Diderot, dans son Paradoxe, développe l’idée subtile selon laquelle le comédien imite à la perfection les passions humaines sur les planches, c’est-à-dire dans le cadre d’un certain nombre de conventions culturelles et nationales, grâce à son insensibilité. Le comédien n’éprouve aucunement les joies ni les tourments qu’il présente à son public : « C’est un homme froid qui ne sent rien, mais qui figure supérieurement la sensibilité. » Son art, comme tout art, dans la conception classique, repose sur l’imitation, et l’on voit mal comment il imiterait bien les sentiments de son personnage s’il fallait qu’il fût à la merci des siens. L’étude et les exercices sur lesquels reposent la composition de ses rôles nécessitent au moins une mise entre parenthèses de sa sensibilité, s’il veut parfaire son imitation. Mais Diderot va plus loin. Il écrit, après avoir précisé que son dessein n’était pas de calomnier une profession qu’il aime et qu’il estime : « Dans le monde, lorsqu’ils ne sont pas bouffons, je les trouve polis, caustiques et froids, fastueux, dissipés, dissipateurs, intéressés, plus frappés de nos ridicules que touchés de nos maux ; d’un esprit assez rassis au spectacle d’un événement fâcheux, ou au récit d’une aventure pathétique ; isolés, vagabonds, à l’ordre des grands ; peu de mœurs, point d’amis, presque aucune de ces liaisons saintes et douces qui nous associent aux peines et aux plaisirs d’un autre qui partage les nôtres. » Et il ajoute un peu plus bas : « Jamais on ne se fit comédien par goût pour la vertu, par le désir d’être utile dans la société et de servir son pays ou sa famille, par aucun des motifs honnêtes qui pourraient entraîner un esprit droit, un cœur chaud, une âme sensible vers une aussi belle profession. » On peut estimer que Diderot ici demeure déterminé dans son jugement par le regard que portait une partie de l’Eglise sur le théâtre et sur les comédiens. Rappelons que l’art dramatique était condamné par certains théologiens (Pierre Nicole, par exemple) et que, sous l’Ancien Régime (et même un peu plus tard), il était impossible d’enterrer un comédien au cimetière sans qu’il eût renoncé à sa profession. A la fois adulés et honnis par la société, les comédiens présentaient des caractéristiques assez semblables à celles que René Girard reconnaissait dans ce qu’il appelait le bouc émissaire. N’oublions pas que les derniers sacrements furent refusés à Molière, faute de renonciation écrite.
Maintenant que l’on se prétend affranchi du carcan religieux et de sa pesanteur morale, l’idée ne viendrait à personne de reprocher aux acteurs ni aux réalisateurs de damner leur âme et de corrompre les spectateurs en présentant sur les écrans les passions dangereuses magnifiées par leur art. Cependant, il est très étonnant de voir à quel point, à mesure que la société française se dé-moralise (ou se dé-christianise, si l’on préfère), les acteurs s’affublent, à l’écran et, en leur nom, dans leurs déclarations publiques, d’une parure morale. Quel est donc le démon farceur qui s’est ingénié à mettre des sermons dans la bouche de ces imitateurs à la marge de la société ? Pourquoi faut-il que ces orfèvres de la menterie nous indiquent quel est le chemin de la Vertu ?
Le prêche de madame Binoche à la dernière cérémonie du Festival de Cannes en est une remarquable illustration. Non pas qu’il faille se concentrer sur cette figure du cinéma plus que sur aucune de celles qui l’écoutaient et la contemplaient cette année avec componction. Son discours ne vaut rien en lui-même. Il se distingue seulement par ce qui le rend conforme à tous ceux qui furent (et qui seront) prononcés lors de semblables cérémonies. L’actrice (celle-ci ou une autre) a charge d’âmes, elle s’engage, comme on dit désormais. Qu’on juge de sa prétention religieuse à la piété de ses vœux : « nous devons faire naître la douceur, transformer nos visions fragmentées en confiance, retrouver, guérir, guérir notre ignorance et lâcher nos peurs, notre égoïsme, changer, changer de cap, et, face à l’orgueil, redonner de… » — elle peine visiblement à prononcer le mot « humilité » —, ou à ses lamentations et à ses anathèmes : « Guerre, misère, dérèglement climatique, misogynie primaire, les démons de nos barbaries ne nous laissent aucun répit. » L’anticléricalisme, encore si largement répandu parmi le peuple de France, devrait se demander s’il y gagne au change. Est-il préférable que le sermon soit nourri par une longue tradition théologique, ou qu’il soit vomi par une fatrasie d’obsessions décadentes (inutile d’en gloser ici la liste) ? Souffre-t-on mieux que le sermon nous soit adressé, du haut d’une chaire, par un prêtre dont les faiblesses ne peuvent pas être envisagées sans nous rappeler le sublime de sa vocation et la rigueur de ses fonctions, ou qu’il nous soit jeté d’une scène par une histrionique madone dont les voiles blanchâtres couvrent d’une fallacieuse innocence son âme sans doute plus vérolée que le reste de l’humanité, à cause qu’aliénée par son image et corrompue par ses privilèges ? Si les homélies de certains clercs pouvaient sembler papelardes et vides, que dire aujourd’hui de celles de ces laïcs dont l’art consiste à jouer des rôles ? Quel anticlérical se peut véritablement, c’est-à-dire sincèrement, émouvoir devant cette comédie larmoyante ? Pourquoi diable faut-il que l’humilité, même avortée, même écorchée et crachée enfin comme un nœud de vipères, pourquoi faut-il que cette humilité nous soit rappelée par l’une de celles qui font fortune sur leur image ? En vérité, qu’on se le dise, une nation dont les comédiens sont devenus le clergé ne peut pas proposer autre chose à ses citoyens, esthétiquement, culturellement, moralement, pédagogiquement, politiquement, économiquement, socialement, sociétalement, militairement, sanitairement, etc., qu’une farce gigantale.
Jérémie Delsart
Jérémie Delsart est professeur de lettres dans le public et auteur du roman Le miracle de Théophile (Le Cherche-Midi, 2024), recensé par Henri Quantin dans La Nef n°370 de juin 2024.
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