en péril le socle civilisationnel patiemment construit dans le passé.

Comment s’est installée la méfiance envers les « gens ordinaires », et en quoi cela a-t-il provoqué une dérive individualiste « drapée d’un faux antifascisme » ? En quoi la famille en a-t-elle été la première victime ?
La perception contemporaine des normes dépend souvent de celle que l’on a des « gens ordinaires » et de la figure majoritaire qu’ils incarnent. Dans l’imaginaire démocratique, ils sont traditionnellement valorisés, car l’idée même de démocratie repose sur la confiance dans le fait que le peuple est légitime et apte à se gouverner lui-même. Néanmoins, l’expérience totalitaire, et ses crimes perpétrés au nom du peuple, mais non par lui, ont mis cette confiance à l’épreuve. À partir de l’idée fausse que le totalitarisme nazi aurait été un excès de la majorité, alors qu’il était réellement une dictature, la conscience occidentale s’en méfie désormais.
Chez des penseurs proches de l’École de Francfort comme Theodor Adorno ou Wilhelm Reich, le fascisme est reformulé comme le résultat d’une « personnalité autoritaire » ou d’une « psychologie de masse », qui trouverait ses racines dans la famille traditionnelle, institution qui engendrerait le conformisme et par conséquent la répression des individualités. Alors que le conservatisme d’Edmund Burke louangeait ces little platoons qui constituent notre premier foyer d’appartenance et de responsabilité, ces penseurs révolutionnaires y voient au contraire un obstacle à leur projet de transformation sociale.

Vous vous arrêtez sur les travaux d’Hannah Arendt sur la « banalité du mal » à propos du procès Eichmann : que reprochez-vous à sa thèse, et comment la reliez-vous à la situation actuelle ?
Rappelons d’abord les faits : Eichmann, l’un des architectes de la Shoah, est retrouvé après la guerre et poursuivi pour ses crimes. Devant le jury, il se présente comme un bureaucrate apolitique, qui n’aurait qu’obéi aux ordres, à l’image de l’éthique du devoir alors dominante. Néanmoins, cela ne reflète pas la réalité, car il avait amplement démontré son adhésion à l’idéologie nazie par le passé, et il sera condamné. Comme philosophe, Arendt y voit néanmoins une question passionnante : dans une société structurellement viciée comme l’Allemagne nazie, l’obéissance que l’on associe généralement à la poursuite du bien a plutôt engendré le mal. Et si, plutôt qu’être le produit de la tentation et de la transgression, le mal pouvait s’avérer banal, et être reproduit à grande échelle en raison de notre préjugé favorable au respect des règles ? Admettons que le questionnement est passionnant sur le plan philosophique ! Par contre, le généraliser et le sortir du contexte précis d’un État totalitaire nourrit une certaine « vulgate contre-culturelle ». Si le mal est banal, si le conformisme peut engendrer le nazisme, alors est-ce que la transgression serait l’attribut du juste et du bien ?

Le traumatisme totalitaire, écrivez-vous, a entraîné une nouvelle façon de penser la liberté : quelle est cette nouvelle approche de la liberté et quelles conséquences cela a-t-il eu ?
Le philosophe Isaiah Berlin décrit la liberté comme nous la concevons aujourd’hui comme une liberté « négative », au sens où elle s’exerce avant tout contre les normes et les institutions dans lesquelles s’inscrit l’individu. Ce n’est pas un idéal positif d’épanouissement, mais plutôt un « droit de retrait », comme le dirait le philosophe du droit Ronald Dworkin, qui permet de s’extraire des contraintes et des responsabilités inhérentes aux structures collectives comme la famille, la communauté et la nation. La cohésion sociale en est durement affaiblie, car elle repose sur l’adhésion des citoyens à ces institutions, et à leur capacité à créer du sens et de l’appartenance. Cela n’est plus possible si l’on y adhère seulement « à la carte ».

