la Grande Mosquée de Paris © Commons.wikimedia.org

Les tentatives de créer un « islam de France »

La question de l’« islam de France » est à nouveau posée par le président Macron qui a annoncé des propositions en la matière. Celles-ci pourraient être inspirées par Hakim El-Karoui, auteur remarqué du dernier rapport de l’Institut Montaigne, La fabrique de l’islamisme. Mais un « islam de France » est-il seulement possible ? Panorama de ce qui a déjà été fait en ce sens depuis près de trente ans.

Le 4 janvier 2018, recevant à l’Élysée les représentants des diverses religions pratiquées en France à l’occasion des vœux du Nouvel An, le président Emmanuel Macron a évoqué à l’adresse d’Ahmet Ogras, président du Conseil français du culte musulman (CFCM), la nécessité de réviser l’organisation de l’instance représentative de cette religion qui est aussi l’interlocuteur de l’État. « Nous devons avoir un travail sur la structuration de l’islam en France qui est la condition même pour que vous ne tombiez pas dans les rets des divisions de votre propre religion et de la crise qu’elle est en train de vivre sur le plan international. » Peu après, le chef de l’État laissait entendre qu’il ferait des propositions dans ce sens durant l’automne. Il prenait ainsi acte de la situation de crise chronique qui affecte le CFCM, conçu en 2002 au terme d’un processus complexe entamé dès 1989 et poursuivi par les gouvernements de droite et de gauche. Or, cet échec résulte de facteurs propres à l’islam mais aussi des ambiguïtés de la République française dans son approche du fait religieux.
En cherchant à doter l’islam d’une institution nationale, l’État prenait acte de l’enracinement dans l’Hexagone d’une partie croissante des immigrés musulmans, naturalisés ou non, situation entraînant des exigences cultuelles propres (mosquées, formation d’imams, organisation des fêtes, enseignement religieux, boucheries halal, etc.) dont il fallait négocier la satisfaction avec les pouvoirs publics. Cette évolution fut, au demeurant, favorisée par des dispositions législatives et réglementaires adoptées depuis la présidence de Valéry Giscard d’Estaing : élargissement du regroupement familial (décret du 29 avril 1976), droit pour les étrangers de créer des associations culturelles (loi du 9 juillet 1981), mesures complétées sous le deuxième mandat de François Mitterrand par la simplification de l’acquisition de la nationalité française à raison de la naissance ou de la résidence en France (loi du 22 juillet 1993). L’État renonçait ainsi à sa tradition assimilatrice des personnes sans pour autant faire cesser les influences étrangères, les encourageant même, en 1978, sous le gouvernement de Raymond Barre, grâce à l’instauration dans l’école primaire des programmes « Langues et cultures d’origine ». En 1997, Mgr Bernard Panafieu, archevêque de Marseille, exprima ce changement de perspective en ces termes : « Naguère nous rencontrions des musulmans, aujourd’hui nous rencontrons l’islam. »
Il fallait donc désormais susciter l’émergence d’un islam « de France ». L’État voulait rompre avec sa pratique antérieure qui consistait à déléguer la gestion du culte musulman aux pays d’origine des fidèles de cette religion, l’Algérie, pour des raisons historiques et démographiques, ayant une position hégémonique dans ce domaine. Mais les musulmans se sont montrés incapables de se doter eux-mêmes d’une structure représentative, adaptée à un contexte nouveau, apte également à concevoir une ligne doctrinale compatible avec la culture française. Cette incapacité résulte de la diversité ethnique et idéologique des musulmans de France, mais elle a surtout des causes structurelles et religieuses. L’islam ignore en effet le concept de magistère qualifié et reconnu apte à délivrer une interprétation authentique de ses textes sacrés, surtout du Coran et de la Sunna (tradition mahométane) ; il ignore aussi toute médiation entre Dieu et l’homme. Si, contrairement à une idée reçue, il a bien un personnel religieux (imam, mufti…), celui-ci n’est pas organisé de façon hiérarchique (comme l’est l’Église catholique), à part l’islam chiite, ultra-minoritaire en France. Pour pallier ces lacunes, l’État a alors cru bon d’intervenir, prenant soin de préciser qu’il n’agissait qu’en tant que « facilitateur », séparation avec les religions oblige (loi de 1905).
C’est Pierre Joxe, ministre de l’Intérieur sous F. Mitterrand, qui prit une première initiative avec l’instauration d’un Conseil de réflexion sur l’islam en France (CORIF). Le 3 mars 1990, ce comité consultatif, composé de personnalités musulmanes françaises de diverses tendances, adressa au ministre un projet de statuts devant régir un futur Conseil islamique de France, « instance représentative fiable et permanente qui sera l’interlocuteur valable auprès des autorités » et « une académie » dédiée à des « recherches de théologie musulmane et de théologie comparée » (1).
Le CORIF obtint du gouvernement quelques mesures confessionnelles telles que la création de carrés réservés dans les cimetières et la distribution de nourriture halal dans l’armée. Son action s’étiola peu à peu pour plusieurs raisons, notamment le refus par le nouveau ministre, Philippe Marchand, de lui conférer en 1991 une reconnaissance officielle, au motif que « la mise en place progressive d’une structure représentative des musulmans en France, à l’instar des autres confessions, incombe en premier lieu aux musulmans eux-mêmes ». Ph. Marchand ne donna pas suite non plus au souhait du CORIF visant la création d’une chaire d’études supérieures islamiques, intégrée à l’Université de Strasbourg de manière à bénéficier d’un financement partiel de l’État en vertu du régime concordataire. Tenant compte des réticences émises par les autorités protestantes et catholiques, inquiètes du contenu des enseignements qui y seraient dispensés, le ministre répondit que le Concordat était « un résidu de l’histoire », donc inapplicable à l’islam. À ce contexte français s’ajoutèrent les manœuvres de l’Algérie pour s’ingérer dans le travail du CORIF. Ainsi, en 1992, le recteur de la Grande Mosquée de Paris (GMP), sous tutelle algérienne, Tedjini Haddam, nommé au Haut Conseil d’État algérien, entendit cumuler ces deux fonctions, ce qui fut refusé par le CORIF (2).
Un acte d’indépendance sans lendemain, car Charles Pasqua, ministre de Jacques Chirac à partir de 1993, choisit la GMP comme interlocuteur unique, lui octroyant l’agrément exclusif pour l’abattage rituel (arrêté du 15 décembre 1994). Il conférait ainsi à son recteur, Dalil Boubakeur (toujours en place), la responsabilité de fédérer les associations et les mosquées. Le Conseil représentatif des Musulmans de France (CRMF), créé dans ce but en 1995, n’eut qu’une existence éphémère à cause du retrait rapide de la Fédération nationale des Musulmans de France (FNMF), proche du Maroc, qui s’opposait au monopole de la GMP. Pasqua incita aussi Boubakeur à nommer sept grands muftis régionaux. Étrange initiative dans un pays laïque puisqu’en contexte islamique, les muftis, juristes habilités à délivrer des consultations juridico-religieuses sur des problèmes pratiques auxquels le droit et la jurisprudence n’apportent pas de réponse précise, sont des fonctionnaires de l’État. C’est ainsi que Soheib Bencheikh, Français d’origine algérienne, fut nommé à Marseille. Il s’était fait apprécier pour sa thèse « L’islam dans la France laïque », soutenue à Paris sous la direction du Père dominicain Guy Monnot, puis éditée sous le titre Marianne et le Prophète (3).

