Lectures Avril 2024

ESSAI SUR L’HISTOIRE DE L’EUROPE (Tome I et II)
MICHEL PINTON
Éditions Baudelaire, T1 2022, 374 pages, 26 € et T2 2023, 312 pages, 26 €

Michel Pinton s’est engagé là dans une vaste entreprise consistant non pas à écrire une histoire de l’Europe – il en existe beaucoup – mais à nous faire réfléchir sur la relation que nous, Européens, entretenons avec l’histoire. Tâche ambitieuse et particulièrement vaste que l’auteur a limitée par le recours à une série de neuf dialogues entre quatre débatteurs fictifs, le « Vieux », « Théologos », « Politicus » et « Sophie » (l’auteur s’identifiant plutôt au « Vieux »). L’ensemble est passionnant par la multitude des perspectives présentées avec des points de vue volontairement opposés selon les intervenants très typés ; mais avouons qu’on a parfois un peu de mal à retenir les lignes directrices, tant ces textes sont touffus et brassent d’innombrables idées. La riche réflexion de l’auteur, alimentée par une impressionnante culture aussi bien politique, historique que religieuse, aurait sans doute gagné à être exposée d’une façon plus continue et plus synthétique que celle de dialogues parfois un peu longs.
Comment résumer les grandes lignes d’un tel ouvrage ? Michel Pinton s’attache à montrer que l’Europe a été la scène où se joue la recherche d’un juste équilibre entre le particulier et l’universel, la foi et la raison, aboutissant à la nation et à la distinction des pouvoirs temporel et spirituel, l’un cherchant toujours à prendre le dessus sur l’autre. Dans cette quête, le christianisme a tenu un rôle central bien mis en lumière et peut encore le tenir par la « force prophétique » du « peuple de Dieu », proclamation qui est pour l’auteur « la nouveauté principale du concile Vatican II ». Au fil des pages, la conversation fait apparaître comment de Gaulle a remis la France dans l’histoire, comment un nouvel ordre adviendra forcément par les femmes qui sont les gardiennes des mœurs, comment les cultures européennes et américaines diffèrent profondément et, finalement, comment l’Union européenne, qui écrase les nations, ne pourra qu’aggraver les divisions et ne saura résister aux secousses de l’histoire si elle ne change pas radicalement de cap.

Christophe Geffroy

L’OCCIDENT DÉBOUSSOLÉ
JEAN-LOUP BONNAMY
Éditions de l’Observatoire, 2024, 236 pages, 21 €

Dans L’Occident déboussolé, Jean-Loup Bonnamy nous livre une analyse tous azimuts sur les névroses et erreurs qui obscurcissent notre vision de nous-mêmes, et brident ou désorientent notre action. Une des grandes qualités de l’ouvrage tient dans sa grande lucidité, plus précisément dans sa capacité à démasquer les mensonges, à démythifier les thèses ou fausses évidences adorées par notre époque, à dénoncer les contradictions de positions en apparence altruistes et progressistes et en réalité condescendantes, méprisantes, faisant obstacle à tout progrès réel.
En voici plusieurs exemples, résumés à gros traits : la promotion de l’immigration de masse cache en fait une entreprise et une mentalité néocoloniales ; en lieu et place de choc des civilisations, nous assistons surtout à un choc des incultures, à « une multitude de chocs locaux » à l’intérieur de nos pays ; les immigrés ne sont pas avant tout des représentants de leur prétendue culture d’origine, mais surtout des déracinés, proies faciles d’idéologies hors sol telles que l’islamisme frériste ; la repentance qui saisit l’Occident est une forme nouvelle d’ethnocentrisme condescendant et paternaliste ; l’antiracisme « officiel » ne se soucie guère des terrains réels sur lesquels les Noirs sont massacrés, déplacés, affamés (les conflits meurtriers sur le continent africains dont personne ou presque ne parle) ; le wokisme est un produit typiquement américain, mais importé chez nous par ceux-là mêmes qui, jusqu’à très récemment, affichaient l’anti-américanisme le plus virulent, etc.
Il n’y a dans cette exposition de contradictions et dans le ton du livre aucun goût pour la provocation. Quand il est question de stratégie politique (par exemple, quelle attitude adopter envers les musulmans français) ou de certains défauts de la droite française, il nous prend parfois à rebrousse-poil, dérange certaines de nos idées reçues, forçant notre réflexion à se mettre en branle. Chaque thèse est minutieusement argumentée, et adossée à une démarche très empirique. Car l’auteur sait manier avec sérieux et rigueur des matières très diverses, mobilisant tour à tour les ressources de l’économie, de l’histoire, de la philosophie, des études sociales, rappelant à notre mémoire ou nous faisant découvrir une multitude d’anecdotes, de faits, de chiffres, d’événements, d’analyses causales, qui contribuent à faire de ce livre une lecture très agréable. Le tout servi par un style et un esprit clairs, ainsi qu’un très solide bon sens, qualité dont l’auteur est fort bien pourvu, pour notre plus grand bonheur.