Comment la cohésion sociale est-elle sapée par le « nouveau conformisme de la différence », hostile à la « normalité » ?
Le discours contemporain sur la liberté négative est porteur de l’illusion selon laquelle il serait possible de vivre dans une société sans normes, où chacun vivrait comme il le souhaite, sans aucune pression structurelle pour agir d’une manière ou d’une autre. Cette vision atomiste ne passe pas le test de la réalité, dans la mesure où l’être humain est éminemment influençable, et où l’État fait toujours la promotion d’une vision du bien par ce qu’il interdit…ou ce qu’il permet. En valorisant la différenciation culturellement, mais aussi institutionnellement via une « politique de la reconnaissance » des identités minoritaires, il existe désormais un incitatif à passer par l’excentricité pour se valoriser et gagner en prestige social. À ce moment, la culture n’est plus neutre à l’endroit des identités, elle encourage structurellement à se dissocier de la norme pour atteindre un certain statut. C’est le fondement de la contre-culture, qui se construit avant tout sur l’opposition à « l’ordre établi »…alors qu’ironiquement elle occupe dé­sormais cette position dominante.

Qu’est-ce que la vision actuelle de « l’authenticité » et quelles conséquences sociales a-t-elle, notamment dans l’abolition de la distinction des sphères privée et publique ?
Une certaine conception de l’authenticité, notamment théorisée par Charles Taylor, reproduit la dynamique d’opposition de la liberté négative à l’endroit de la culture dans laquelle s’inscrit l’individu. Pour Taylor, « je ne dois pas modeler ma vie sur les exigences du conformisme extérieur » parce qu’il « existe une certaine façon d’être humain qui est ma façon », que je « ne puis trouver qu’en moi ». Cette conception porte en elle un paradoxe, dans la mesure où une identité communautaire ou culturelle n’est jamais purement individuelle, elle se rattache toujours à une entité collective. Ainsi, le « droit individuel » à l’expression identitaire engendre des conséquences dans la sphère publique, c’est immanquable.
Quand il implique des demandes d’accommodements ou des changements législatifs, le particularisme déborde de la sphère privée pour s’imposer dans la sphère publique, remettant en cause la séparation entre les deux sphères. Surtout, cette porosité démontre que la matrice libérale des droits n’est pas le bon outil pour arbitrer les enjeux identitaires. En ces matières, on ne peut échapper au débat démocratique sur ce qui est souhaitable pour la collectivité, dans la mesure où cette reconnaissance implique des conséquences pour tout le corps social.

Comment analysez-vous la crise de la nation aujourd’hui ?
Malheureusement, la nation subit présentement la contre-culture et les forces d’éclatement qui nourrissent la méfiance envers les institutions qui dépassent l’individualité. Alors qu’elle représente un formidable acquis civilisationnel, qui permet de transcender le tribalisme pour nourrir la confiance et l’appartenance commune entre de parfaits inconnus, on la dépeint trop souvent comme une structure d’oppression nuisible aux minorités. Au contraire, sans appartenance commune, pas d’État-providence ni de politiques de solidarité qui reposent sur l’idée d’accepter de payer pour ses concitoyens les plus vulnérables au nom de ce que nous partageons. Ceux qui souhaitent déconstruire la nation au nom des marges devraient y penser à deux fois, car sans ce trait d’union qui rassemble le centre et la marge, on pourrait basculer dans une dynamique d’affrontement dont elles seraient les principales perdantes.

Comment Marcuse a-t-il redéployé la matrice marxiste contre la norme majoritaire, au profit des minorités ?
L’Homme unidimensionnel d’Herbert Marcuse, paru en 1964, recèle en lui de nombreuses clés pour comprendre le logiciel du progressisme contemporain. Face à l’émergence de l’État-providence et d’une classe moyenne majoritaire satisfaite de sa condition sociale, Marcuse se demande comment sauver la pensée révolutionnaire. Il regrette en quelque sorte cette démocratisation de la prospérité, car il tient davantage à la pensée critique qu’à la condition ouvrière. Cherchant un prolétariat de substitution qui constitue « la contradiction vivante de la société établie », il jette son dévolu sur les minorités identitaires, et pose les bases de la stratégie dite intersectionnelle en envisageant la gauche comme une coalition « négative », rassemblant tous ceux qui ne se retrouvent pas dans les normes établies. Cette idée en germe depuis le milieu du XXe siècle est progressivement devenue l’alpha et l’oméga de la gauche politique.