Dossier repris par Chevènement
Cette expérience ne dura pas. Dès 1995, le successeur de Pasqua, Jean-Louis Debré, retira son soutien à la GMP. Estimant d’ailleurs que l’État n’avait pas vocation à créer un « islam de France » sous peine de contrevenir à la laïcité, il renonça à toute démarche dans ce sens. À partir de 1999, le dossier fut repris par Jean-Pierre Chevènement, qui s’y investit beaucoup, assurant cependant ne pas vouloir imposer ses choix mais être prêt à agréer ceux qui lui seraient proposés. Le ministre fut secondé par l’un de ses conseillers, Alain Billon (converti à l’islam), qui mit en place une Istichâra (« Consultation » en arabe), à laquelle furent conviés les représentants des trois principales fédérations musulmanes, de cinq mosquées indépendantes, le mouvement piétiste Foi et Pratique (très prosélyte, il a beaucoup œuvré à la réislamisation des immigrés), ainsi que six « personnalités qualifiées », dont une femme, Bétoule Fekkar-Lambiotte, présidente de l’association Terres d’Europe, de tendance soufie. La base de réflexion se trouvait ainsi très élargie. Pour la première fois était associée à ces discussions l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), d’obédience Frères musulmans. Outre le centre d’études islamiques qu’elle avait ouvert en 1991 à Château-Chinon (Nièvre) sous un nom neutre, l’Institut européen des sciences humaines (4), l’UOIF organise depuis 35 ans un rassemblement national qui se tient au Bourget – à Pâques ! – et attire jusqu’à 130 000 visiteurs.
Les partenaires de l’État furent alors invités à adopter « sans restriction » une « Déclaration d’intention relative aux droits et obligations des fidèles du culte musulman en France », rédigée par le ministère de l’Intérieur. Mais, suite aux protestations d’un groupement d’associations conduit par l’Union des Jeunes Musulmans de France, proche de l’UOIF, contre ce « serment de la suspicion », la version qui fut signée et présentée officiellement le 28 janvier 2000 avait pour titre « Principes et fondements juridiques régissant les rapports entre les pouvoirs publics et le culte musulman de France », ce qui ouvrait la voie à une négociation d’égal à égal entre la République et l’islam. Du nouveau texte avait par ailleurs disparu, à la demande de l’UOIF, l’engagement explicite des musulmans à respecter « le droit de toute personne à changer de religion ».
Voulant justifier ce retrait, Chevènement rappela que la Constitution française garantit la liberté de conscience. Cette reculade et l’argument du ministre furent contestés par une lettre ouverte, « Et la République ? », signée par plusieurs personnalités musulmanes (5), puis par deux intellectuels, Leïla Babès, professeur de sociologie des religions, et Michel Renard, directeur de la revue Islam de France, fondée pour accompagner les travaux de l’Istichâra. S’exprimant en leur double qualité de « citoyens » et de « musulmans », ils rappelèrent que dans l’islam la charia est supérieure aux lois civiles (6). Pour sa part, satisfait, le secrétaire général de l’UOIF, Fouad Alaoui, déclarera ensuite : « De même que l’on demande à l’islam de changer, la laïcité doit changer » (7).
Pour L. Babès, « le consentement à la restriction sur l’apostasie confirme bien l’idée que l’État admet des ajustements au nom d’une sensibilité propre à ses interlocuteurs ; les musulmans, en introduisant explicitement des réticences à ce principe, rejettent clairement une composante fondamentale de la liberté de conscience, rappelant que des questions aussi cruciales que celle de l’apostasie sont loin d’être résolues par ceux qui affirment depuis des années la compatibilité de leurs convictions religieuses avec les lois de la République » (8).