Élisabeth Geffroy

UN CHEMIN DE LIBERTÉ POUR TOUS
Le combat spirituel
DON LOUIS-HERVÉ GUINY
Mame, 2024, 218 pages, 15,90 €

Aucun de nous ne peut se soustraire à cette évidence si bien évoquée par saint Paul : « le bien que je veux, je ne le fais pas, et le mal que je ne veux pas, je le fais » (Rm 7, 19), véritable drame intérieur qui semble souvent paralyser notre vie spirituelle. Dans ce livre, l’abbé Guiny, prêtre de la Communauté Saint-Martin, propose un excellent guide du combat spirituel avec pour objectif la joie de vaincre le péché et de retrouver notre liberté d’enfant de Dieu. Les thèmes essentiels sont abordés : la désespérance, le discernement, l’orgueil, la paresse, la jalousie, le combat du bien commun, la sobriété, la chasteté, l’engagement, la maladie et la souffrance, la force du pardon. Ils peuvent être lus, relus et médités pas à pas pour nous aider à ressortir victorieux de ce combat.

Anne-Françoise Thès

LE COURAGE DE LA FOI
Le message d’une vie offerte pour les jeunes générations
CYRIL GORDIEN
Artège, 2024, 198 pages, 14,90 €

Il y a tout juste un an, alors que nous venions de célébrer ensemble ce qui serait sa dernière messe dans sa chambre d’hôpital, l’abbé Cyril Gordien, dans un sourire paisible malgré la maladie galopante, se tourne vers nous en disant : « Que c’est grand la messe, quelle aventure… dernière ligne droite ! »
Par ces quelques mots il terminait l’écriture du plus beau des livres, celui de sa vie. Sa vie d’homme, il l’aura donnée au Christ, dans son sacerdoce, sans rien garder pour lui, jusqu’au bout. Passionné par le Christ, il passera ses dix-huit années de sacerdoce à transmettre ce qui l’animait : l’amitié avec le Christ qui se traduit en actes et en vérité dans ce monde qui nous est confié, et ce, malgré « la fatigue et les contradictions ». Transmettre inlassablement aux jeunes le « style de vie » du chrétien éclairé par l’Évangile, la tradition et le magistère qui passe aussi par « le courage de la foi ». Le courage se vit d’abord dans l’action et dans le témoignage ; l’abbé Gordien nous rappelle par sa vie que le courage passe aussi par la croix.
En 2017 il contacte Loïc Mérian (directeur d’Artège) pour un projet de livre sur le courage en lui écrivant : « Depuis douze ans que je suis prêtre, mon ministère auprès des jeunes m’a conduit à constater qu’une des vertus ô combien nécessaires aujourd’hui était le courage. […] Je souhaiterais l’adresser essentiellement aux jeunes, dans un style direct et exhortatif. » Il avait dès lors commencé à écrire, à compiler et à organiser ses notes pour un livre qu’il dédiait « à toi qui es chrétien, chef, cheftaine, voici quelques réflexions pour te donner du cœur à l’ouvrage, pour te donner envie d’avancer, d’aller de l’avant ».
Ce livre, il n’a pas eu le temps de le terminer. La maladie a eu raison de lui. C’était sans compter le travail remarquable d’une religieuse qui a décliné sous différents thèmes les courtes « pensées » simples et profondes glanées dans ses notes, ses topos et ses homélies. Chaque pensée, courte et imagée, reflète un cœur de feu, enthousiaste de transmettre à la jeune génération ce qu’il y a de plus beau et de vrai. Le livre se termine avec son testament spirituel, « Prêtre au cœur de la souffrance », qui, au lendemain de sa mort, avait marqué par le ton sans reproches – car il avait déjà pardonné – et qu’il faut lire à la lumière des blessures subies au sein même de l’Église dont il était un fils dévoué, loyal et courageux.
Puisse ce livre, laissé à portée de mains de nos jeunes, encourager, fortifier, et donner du courage à tous ceux qui désirent avancer allègrement sur le chemin de la plus belle des aventures, celle de la foi.