Comment a été brisée l’homogénéité du corps social, entraînant une fracture entre le peuple et une classe dominante qui s’estime mieux savoir ce qui est bon pour tous ?
Il serait présomptueux d’affirmer qu’il a déjà existé une véritable homogénéité dans les corps sociaux en Occident, dans la mesure où la différence entre les classes sociales représente une réalité indépassable. Néanmoins, la démocratisation de l’enseignement supérieur a entraîné dans les trente dernières années une nouvelle structure de classes, entre le tiers des citoyens qui a fréquenté l’université et les deux tiers qui exercent des métiers qui ne l’exigent pas. La taille importante de cette nouvelle classe, et la socialisation particulière qu’elle traverse, lui infuse des valeurs propres, celles d’un libéralisme progressiste méfiant envers les structures traditionnelles. Alors que cette classe monopolise les postes décisionnels, que ce soit au gouvernement, dans les universités ou dans les médias, elle en vient à penser en vase clos, et à oublier les classes moyennes et populaires, qui conservent un attachement à la nation et à certaines normes sociales qu’elle tient pour acquises. Dans cette déconnexion, on trouve les racines de la révolte populiste que nous traversons présentement.

Comment comprendre le populisme aujourd’hui ? Et quels aspects positifs et quelles dérives porte-t-il en lui-même ? Le populisme est-il capable de créer une « contre-élite » pour exercer les responsabilités ?
Le populisme contemporain repose fondamentalement sur la déconnexion croissante entre une élite universitaire progressiste et des classes populaires plus patriotes et conservatrices. À droite, il a certainement eu le mérite de permettre une prise de conscience, et de faire réaliser aux partis institutionnels qu’ils devaient adapter leur message à l’époque, notamment au moyen d’une ligne plus sociale et d’une plus grande insistance sur les enjeux culturels. Cependant, l’opposition de principe entre le peuple et les élites porte en lui la possibilité d’une dérive stérile qui ne ferait qu’accentuer la crise actuelle plutôt que de la résorber. Dans des démocraties représentatives comme les nôtres, il y aura toujours des représentants et des représentés, des gens qui évoluent dans les institutions de pouvoir et d’autres qui n’y ont pas accès. Plutôt qu’un moment révolutionnaire qui abolirait cette différence, tâchons plutôt de penser la complémentarité entre ces classes, surtout via l’émergence d’une élite consciente de ses responsabilités envers la majorité. C’est le vieux principe de « noblesse oblige » ! Je ne crois pas qu’une telle élite ait émergé jusqu’à maintenant, mais ce sera indispensable pour sortir de la crise que traverse l’Occident.

Vous défendez en conclusion de votre livre « un conservatisme axé sur le bien commun et la reconstruction d’une société cohérente autour de la figure de la nation » : pourriez-vous nous expliquer votre idée, et comment la mettre en œuvre ?
Foncièrement, il s’agit pour la droite de reconnaître qu’elle n’a plus les mêmes objectifs qu’hier, quand elle luttait avant tout contre le communisme. Considérant la crise de la cohésion actuelle, le conservatisme doit d’abord et avant tout reconstruire le socle civilisationnel et national qui permet l’expression de la liberté, et sans lequel nos sociétés se délitent. Cela implique d’abord d’assumer à nouveau le rôle de l’État comme « entrepreneur de normes », selon le principe aristotélicien qui veut que la loi doive éduquer à la vertu. Il s’agit aussi de renforcer les « petites patries » qui donnent du sens à notre existence et qui protègent de la précarité et de l’isolement, comme la famille, les écoles et les associations. Finalement, sur le plan économique, le renforcement de la classe moyenne, qui s’identifie économiquement et culturellement à la nation, constitue aussi une condition pour des sociétés plus stables et cohérentes. Voyons-y une ligne politique qui s’articule autour de l’idée de bien commun, soit ce qui rassemble collectivement les citoyens, mais aussi le bien des « communs » au sens des plus vulnérables.

Propos recueillis par Christophe et Élisabeth Geffroy

  • Étienne-Alexandre Beauregard, Anti-civilisation. Pourquoi nos sociétés s’effondrent de l’intérieur, Préface de Mathieu Bock-Côté, La Cité, 2025, 364 pages, 22 €.

© La Nef n° 385 Novembre 2025