Une nouvelle biographie de Marthe Robin – La vraie vie de Marthe Robin, de François de Muizon – est l’occasion de faire le point sur la controverse née dans le prolongement de son procès en canonisation ouvert en 1986. Exposé des diverses positions en présence.
Marthe Robin naît le 13 mars 1902 dans la Drôme, au hameau des Moïlles, lieu-dit « la Plaine », dépendance de Châteauneuf-de-Galaure, village de 1200 habitants à l’époque. Ses parents, Joseph-Michel Robin et Amélie-Célestine Chosson, mariés en 1889, exploitent une ferme de 13 hectares. Marthe est la dernière enfant d’une fratrie composée de cinq filles et un garçon. Les parents sont catholiques mais pratiquent peu. Marthe reçoit une éducation chrétienne minimale.
À l’âge de 16 ans, commencent pour Marthe des problèmes de santé qui n’iront qu’en s’aggravant, avec des périodes de rémission. Maux de tête, douleurs oculaires, vomissements, paralysie partielle, pertes temporaires de vision. À la fin de 1918, on la croit perdue et elle reçoit le sacrement des malades. Une rémission partielle a lieu en 1921. Toutefois, dès cette époque, elle ne marche qu’avec des béquilles et, en 1923, elle fait une cure à Saint-Péray en Ardèche qui ne donne rien. En 1927, après une grave hémorragie digestive, elle reçoit de nouveau l’extrême-onction. C’est à cette époque que commencent pour Marthe les premières apparitions : Thérèse de Lisieux (1927), le Christ (1928), la Vierge (1929). En 1929, la paralysie des quatre membres devient complète, les jambes se replient sous elle, les talons sont posés sur le haut des cuisses, et Marthe restera alitée jusqu’à sa mort.
Dès 1928, elle a pour directeur spirituel le curé de la paroisse, l’abbé Léon Faure, qui après un moment de scepticisme, la prend au sérieux. La même année, après une mission menée dans sa paroisse par deux franciscains, elle entre dans le tiers-ordre franciscain.
En 1930, elle ne peut plus avaler de nourriture solide, et presque plus de liquide. Depuis cette époque, personne n’a vu Marthe prendre la moindre nourriture à part l’Eucharistie qu’elle absorbe sans déglutir. Les premiers stigmates de la Passion apparaissent cette année-là et dès l’année suivante et jusqu’à la fin de sa vie, Marthe revit chaque vendredi la Passion du Christ. Dès 1932, elle déclare ne plus dormir.
À partir de là, Marthe Robin reçoit de nombreux visiteurs dans sa chambre qu’elle conseille, notamment sur leur vocation religieuse ou sur leur choix de vie. Elle entretient également une nombreuse correspondance, en usant de secrétaires à qui elle dicte son courrier. À la suite d’une correspondance avec Émilie Blanck (1875-1960), directrice de l’Œuvre de propagande du Sacré-Cœur de Lyon, Marthe conçoit le projet de fonder des « Foyers de Charité », lieux où vivent des laïcs, hommes et femmes (consacrés dans le célibat ou mariés) qui mettent en commun leurs biens. Chaque foyer est constitué autour d’un prêtre qui en est le responsable.
En 1936 apparaît dans la vie de Marthe, un personnage clé : le père Georges Finet, prêtre lyonnais qui devient son directeur spirituel à sa demande expresse et le restera jusqu’à sa mort. Dans son ouvrage, François de Muizon dresse un portrait assez contrasté, mais plutôt sombre, du père Finet. Ce dernier est d’une activité débordante et le développement des Foyer de Charité lui doit beaucoup ; mais de nature exaltée, il voit le surnaturel et l’action du diable partout, arrange les paroles de Marthe à sa sauce, sans approbation de cette dernière, et n’écoute aucun avis. C’est apparemment à lui que l’on doit un certain nombre de prédictions de Marthe qui ne se réaliseront pas, ainsi que la réputation de cette dernière à « lire dans les consciences » (1).
En 1939, Marthe perd presque entièrement la vue et devient hypersensible à la lumière ce qui l’oblige à vivre dans une quasi-obscurité. À certains moments, son corps est agité de soubresauts violents que Marthe attribue à l’action du Démon.
En 1940, la mère de Marthe, qui s’occupait de sa fille et dormait dans la même chambre qu’elle, décède. Le père Finet éloigne alors la famille de Marthe et choisit deux personnes de confiance pour s’occuper de cette dernière.
En 1942, intervient le seul examen médical de Marthe, à la demande de l’évêque de Valence, Mgr Pic, qui s’intéresse à son cas. Cette expertise conclut que Marthe ne simule pas sa maladie. Les médecins constatent la présence de sang sur le visage sans lésion sur la peau et dont l’origine est inexpliquée. Un examen complémentaire pour vérifier le mode d’apparition de ce sang, la perte de la vue et l’inédie (2) est programmé fin 1942, mais n’aura jamais lieu, du fait de l’invasion de la zone libre par les Allemands en novembre 1942.