L’action de Sarkozy
L’action entamée par J.-P. Chevènement fut reprise avec énergie et conduite à son terme par Nicolas Sarkozy peu après sa nomination Place Beauvau, en mai 2002. Le 20 décembre, à l’issue d’un séminaire à huis clos avec les membres de l’Istichâra réunis par lui au château de Nainville-les-Roches (Essonne), propriété du ministère de l’Intérieur, les participants annoncèrent la création du Conseil français du culte musulman (CFCM), bâti sur un organigramme à deux niveaux, national et régional. Le premier, formé d’un bureau et d’un conseil d’administration, est l’organe politique et décisionnaire du Conseil. Interlocuteur officiel du gouvernement, il a pour mission de définir la ligne générale à suivre par les fidèles. Le second comprend vingt-cinq conseils chargés de négocier avec les préfets tout ce qui touche à l’organisation pratique du culte.
La présidence du bureau national fut octroyée, en vertu d’un choix personnel de Sarkozy, à D. Boubakeur, assisté de deux vice-présidents, Mohamed Bechari, de la FNMF, liée au Maroc, et Fouad Alaoui (UOIF). En imposant le recteur de la GMP, le ministre entendait promouvoir une personnalité à l’aise dans la République (donc rassurante pour l’opinion non musulmane) et proche de la droite, mais cependant perçue par les jeunes générations se réclamant de l’islam comme un notable éloigné de leurs préoccupations ; la présence de Bechari était justifiée par l’importance numérique des citoyens d’origine marocaine ; quant à la participation de l’UOIF, Sarkozy la jugeait nécessaire en raison de son influence croissante. « Croit-on qu’il suffisait de ne pas les accepter au sein du CFCM pour les faire disparaître ? », confiera-t-il ensuite dans son livre, La République, les religions, l’espérance (9). Peut-être pensait-il aussi mettre l’islamisme sous contrôle. En tout cas, cela entraîna la démission de B. Fekkar-Lambiotte.
Le résultat des premières élections (6 et 13 avril 2003) fut décevant pour la GMP, celle-ci n’obtenant que 6 sièges sur 41 au conseil d’administration, malgré une très forte participation (88,5 %) des 4032 délégués, nombre indexé sur la surface des 1500 mosquées alors recensées. La légitimité de Boubakeur s’en trouvait ainsi affaiblie. Parallèlement, refusant de dépendre d’une institution confessionnelle, des musulmans créèrent, dès le mois de mai 2003, des associations se référant à la laïcité : la Convention laïque pour l’égalité des droits et la participation des musulmans de France, le Conseil français des Musulmans laïques, ou encore la Coordination des Musulmans démocrates.
À partir des scrutins de 2005, le renouvellement des cadres du CFCM se déroula sous une forme démocratique, ce qui n’exclut cependant pas les interventions de l’Algérie, du Maroc et de la Turquie – Ankara parrainait le Comité de Coordination des Musulmans turcs de France et le mouvement islamiste Milli Görüs (« Vision nationale » en turc), alors proche de Recep-Tayyip Erdogan (10) – à travers les consulats, auprès des ressortissants originaires de ces pays, de façon à orienter leur vote. En 2008, le « Marocain » Mohamed Moussaoui, connu pour son aptitude au consensus, fut élu président du CFCM et, depuis lors, l’alternance est de mise. Le titulaire actuel, élu en 2017, est un Turc, Ahmet Ogras. Deux ans auparavant, l’UOIF décidait de geler sa participation au Conseil national.