Chanoine Rémy Soubrier

LA ROSE BLANCHE
Des résistants chrétiens contre le nazisme
HENRI PETER
Via Romana, 2024, 336 pages, 25 €

Ce livre constitue une parfaite introduction à l’histoire de la Rose Blanche et un parfait complément au livre d’Inge Scholl, sœur aînée de deux des protagonistes Hans et Sophie. Rappelons que la Rose Blanche regroupe des jeunes filles et jeunes gens qui au nom de leur foi se sont engagés dans la résistance contre le nazisme. Les principaux animateurs de ce groupe étaient Hans et Sophie Scholl, Alexander Schmorell, Willi Graf et Christoph Probst. Il est à noter que la plupart, au départ, ne furent pas hostiles au nazisme et participèrent aux mouvements de jeunesse du Parti. La vie et les activités de plein air faisaient écho à leur soif de vitalité. Néanmoins, ils comprirent très rapidement qu’un rouleau compresseur était en train de se mettre en place qui détruirait tout sur son passage. Ce groupe très œcuménique était composé de catholiques, de protestants et d’orthodoxes qui avaient « la foi chevillée au corps ». Ce sont leurs lectures, souvent d’influence catholique, saint Thomas d’Aquin (à propos de son concept de tyrannicide), Bernanos et Claudel, mais aussi orthodoxe, Berdiaev et Dostoïevski, qui les ont éveillés. Néanmoins, à un moment donné, le désir de passer à l’action fut très fort et ils ne pouvaient plus se contenter de résistance intérieure et spirituelle. Il était important qu’ils donnent un sens à leur vie. Sophie Scholl citait souvent cette phrase de l’écrivain catholique Carl Muth : « Il faut avoir l’esprit dur et le cœur tendre. » Leur action n’est pas sans rappeler celle du Christ qui sait qu’il va mourir, afin de racheter les fautes des hommes, mais également celle des conjurés de l’attentat du 20 juillet 1944 contre Hitler mené par Claus von Stauffenberg.
L’engagement de ces jeunes résonne étrangement à nos oreilles. On ne peut s’empêcher de faire le parallèle avec le sacrifice d’Alexeï Navalny. Rappelons qu’ils sont morts pour la diffusion de six tracts dont le dernier fut tiré à 2000 exemplaires, ce qui paraît dérisoire. Leur ligne de conduite devait être par la devise de la famille Scholl, inspirée de Goethe : « Contre vents et marées se maintenir. »

Patrick Boykin

LES ANALPHABÈTES AU POUVOIR
GAËL BRUSTIER
Cerf, 2024, 86 pages, 9,50 €

Le titre interpelle : l’auteur s’engage-t-il dans une dénonciation des politiciens comme il est fréquent de le lire aujourd’hui ; ou bien nous montrera-t-il en quelques pages combien les gouvernants sont des ignorants ? Le titre sonnait comme la promesse d’une accusation sans compromis, bien établie, irrévocable. En réalité, le propos est tout autre. En dessinant les contours d’un monde politique creux, Gaël Bustier ébauche le portrait de deux hommes de Dieu, engagés en politique lors des siècles passés, dont le rayonnement nous éclaire encore aujourd’hui.
En quelques pages, la lumière se fait. Le premier homme étonne, son nom détonne par sa simplicité, il se prénomme père Joseph. La surprise passée, sans être plus informé sur le sujet, on découvre le visage d’un noble appelé François Leclerc du Tremblay devenu capucin et conseiller du cardinal Richelieu. L’auteur s’appesantit peu sur le personnage. Sa figure reste sombre mais d’après l’ouvrage, il s’agit d’une référence sans équivoque à un homme politique pleinement acquis aux causes de son pays. Les raisons auraient pu être exposées mais elles restent dans l’ombre. Le lecteur n’est guère plus avancé quoique sa curiosité est piquée.
Ce François en appelle un autre, l’auteur invoque alors le Poverello, François d’Assise. Cette fois-ci, il ne s’agit plus de politique mais de nature. L’auteur présente le Cantique des Créatures pour louer l’actualité de son propos. Gaël Brustier dépose cette idée pour en entamer une autre. Bien que l’ouvrage soit court, les sujets sont multiples et s’éparpillent pour dresser un triste constat d’une France déboussolée. Un peu à l’image du lecteur qui ne sait trop quelles conclusions en tirer.
Des analphabètes au pouvoir que l’on croyait découvrir, on devine au gré des pages une esquisse des visages de l’homme politique idéal, c’est-à-dire un homme de service, désintéressé et au cœur de pauvre.