En 1949, une proposition d’examen du docteur Assailly restera sans réponse. Un dernier examen médical, programmé pour mars 1981, ne se fera pas, du fait de la mort de Marthe, intervenue entre-temps. De ce fait, l’inédie et les signes de stigmatisation ne seront jamais scientifiquement constatés.
Dès 1936 est fondé le premier Foyer de Charité à Châteauneuf-de-Galaure, à l’initiative de Marthe et du père Finet. Désormais et jusqu’à sa mort, la vie de Marthe est rythmée par les fondations successives des Foyers, les visiteurs toujours plus nombreux, et ses Passions chaque vendredi. François de Muizon ne cache pas que le développement des Foyers ne va pas sans poser des problèmes. La trop grande liberté laissée aux responsables des Foyers engendre des abus de diverses natures. Le vide juridique provoque une crise de croissance dans les années 1977-1980, certains souhaitant que les Foyers prennent un statut d’ordre religieux classique et intriguant pour évincer le père Finet. Marthe est tenue dans l’ignorance de ces intrigues qui n’aboutissent pas. Le père Finet gardera la direction des Foyers jusqu’à sa mort.
Marthe meurt en 1981 dans des circonstances étranges. Le père Finet la retrouve au sol, perpendiculaire à son lit, des chaussons aux pieds. L’expertise médicale post-mortem montre que le visage de Marthe est recouvert de sang frais, mais ce sang ne fera l’objet d’aucune analyse.
Procès en béatification et controverse
Marthe Robin étant morte en odeur de sainteté, il est logique qu’un procès en canonisation s’ouvre dès 1986. Le postulateur est le père Jacques Ravanel, fondateur et responsable du Foyer de Charité de la Flatière. En 1988, Mgr Marchand, évêque de Valence, sollicite le père Conrad De Meester pour étudier l’ensemble des manuscrits laissés par Marthe à sa mort. Il s’agit de son courrier, de son journal et du récit de La Passion du Christ rédigé selon les visions qu’elle a eues lors de ses Passions du vendredi.
C’est à partir de là que la controverse va naître. Circonscrite, dans un premier temps, au petit cercle de ceux qui sont impliqués dans l’enquête liée à la procédure de canonisation, elle devient publique lors de la parution de deux ouvrages : en 2006, la Vie de Marthe Robin (Saint-Léger Éditions) du père Bernard Peyrous, qui a remplacé le père Ravanel comme postulateur de la cause en 1996 ; et surtout, en 2020, l’ouvrage posthume du père Conrad De Meester, La Fraude mystique de Marthe Robin (Cerf).
Le père Bernard Peyrous, influencé par diverses expertises médicales et psychiatriques postérieures à la mort de Marthe, ainsi que par le rapport du père De Meester auquel il cherche à répondre, défend dans son ouvrage, l’idée que Marthe Robin est avant tout une grande malade à la fois du point de vue physique et psychique, mais que sa vie spirituelle est sincère et authentique. Certains phénomènes mystiques s’expliquent par sa maladie, et les autres n’ont pas de réalité factuelle. C’est le père Finet qui est largement responsable de la transformation de Marthe en mystique stigmatisée. Toutefois, la sainteté d’une vie chrétienne ne dépendant pas de la réalité ou non de phénomènes surnaturels, Marthe a vécu les vertus chrétiennes à un niveau héroïque. Pour lui, Marthe est sainte, sans être une mystique authentique.
Le père Conrad De Meester est beaucoup plus sévère dans son jugement sur Marthe. En étudiant les écrits de Marthe, il constate un très grand nombre d’emprunts à des mystiques connus (sainte Catherine-Emmerich, Madeleine Semer, bienheureuse Dina Belanger, sainte Véronique Giuliani…), tous ses emprunts étant présentés par Marthe comme reflétant sa propre expérience spirituelle. Certains de ces emprunts sont issus d’ouvrages publiés en français dans les années 1930/35. Or une expertise graphologique réalisée en 1990 montre qu’un grand nombre de ces écrits ont été rédigés de la main même de Marthe, ce qui est contradictoire avec sa tétraplégie constatée dès 1929. L’expertise montre d’autre part que Marthe rédige les textes de La Passion et son courrier avec pas moins de cinq types d’écriture différents. Pour le père De Meester, c’est pour faire croire à l’existence de plusieurs secrétaires différents. Pour lui, Marthe est une mystificatrice et sa mort s’explique ainsi : n’étant pas paralysée des bras, elle se rend la nuit dans la cuisine pour se nourrir et le soir de sa mort, n’ayant pas la force de remonter dans son lit, elle meurt à son pied. Pour lui, elle n’est ni mystique, ni sainte.