Rivalités au CFCM
Les rivalités n’ont cependant jamais cessé, rendant le CFCM incapable de trouver des solutions crédibles et efficaces aux problèmes posés par le financement du culte et la formation des imams. En 2008, à la demande du gouvernement, l’Institut catholique de Paris a ouvert un cycle destiné aux futurs ministres du culte musulman. Intitulé « Religion, laïcité, interculturalité », ce cours non obligatoire n’avait pour but que de les aider à s’intégrer dans l’univers français. Il ne pouvait évidemment pas se substituer à un enseignement doctrinal islamique. Par ailleurs, le CFCM n’est pas parvenu à remédier à la radicalisation d’une partie des musulmans, question rendue plus cruciale avec les attentats commis sur le territoire français.
Le chantier de l’islam a donc été repris sous le quinquennat de François Hollande. Son ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, mit en place, le 15 juin 2015, une « instance de dialogue », vouée à organiser des rencontres-débats entre l’État, le CFCM et d’autres composantes de l’islam (salafistes exclus). Il en est résulté la création d’une Fondation pour l’Islam de France (FIF, reconnue d’utilité publique par décret du 6 décembre 2016). Présidée par Chevènement – choix jugé « non idéal » par certains musulmans – et composée d’intellectuels, musulmans ou non, elle a une vocation culturelle (soutien à la recherche islamologique, formation profane des imams), relevant donc de la loi de 1901. Une Association musulmane pour un Islam de France (AMIF), à vocation cultuelle (loi de 1905), confiée au CFCM, lui a été adjointe. Destinée à rechercher des financements français pour les mosquées et la rétribution des imams et à garantir la transparence des fonds venus de l’étranger, elle n’a jamais fonctionné à cause de dissensions internes.

Le CFCM peu crédible
En fait, le CFCM n’a jamais réussi à s’imposer comme une autorité religieuse crédible, ce rôle restant l’apanage des imams dans la diversité de leurs options idéologiques – sur les 2500 mosquées connues, 135 relèveraient du salafisme (11) – ou leur dépendance financière envers des pays étrangers, notamment les riches monarchies arabes. En témoigne l’échec de deux initiatives récentes.
Le 8 mai 2016, Anouar Kbibech (Marocain), alors président du CFCM, annonçait la création d’un « Conseil théologique » chargé « d’engager la réflexion et l’effort intellectuel sur la contextualisation de la pratique religieuse en France » et de préparer « un contre-discours basé sur un argumentaire théologique solide, en réponse aux discours véhiculés par certains et qui circulent sur les réseaux sociaux, notamment auprès des jeunes ». Ce Conseil envisageait aussi l’instauration d’une « certification des imams » afin de remédier au problème des imams auto-proclamés. Sévèrement critiquée par l’un des présidents d’honneur du CFCM, Mohamed Moussaoui, fondateur de l’Union des Mosquées de France, proche du Maroc, qui lui reprochait de ne pas avoir été précédée de consultations avec les conseils régionaux du culte musulman, cette initiative est restée sans lendemain.
Le 29 mars 2017, A. Kbibech promulguait une « Charte de l’imam », demandant à tous les officiants qui exercent leurs fonctions en France de la signer et de s’y conformer. Ce texte comporte douze principes parmi lesquels : l’engagement « à prêcher un islam ouvert et tolérant » (art. 2) ; « l’attachement profond aux valeurs universelles qui fondent notre République ainsi que l’attachement au principe de laïcité garant de la liberté de conscience et du respect de la diversité des convictions et des pratiques religieuses » (art. 4) ; « l’attachement au dialogue interreligieux », nécessaire à « la cohésion nationale » (art. 6) ; et l’impossibilité d’invoquer Dieu « pour justifier la haine et semer la terreur » (art. 7). La Charte était assortie d’une convention-type par laquelle l’imam s’engageait à une « neutralité totale » sur le plan politique. Or, dès le lendemain, plusieurs personnalités et au moins cinq fédérations parmi les plus influentes du CFCM ont rejeté ces documents, invoquant le non-respect des règles statutaires. Pour Kamel Kebtane, recteur de la Grande Mosquée de Lyon, « il s’agit d’un véritable contrat de travail, imposé de façon unilatérale, alors que les statuts du CFCM ne l’autorisent pas à s’ingérer dans les affaires des mosquées » (12). On peut se demander si la véritable raison de ce refus ne tient pas à la présence dans la Charte de principes contraires à l’enseignement du Coran et de la Sunna. Quoi qu’il en soit, l’incertitude demeure de savoir « quel est le missel de l’islam de France », selon la formule de Didier Leschi, ancien responsable du Bureau des cultes au ministère de l’Intérieur (13).

