Cardinal John Henry Newman (photo de 1865)

Newman, le Docteur de la conscience : sa compréhension de la primauté de la conscience

Newman a été déclaré le 1er novembre dernier « Docteur de la conscience ». La question de la primauté de la conscience est en effet centrale dans sa réflexion théologique. Explications.

La vie et l’œuvre de Newman pourraient à juste titre être considérées comme « un vaste commentaire sur la conscience », écrivait Ratzinger. Sa vie : d’une part, les investigations du Mouvement d’Oxford en général se ramenaient à « un effort pour ramener l’Église à la conscience d’elle-même » (M. Nédoncelle), et Newman perçut la « tradition » justement comme la « conscience de l’Église », soit son identité fondamentale à travers le développement dogmatique ; d’autre part, au dire de saint John Henry lui-même, les impératifs de sa conscience se sont trouvés au cœur de la conversion à l’Église catholique qu’il comprit être divine, la conscience étant ici ce qui s’imposait à lui comme vérité, alors même que personne n’avait « une opinion plus défavorable que lui sur l’état des catholiques [de son temps] » ! Son œuvre : Newman étudie thématiquement la question de la conscience comme telle. C’est cet aspect que nous nous proposons de présenter ici, à partir de la fameuse Lettre au Duc de Norfolk (1875).

La Lettre au Duc de Norfolk

Rappelons le contexte de cette Lettre. En 1874, Gladstone, ancien premier ministre de Grande-Bretagne, fit paraître un article aux accents pamphlétaires et au titre évocateur : « Les décrets du Vatican et le loyalisme civil des catholiques ». L’encyclique Quanta cura, du 8 décembre 1864, à laquelle le Syllabus avait été joint, le concile du Vatican, en 1870, définissant la juridiction universelle et l’infaillibilité doctrinale du pape, le rejet par les députés catholiques d’Irlande d’un projet de loi sur l’Université (rejet qui avait entraîné la chute du gouvernement) : autant de motifs, pour Gladstone, de faire grief aux catholiques anglais d’une « double allégeance » ; ceux-ci seraient, en conscience, déterminés par une puissance étrangère : Rome. Newman répondit à Gladstone par la Lettre au Duc de Norfolk qui est une véritable hymne à la conscience. Pour Newman, les catholiques (anglais) ne se déterminent qu’en fonction de leur conscience, laquelle est la « Voix de Dieu » qui parle en chacun.

Le magistère et la conscience

Il convenait d’abord que notre saint réhabilitât la conscience dont les droits semblaient avoir été condamnés par le magistère. Pie IX, dans son encyclique Quanta cura, n’avait-il pas repris les termes de Grégoire XVI, dans Mirari vos (15 août 1822), lequel faisait découler « de [la] source empoisonnée de l’indifférentisme […] cette maxime fausse et absurde, ou plutôt ce délire, qu’il faut procurer et garantir à chacun la liberté de conscience » ? Grégoire XVI niait qu’il faille reconnaître « la liberté de conscience et de culte » comme « un droit propre à chaque homme ». Newman mit en œuvre des principes d’interprétation théologique qui s’avèrent encore pertinents pour résoudre les contradictions apparentes entre certains actes de Vatican II et le magistère antérieur, notamment l’opposition qu’il y aurait entre la liberté religieuse promue par le concile et cette liberté de culte rejetée par Grégoire XVI et Pie IX. Notre auteur tient qu’« on a cru que [les papes] s’étaient prononcés contre la conscience dans le sens profond du terme ; en réalité, c’est contre des sens erronés, philosophiques ou populaires, qu’ils se sont élevés ». Les papes en question visaient la conception promue par le journal L’Avenir, de Lamennais, qui requerrait de l’Église qu’à travers la « totale séparation » avec l’État, elle renonçât à des alliances forcément compromettantes, de sorte qu’une « liberté entière, absolue, d’opinion, de doctrine, de conscience et de culte » soit accordée à tous et que la royauté temporelle du Christ advienne par la force inhérente à la vérité. Le « délire » susmentionné se situait dans cette conception d’une liberté de la conscience fondée sur une approche purement positiviste d’un État en effet indifférentiste. Mais, précise, Newman, « on ne verra jamais un pape […] porter atteinte à la doctrine très grave du droit et du devoir d’obéir à l’autorité divine s’exprimant par la Voix de la conscience ». Le théologien anglais renvoie ici à la sentence d’Innocent III : « Quiconque agit contre la conscience, édifie pour la géhenne ! », à tel point qu’on est aussi tenu de suivre sa conscience même quand celle-ci est erronée, devoir certes assorti de celui, corrélatif, de former sa conscience.