Anne-Catherine Jovanovic

PAYSAN DE LA RIVE DROITE
ANDRE PAUL
Cerf / Patrimoine, 2023, 298 pages, 34 €

Né en 1933, André Paul fait partie de ces personnages qui ont, après avoir traversé la seconde partie du XXe siècle, bénéficié d’une longévité suffisante pour pouvoir poser un regard dessus. Il est le témoin d’une transformation extrêmement rapide de la société française. « Nous vivons dans un autre monde » que celui de son enfance, répète-t-il au fil des pages, constatant « l’effacement du monde paysan » mais aussi les bouleversements sociologiques et religieux. On passe d’une foi populaire, fournissant de gros bataillons de prêtres (pas toujours bien formés) aux diocèses ruraux à la situation que nous connaissons aujourd’hui : « On peut mesurer la baisse vertigineuse et rapide du recrutement des futurs clercs dans une dizaine d’années seulement. En octobre 1964, l’effectif d’une vaste région ne dépassait guère celui d’un unique diocèse au début des années 1950. Et le taux des défections tout au long des cinq ou six années de formation ne cessa de croître. »
S’il se fait parfois le contempteur des transformations qu’il constate  (il évoque sans fard les « déviances dans l’application du concile Vatican II » : « j’ai vécu la mise en œuvre, trop souvent hâtive et maladroite de la “réforme liturgique” »), il en fut souvent le bénéficiaire, puisque ce brillant théologien quittera le sacerdoce à la fin des années 70 pour se consacrer à ses travaux et à l’édition.
On peut regretter au fil des lignes que l’auteur privilégie dans cette « chronique » l’aspect anecdotique de ce qu’il a vécu, comme lorsqu’il se livre au jeu des portraits. Ils ne sont pas toujours flatteurs, comme celui de ce prélat « parlant un italien approximatif avec un accent français ostentatoire » et collectionnant « les photos de Brigitte Bardot » dans toutes les tenues. Ou encore ce confrère sulpicien : « Jeune cinquantenaire, ce dernier surprenait davantage par son physique athlétique et son bagout narcissique que par sa finesse d’esprit et sa culture. » Par ailleurs, et de manière décevante également, on peut être surpris du peu de place accordé dans ce livre à la vie spirituelle. Pour autant, ces souvenirs ne manquent pas d’intérêt, car ils présentent le témoignage d’un esprit vif, érudit et difficilement classable, confronté à son époque (et quelle époque !), et qui permettent peut-être de mieux en saisir la complexité, en allant à rebours de certaines idées reçues. Une lecture profitable.

Théophane Leroux

VIVRE. LE COMPTE À REBOURS
BOUALEM SANSAL
Gallimard, 2024, 236 pages, 19 €

À travers ce nouveau roman, l’écrivain algérien poursuit le combat de lanceur d’alerte qu’il entamait en 1999 avec la publication de son premier livre, Le serment des barbares (Gallimard). Dans le style combattif et courageux qui a fait sa notoriété, en particulier lorsqu’il met en garde contre l’illusion d’un islam de paix, Boualem Sansal propose ici une fiction de la fin des temps. Tout commen­ce dans son récit par une vision, une « nuit du destin », première étape d’un parcours de 780 jours balisé de signes qui vont conduire l’humanité à sa disparition définitive.
Pour préparer la fin ultime et l’accès à l’Au-delà, une mystérieuse « Entité » (est-elle Dieu ?) choisit deux « Appelés », auxquels s’ajoutent ensuite des « Candidats au départ ». Avides de contribuer à l’achèvement du monde, ces derniers s’investissent dans un prosélytisme global en vue d’augmenter le nombre des « Élus » invités à prendre place à bord du vaisseau spatial qui les amènera tous dans un univers unifié. Mais comment faire face à la diversité des doctrines religieuses (à ce sujet on relèvera la culture biblique de l’auteur) et des idéologies, en particulier au moment où s’élaborent des théories mélangeant la science et la magie ? « Si l’intelligence humaine est capable de construire des intelligences artificielles supérieures à elle, c’est qu’il y a un problème, une altération sérieuse de l’ordre cosmique, un pacte faustien méprisable passé dans notre dos », remarque Sansal, dont la formation scientifique l’amène à cette pertinente interrogation : « Faut-il mettre Dieu et l’Ordinateur au même niveau ? » On notera aussi le regard attristé de l’auteur sur l’état actuel de perdition culturelle dans lequel se trouve la France, pays qu’il a tant admiré.

Annie Laurent

© LA NEF n° 368 Avril 2024