Les propositions de Hakim El-Karoui
C’est néanmoins à la FIF et à l’AMIF que Hakim El-Karoui, normalien et consultant, que l’on dit proche d’Emmanuel Macron, suggère aujourd’hui de confier la gestion du culte, selon le plan qu’il expose dans son livre récent L’islam, une religion française (14) : contrôle et centralisation des flux financiers provenant de l’abattage halal et des dons mais aussi du budget des mosquées ; accréditation et rétribution des sacrificateurs ; recrutement du personnel administratif ; certification et rémunération d’imams diplômés d’institutions reconnues par la République, le but étant « de garantir que tous les imams en France soient français ou maîtrisent le français ». Parmi les 2500 imams recensés, moins d’un tiers ont la nationalité française et une grande partie de l’ensemble ne sont pas francophones.
Pour El-Karoui, une fois assuré un « islam français », l’AMIF « devra engager une véritable bataille culturelle sur internet, les réseaux sociaux et sur le terrain, afin de réduire l’emprise des discours islamistes, salafistes et djihadistes sur les musulmans de France ». Enfin, il préconise l’élection d’un « grand imam de France ». « Représentant spirituel de l’islam français », collaborant avec le CFCM et l’AMIF, « il devra conduire le travail intellectuel et théologique » pour mettre l’islam de France « en adéquation avec la société française du XXIe siècle ». Grâce à toutes ces mesures, « l’islam français », assure-t-il, pourra « être dégagé de la double tutelle des pays d’origine et du ministère de l’Intérieur » (15).
La France parviendra-t-elle à relever un tel défi si elle continue à inclure l’islam dans une approche indifférenciée des religions et si pour sa part l’islam n’entreprend pas une réforme en profondeur de sa doctrine, notamment de ses conceptions dans des domaines aussi essentiels que l’anthropologie et le rapport au politique ? « Si la vérité sur certains aspects fondamentaux de l’islam ne se fait pas, nos démocraties traverseront bientôt une grave zone de turbulence, sans permettre à nos frères musulmans une réforme salutaire », prévoit avec une rare lucidité le Père Joël Guibert dans son dernier livre, L’Heure est venue (16).

Annie Laurent

(1) Sadek Sellam, La France et ses musulmans, Fayard, 2006, p. 281.
(2) Sur ces épisodes, cf. S. Sallam, ibid., p. 281-290.
(3) Grasset, 1998.
(4) L’UOIF a par la suite créé un deuxième institut, situé à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). En 2017, elle s’est donné un autre nom : Musulmans de France.
(5) Marianne, 3-9 juillet 2000.
(6) « Quelle liberté de conscience ? », Islam de France, Éditions Al-Bouraq, n° 8-2000, p. 47-51.
(7) Libération, 18 octobre 2001.
(8) Leïla Babès et Tareq Oubrou, Loi d’Allah, loi des hommes, Albin Michel, 2002, p. 57-58.
(9) Cerf, 2004, p. 83.
(10) Devenu président, Erdogan a rompu tout lien avec le Milli Görüs.
(11) Le Monde, 17 mai 2018.
(12) L’Express, 30 mars 2017.
(13) Misère (s) de l’islam de France, Cerf, 2017, p. 147.
(14) Gallimard, 2018, cf. p. 243-254. Hakim El-Karoui est aussi l’auteur du rapport de l’Institut Montaigne, La fabrique de l’islamisme, publié en septembre 2018.
(15) Ibid., p. 254-255.
(16) Téqui, 2008, p. 134.

© LA NEF n°307 Octobre 2018