La conscience, premier vicaire du Christ

Mais, outre sa distinction entre le devoir de suivre sa conscience « dans le sens profond du terme » et la liberté licencieuse d’une conscience auto-justificative, voici l’apport spécifique de Newman : le magistère ne peut s’opposer à la conscience car « en vérité, c’est sur cette Voix de la conscience que l’Église elle-même est fondée. Si le pape se prononçait contre la conscience, il se suiciderait, il ferait crouler le sol sous ses pieds. Il n’a pas d’autre mission que de proclamer la loi morale. […] En droit comme en fait, son autorité repose sur l’autorité sacrée de la conscience ». Newman va encore plus loin en attribuant à la conscience les prérogatives du pape : « La conscience est le premier de tous les vicaires du Christ. Elle est le prophète qui nous révèle la vérité, le roi qui nous impose ses ordres, le prêtre qui nous anathématise et nous bénit. » On reconnaît ici les trois charges confiées à l’Église : enseigner, régir spirituellement et sanctifier, fonctions que Newman assigne volontiers à la conscience. Il n’est pas anodin que, quatre années après la définition de la primauté romaine, Newman conférera la primauté… à la conscien­ce, « premier de tous les vicaires du Christ » ! La conscience est le fondement de l’autorité ecclésiale car c’est « le sens universel du bien et du mal, les sentiments de la faute, de la contrition et de la pénitence, tous les principes premiers enfoncés profondément au cœur des hommes [qui] ont assis le pape sur son siège ».
Notons que Hans Urs von Balthasar développera cette ecclésiologie de la conscience en présentant une autorité ecclésiale qui, loin de procéder par mode d’impératifs catégoriques arbitraires réclamant une adhésion de type volontariste, abonde dans le sens de la conscience de l’homme.
Inversement, il appartient à l’autorité ecclésiale d’être garante de la conscience : « La défense de la loi morale et de la conscience est la raison d’être du pape. » Newman sait bien que le sens moral est « si subtil, si capricieux, si facilement détourné, obscurci, perverti, il est si délicat à manier, si marqué par l’éducation, par l’orgueil ou par la passion ; il est si partial et d’un équilibre si peu assuré » qu’il « devient le plus ardu et le plus obscur des guides ». Les interventions magistérielles dans le domaine de l’éthique n’ont d’autre objet que celui de rectifier les consciences en ce qu’elles ont pu être corrompues par le péché.

La conscience, voix de Dieu

On a relevé l’expression, s’agissant de la conscience, de « la Voix de Dieu ». Newman s’en était expliqué dans La grammaire de l’assentiment (1870). La conscience telle qu’elle ressort ici n’est pas la conscience psychologique, par exemple celle du cogito, ni la conscience purement morale qui discerne entre le bien et le mal, mais, selon Nédoncelle, une conscience « éthico-religieuse » en raison du « sens du devoir par l’injonction que [la conscience] donne pour accomplir le bien et par la sanction qu’elle inflige au cœur de l’individu » (Jean Honoré) à travers le sentiment de culpabilité. Newman affirme que cette injonction/sanction est « l’écho d’une voix, impérieuse, pressante, unique ». C’est dire que la conscience, pour lui, n’implique aucun repli narcissique du sujet sur lui-même mais permet de découvrir, au cœur de l’intériorité, « ce je ne sais quoi » qui est la Réalité transcendante.