Avant et après la publication de ses ouvrages, de nombreux auteurs, certains ayant bien connu Marthe, ont défendu, non seulement la sainteté de sa vie, mais l’authenticité des manifestations surnaturelles la concernant. François de Muizon est l’un d’eux et dans son ouvrage, il n’évite aucune difficulté et cherche loyalement à y répondre, souvent de façon convaincante. Il reproche au père Peyrous un parti pris hostile au surnaturel afin de faciliter le traitement du dossier de canonisation, ce dernier pouvant être fortement ralenti par l’examen de la véracité et de l’origine, surnaturel ou non, des phénomènes mystiques entourant la vie de Marthe. Il fait remarquer que personne n’a vu Marthe se nourrir en cinquante ans, ni se déplacer (à part deux témoignages ambigus). Il explique la mort de Marthe par une mise en scène du père Finet souhaitant faire croire à une action démoniaque dans la mort de celle-ci (3). Contre la thèse du père De Meester, les défenseurs de Marthe disent que, vivant la même réalité spirituelle que les mystiques dont elle s’inspire et douée d’une excellente mémoire, il est naturel qu’elle s’exprime avec les mêmes expressions qu’eux sans penser à mal. Au sujet des écrits que Marthe a rédigés elle-même postérieurement à 1929, ils mettent en avant une autre expertise graphologique, celle de Florence Witkoswki, qui conclut que les cahiers La Passion ne sont pas rédigés de la main de Marthe, mais bien par des secrétaires non identifiés. Bref, pour eux, Marthe est à la fois sainte et mystique.
Quel bilan aujourd’hui ?
La procédure de canonisation a abouti à une reconnaissance de l’héroïcité des vertus de Marthe en 2014 et elle est toujours officiellement en cours en vue d’une éventuelle béatification.
Pour conclure, on peut – je pense – faire quelques remarques complémentaires.
Tout le monde ou presque s’accorde à souligner le rôle intempestif, voire néfaste, du père Finet, dans la vie et la réputation de Marthe. Un certain nombre de déclarations qu’on attribue à Marthe doivent être mises au compte du père Finet seul.
Les tenants de la thèse qui nie la réalité des phénomènes mystiques ont quand même du mal à convaincre que Marthe a pu se nourrir clandestinement en allant à la cuisine nuitamment, se traînant sur le sol à l’aide de ses bras, durant 50 ans sans que jamais personne ne la surprenne.
De leur côté, les tenants d’une Marthe sainte et mystique authentique peinent à convaincre que Marthe n’a pas rédigé de sa main les cahiers de La Passion : à la suite de celle de Mme Witkoswki deux autres expertises graphologiques ont été réalisées et sont venues confirmer la rédaction des cahiers de la main même de Marthe (4).
Joachim Bouflet, qui a beaucoup écrit sur les phénomènes mystiques vrais ou faux, attire notre attention sur un cas qui présente beaucoup de similitudes avec celui de Marthe : celui de Mollie Fancher (1848-1916), chrétienne convaincue de confession baptiste. Cette dernière était aveugle, n’absorbait presque plus aucune nourriture, tétraplégique avec des jambes repliées sous elles, mais avec le pouce et l’index de la main droite conservant une relative mobilité ; elle ne dormait jamais et, durant la nuit, quatre personnalités distinctes se manifestaient en elle, donnant quatre types d’écriture différents de celle de son état normal. Dans son cas, ces phénomènes ont été contrôlés par de nombreux médecins (5).
Dans ces conditions, il me parait important de rappeler que la prudence est une vertu chrétienne, et que, dans une telle controverse où bien des mystères demeurent et où tous les intervenants sont a priori de bonne foi, c’est la charité qui doit présider au débat en attendant une décision de l’Église qui a ce jour n’a pas encore eu lieu.
Bruno Massy de La Chesneraye
(1) Après sa mort, de nombreux témoignages de femmes ayant subi de sa part des attouchements à caractères sexuels et des gestes déplacés ont entaché sa réputation.
(2) L’inédie est l’absence totale de prise de nourriture et de boisson.
(3) Cf. p. 364-365 de son livre sur le mécanisme psychologique ayant poussé le père Finet à cette mise en scène.
(4) Le détail de ces quatre expertises est donné par Joachim Bouflet, Marthe Robin. Le verdict, p. 213-214.
(5) Cf. Joachim Bouflet, ibid., p. 199-201.
Bibliographie sommaire
+ Jean Guitton, Portrait de Marthe Robin, Grasset, 1985.
+ Bernard Peyrous, Vie de Marthe Robin, Éditions de l’Emmanuel/Éditions Foyer de Charité, 2006 ; Le vrai visage de Marthe Robin, CLD Éditions, 2021.
+ Jacques Ravanel, Le secret de Marthe Robin, Presses de la Renaissance, 2008.
+ Conrad De Meester, La Fraude mystique de Marthe Robin, Cerf, 2020.
+ Pierre Vignon, Marthe Robin en vérité, Artège, 2021.
+ Joachim Bouflet, Marthe Robin. Le verdict, Cerf, 2021.
+ François de Muizon, La vraie vie de Marthe Robin. Nouveaux témoignages et documents inédits du Vatican : 6 ans d’enquête sur la femme la plus mystérieuse et la plus controversée du XXe siècle, Saint-Léger éditions, 2025, 320 pages, 24 €.
© LA NEF n°386 Décembre 2025
La Nef Journal catholique indépendant