J. Ratzinger, qui avait parfaitement saisi l’enracinement augustinien de la conception newmanienne, percevait ainsi un niveau ontologique de la conscience, avant même l’acte du jugement de la conscience. Ce premier niveau est « une mémoire originelle du bien et du vrai » infusée en nous, « une tendance intime de l’être de l’homme, fait à l’image de Dieu, vers ce qui est conforme à Dieu ». Cette « anamnèse », par laquelle « depuis sa racine, l’être ressent une harmonie avec certaines choses et se trouve en contradiction avec d’autres » est un « sens intérieur, une capacité de reconnaissance, de telle manière que celui qu’elle interpelle, s’il n’est pas intérieurement replié sur lui-même, est capable d’en reconnaître l’écho en lui ».
Nous comprenons dès lors que le toast dans la Lettre au Duc de Norfolk n’était pas qu’une simple boutade : « Si, après un dîner, j’étais obligé de porter un toast religieux – ce qui évidemment ne se fait pas –, je boirais à la santé du pape, croyez-le bien, mais à la conscience d’abord, et ensuite au pape ! »

Chanoine Christian Gouyaud

  • John-Henri Newman, Lettre au Duc de Norfolk, textes newmaniens publiés par L. Bouyer et M. Nédoncelle, intr., trad. et notes par B.-D. Dupuy, vol. VII, Desclée de Brouwer, 1970.
  • J. Ratzinger, « Conscience et vérité ». Exposé à l’intention des évêques américains lors d’une réunion à Dallas au printemps 1991 in J. Ratzinger, La communion de Foi** Discerner et agir, Parole et Silence/Communio, 2009, p. 187-206.

La conscience selon Newman – Extraits choisis

« La loi divine est la règle de la vérité morale, la mesure du bien et du mal. Elle a une autorité souveraine, irrévocable, absolue pour les hommes comme pour les anges. […] “La loi naturelle, dit saint Thomas, est une impression en nous de la lumière divine, une participation de la créature raisonnable à la loi éternelle.” Cette loi, en tant qu’elle est appréhendée par des esprits humains individuels, nous l’appelons la conscience. Bien qu’elle se réfracte différemment en traversant chaque intelligence, elle n’est pas déformée au point de perdre sa qualité de loi divine ; elle possède encore comme telle un droit à être obéie » (p. 237).

« Cette loi (divine) règle notre conduite par le moyen de notre conscience. Il n’est donc jamais permis d’agir contre notre conscience. […] La conscience [est] la Voix de Dieu ; tandis que partout à présent il est de mise d’affirmer qu’il faut chercher la source de la conscience dans l’homme lui-même » (p. 238).

La conscience « est la messagère de Celui qui, dans le monde de la nature comme dans celui de la grâce, nous parle à travers le voile, nous instruit et nous gouverne, par ses représentants [les autorités de l’Église]. La conscience est le premier de tous les vicaires du Christ. Elle est le prophète qui nous révèle la vérité, le roi qui nous impose ses ordres, le prêtre qui nous anathématise et nous bénit » (p. 240).

Aujourd’hui, pour nos contemporains, la conscience est devenue le « droit de parler, d’écrire et d’agir selon leur avis ou leur humeur sans se soucier le moins du monde de Dieu ». Or, « si la conscience a des droits, c’est parce qu’elle implique des devoirs. Mais de nos jours, dans l’esprit du grand nombre, les droits et la liberté de conscience ne servent qu’à dispenser de la conscience » (p. 241-242).

Extraits de John Henry Newman, Lettre au Duc de Norfolk (1874) et correspondance relative à l’infaillibilité (1865-1875), Desclée de Brouwer, 1970.